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CHAPITRE 2 – CADRES THÉORIQUES

2.5. La perspective anti-oppressive

Dans cette section, une définition énoncée par plusieurs auteurs sur ce qu’est l’oppression sera posée pour pouvoir ensuite définir, ce qu’est l’anti-oppression. La naissance d’un paradigme anti-oppressif dans le champ du travail social au Canada et au Québec a émergé de manière particulière et en réponse à des critiques érigées envers la profession. Nous nommerons certaines des principales critiques ayant été formulées quant à l’application concrète de la perspective anti-oppressive dans divers milieux de pratique. Nous positionnerons les éléments de cette perspective qui revêtent d’une importance particulière pour ce mémoire de maîtrise. Mais d’entrée de jeu, il importe de définir ce qu’on entend par « oppression ».

2.5.1. Qu’est-ce que l’oppression ?

Tableau 3 – Divisions sociales et formes spécifiques d’oppression et de discrimination, adapté de Pullen Sansfaçon dans Harper et Dorvil (2013)

Bien qu’elles se soient bonifiées au fil du temps, les définitions de l’oppression comportent de nombreuses similarités. Pour Ward et Mullender (1991), l’oppression peut être définie comme un processus de construction, de maintien et de (re)production des structures dans lesquelles des groupes voient leur égalité des chances diminuée au profit du statu quo qui avantage les groupes dominants. Elle peut se manifester dans des interactions interpersonnelles (micro) comme de façon plus large, notamment à travers les institutions (macro). L’oppression prend diverses formes et est intimement liée à la notion de pouvoir. Pour Mullender et Ward (1991), deux groupes sont clairement identifiables : les opprimés et les oppresseurs. Pourtant, Dominelli et Campling (2002) souhaitent casser la dichotomie entre « opprimés et oppresseurs » en mettant de l’avant que les dynamiques d’oppression sont beaucoup plus complexes. En dressant en opposition les deux notions – opprimé et oppresseur

23 Cette liste est non exhaustive.

Minorités23

(formes spécifiques d’oppression ou de discrimination) • Groupes ethniques et autochtones (racisme,

ethnocentrisme, eurocentrisme, colonialisme) • Femmes (sexisme, misogynie)

• Gais, lesbiennes, bisexuels, transgenres (homophobie, transphobie)

• Personnes en situation de handicap ou vivant avec un trouble de santé mentale (capacitisme) • Personnes défavorisées ou au faible statut

– de la sorte, l’accent est mis sur la dimension interpersonnelle des manifestations de l’oppression et évacue par le fait même sa dimension systémique (ibid). L’oppression s’étend autant dans la sphère privée que publique, s’inscrit dans un continuum et son objectif est de minimiser les options auