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CHAPITRE 2 – CADRES THÉORIQUES

2.2. Les théories explicatives féministes des agressions sexuelles

En réponse ou en complémentarité aux théories précédemment présentées se trouvent les théories féministes. Le mouvement féministe vise dans son principe, l’égalité de fait et de droit entre les hommes et les femmes. Ainsi, pour les militantes féministes, la cause principale des agressions sexuelles réside dans ces rapports de pouvoir inégaux entre les hommes et les femmes. Or, comme tout mouvement pluriel – il existe plusieurs courants et vagues féministes – cette diversité se reflète également dans ce que les militantes conçoivent comme les causes principales des agressions à caractère sexuel (et, par ricochet, le déboulonnement des mythes y étant rattachés). Comme ce mémoire s’inscrit notamment dans une perspective féministe intersectionnelle, nous ferons d’abord une brève présentation du mouvement féministe et de ses différentes vagues et principaux courants afin de poser la table pour aborder l’avènement du féminisme intersectionnel. Cela servira également de base pour introduire l’intervention féministe intersectionnelle au Québec en matière de lutte aux agressions sexuelles.

2.2.1. Le mouvement féministe et ses différentes vagues

De prime à bord, le féminisme nord-américain, dans son histoire, est souvent abordé sous l’angle de différentes « vagues » s’étant succédé.15 La première vague du féminisme, qui

s’est s’échelonnée de la fin du 19e siècle jusqu’au début du 20e s’est surtout concentrée sur cette

notion d’égalité entre les hommes et les femmes. Cette vague a particulièrement été capitale pour l’obtention du droit de vote, soit l’époque des « Suffragettes » (Freedman, 2001).

La deuxième vague du féminisme a surgi dans les années 1960 à 1970. Les militantes de cette époque ont mis l’accent dans leurs luttes sur le manque de droits politiques ainsi que tout ce qui touche la famille, le travail et la sexualité (ibid). C’est dans cette vague que la question des violences commises à l’endroit des femmes a été surtout à l’avant-plan même si elle continue d’être abordée jusqu’à aujourd’hui. C’est aussi à cette époque, dans le courant des années 70, soit après la Révolution tranquille16, que le Québec a connu un grand foisonnement

15L’idée de « vagues » féministes est parfois remis en question, car de toujours, des femmes de partout à travers

la planète se sont battues pour leurs droits, et ce, parfois même avant les femmes vivant en Occident. De plus, le terme de « vagues » est parfois critiqué, car celles-ci peuvent se chevaucher et co-exister dans une période de temps donnée. Il est eronné de penser qu’à l’extérieur de ces « vagues », qu’il n’y avait pas d’activité au sein du mouvement féministe.

16 La Révolution tranquille fait référence à la décennie des années 1960 dans laquelle l’État québécois s’est

notamment distancé de la religion qui occupait préalablement une place prépondérante dans la vie en société. De plus, on assiste à un changement de paradigme et à une modernisation en matière d’éducation, de santé et de services sociaux et le monde du travail entre autres (L’Encyclopédie canadienne, 2015).

en matière de luttes contre les violences faites aux femmes. On assiste à la naissance de ressources pour femmes davantage organisées et réseautées comme les CALACS ainsi que les maisons d’hébergement pour femmes étant victimes de violences conjugales.

La troisième vague qui aurait débuté au début des années 1990 fait surtout référence aux « jeunes féministes » ou à une nouvelle génération de féministes qui rejetteraient un « féminisme intellectuel, blanc et hétérosexuel » pour faire place aux écrits de groupes minorisés tels que les femmes de la communauté LGBT, les femmes racialisées ou encore les femmes ayant un faible revenu (Blais et coll., 2007). C’est particulièrement à ce moment que l’on commence à remettre en question l’idée d’un féminisme « universel » pour mettre en lumière que toutes les femmes ne sont pas égales face à la possibilité de vivre des violences.

Enfin, certaines auteures parlent même d’une quatrième vague féministe qui aurait émergé entre le début des années 2000 à nos jours et qui serait davantage en lien avec l’usage des médias sociaux par les militantes, ce qu’on appelle le cyberfémnisme ou le hashtag feminism (Peay, 2005; Baumgardner, 2011; Cochrane, 2013). On peut penser aux mouvements #AgressionNonDénoncée (en 2014) et #MoiAussi (en 2017) comme exemples concrets de mouvements féministes ayant pris naissance sur le web en matière de lutte aux agressions à caractère sexuel.

2.2.2. Le mouvement féministe et ses différents courants

Ainsi, pour les militantes féministes, les agressions à caractère sexuel sont une des manifestations du patriarcat. Selon Tremblay (2007), le patriarcat constitue le « système de structures et de relations sociales dans lequel les hommes dominent et oppressent les femmes ». Le patriarcat reposerait sur six structures : l’emploi, le travail domestique, la culture, la sexualité, la violence et l’État. Ces structures interagissent entre elles, tant dans la sphère privée que publique, se situent sur un continuum et se manifestent sous différentes formes qui mènent ultimement à l’inégalité entre les hommes et les femmes, notamment en ce qui a trait aux violences faites aux femmes.

Toutefois, les différents courants féministes diffèrent pour expliquer ces violences commises généralement à l’endroit des femmes. De manière non exhaustive, Toupin (2003) recense trois grands courants féministes ayant une analyse de l’oppression vécue par les femmes

dans la société patriarcale : le féminisme libéral égalitaire, le féminisme marxiste et socialiste et le féminisme radical.

2.2.2.1. Le féminisme libéral égalitaire

Le féminisme libéral égalitaire aborde de manière spécifique les inégalités entre les hommes et les femmes dans divers domaines de la vie en société : l’éducation, le travail, le salaire, les lois et la politique pour ne nommer que ceux-là. Les féministes de ce courant réclament l’égalité de fait et de droit avec les hommes dans ces domaines. Il est aussi appelé libéraliste, car il vise une adaptation de la société capitaliste (perçue comme étant perfectible) pour que les femmes puissent jouir de leurs droits économiques, sociaux et économiques de manière pleine et entière à l’intérieur même de cette société capitaliste (ibid). Qualifié de « modéré », ce courant féministe vise à lutter contre les inégalités par l’éducation et la socialisation non sexiste des hommes et des femmes. Les avenues légales (par ex. : travailler à faire changer les lois) sont également une autre stratégie employée par les féministes libérales égalitaires. Ainsi, la lutte contre les violences faites aux femmes passerait par ces stratégies précédemment nommées soit la sensibilisation dans les écoles et dans la société en général, le changement de lois, etc.

2.2.2.2. Le féminisme marxiste socialiste

Le féminisme marxiste lutte contre l’exploitation des hommes et des femmes en raison du système économique capitaliste. L’oppression des femmes serait née avec l’apparition de la propriété privée (ibid). Ce serait également là que les femmes se sont retrouvées grandes perdantes en raison de notions telles que l’héritage, la descendance, le mariage monogamique qui a eu des répercussions dans la sphère privée et a exclu les femmes de la sphère publique et sociale (ibid). Pour lutter contre la subordination des femmes, il faut, selon ce courant, un renversement du système capitaliste qui a instauré ce qu’on appelle le travail invisible et non rémunéré (par ex. : travail domestique et prise en charge des enfants) ainsi que la division sexuée du travail. Ainsi, on peut avancer que l’instauration de la propriété collective et la prise en charge collective des enfants et du travail domestique ainsi que l’abolition des classes sociales feraient partie des éléments qui amoindriraient les violences commises à l’endroit des femmes. Le féministe socialiste, qui s’apparente au féminisme marxiste, attribue l’oppression des femmes (quelle soit sexuelle ou tout autre) à deux sources : le patriarcat et le capitalisme en plus de manifester une solidarité avec les femmes dites du « tiers monde » ou de classes ouvrières (ibid). Ces systèmes – patriarcat et capitalisme – forment un terreau fertile pour

l’exploitation sexuelle des femmes, la marchandisation de leurs corps ainsi que les agressions sexuelles commises à leur endroit.

2.2.2.3. Le féminisme radical

Enfin, le féminisme radical17 constitue une fracture avec les courants précédents. Ce

système visé par les féministes radicales est le système social des sexes, soit le patriarcat, système étant à l’avant-plan dans ce courant (ibid). Bien que les féministes radicales ne constituent pas un groupe homogène, elles estiment en général que le patriarcat se manifeste surtout par le contrôle du corps des femmes que ce soit par la maternité ou par la sexualité (ibid). Le patriarcat a instauré deux classes sociales : « les hommes dominants et les femmes dominées » (ibid, p. 22). Pour lutter contre le patriarcat, cela passerait par la création d’espaces dédiés exclusivement aux femmes qui visent la création d’une « culture féminine alternative » (par ex. : lieux culturels, théâtres, librairies, etc.) Le féminisme radical subira de nombreuses transformations au fil de son évolution avec l’apport notamment des afro-féministes et le féminisme lesbien visant à mettre en lumière la réalité plurielle des femmes (ibid). Selon ce courant, c’est notamment par la création de ces espaces dédiés aux femmes que les femmes peuvent s’émanciper individuellement et collectivement. On n’a qu’à penser aux maisons d’hébergement pour femmes victimes de violences considérées comme des « safe spaces » où les femmes peuvent se soutenir mutuellement, partager une réalité commune et lutter d’un même souffle contre les violences commises à leur endroit et envers leurs consoeurs.

Tableau 2 - Résumé des principaux courants féministes (tiré du Regroupement des groupes de femmes de la Région de la Capitale-Nationale, 2019)

Le tableau 2 présente ces trois courants ainsi que plusieurs autres dont nous ne traiterons pas en détail dans ce mémoire, mais qui méritent mention afin d’illustrer la richesse des féminismes : le féminisme de la différence, anarchiste, matérialiste, lesbien, black, postcolonial, écoféminisme, queer, transféminisme et intersectonnel pour ne nommer que ceux-là.

2.2.3. Les mythes entourant les causes des agressions sexuelles selon les féministes

De manière générale, les féministes (peu importe les courants ou vagues auxquels elles appartiennent) dénoncent les nombreux mythes véhiculés au sein de la population en général

• Égalitaire ou libéral • De la différence ou essentialiste • Anarchiste ou anarcha- féminisme • Radical • Matérialiste • Lesbien • Black ou de couleur • Postcolonial ou décolonial • Intersectionnel • Écoféminisme • Queer Transféminisme

sur les causes des agressions à caractère sexuel commises à l’endroit des femmes. Ces mythes concernent entre autres : le sexe des victimes, l’ampleur du phénomène des agressions à caractère sexuel, la véracité des témoignages des victimes ou encore la notion du contrôle des pulsions et de l’état mental de l’agresseur (INSPQ, 2018). Il existe également comme mythe l’idée voulant que l’habillement ou le comportement des femmes soit un facteur pouvant « provoquer » des agressions à caractère sexuel (Table de concertation sur les agressions à caractère sexuel de Montréal – TCACSM, 2018).

Ainsi, ces mythes se doivent d’être déboulonnés. Pour les militantes, ils sont en partie issus d’un ressac antiféministe qui vise à freiner l’atteinte d’une égalité de fait et de droit entre les hommes et les femmes (Van Wormer, 2008). Ce phénomène a été qualifié de backlash par Susan Falaudi dans un livre phare publié en 199118. Falaudi estime que ce « retour de bâton »

est un contre-mouvement (souvent alimenté par les médias d’information) visant à contrer les gains effectués par les luttes féministes de la deuxième vague ayant beaucoup porté sur les violences faites aux femmes. La persistance de ces mythes au sein du discours populaire a des répercussions négatives sur le taux de dénonciation des victimes d’agressions à caractère sexuel et peut ultimement mener à l’adoption de lois inappropriées ou inadaptées aux besoins des survivantes (INSPQ, 2018).

Des groupes de femmes et de féministes dénoncent les idées préconçues autour des agressions à caractère sexuel depuis fort longtemps. Les agresseurs sexuels sont des personnes « connues de la victime dans 70% à 80% des cas » (TCASM, 2018) ; sont généralement perpétrées par des hommes « ordinaires » et « normaux » et pouvant être issus de toute couche de la société (RQCALACS, 2015) ; les fausses dénonciations sont rares et similaires à celles pour d’autres types de crimes (Weiser, 2017), et ce, indépendamment de si celles-ci ont mené à une condamnation criminelle ; les agressions à caractère sexuel seraient perpétrées de manière calculée et réfléchie plutôt que commises par une personne ayant un problème de santé mentale (Sans oui, c’est non pour Université de Montréal, 2014). De plus, l’ampleur du phénomène de l’agression à caractère sexuel est telle qu’elle constitue un problème de santé publique dans de nombreux pays (OMS, 2017) tout comme les autres formes de violences commises à l’endroit des femmes (ONU Femmes, 2018).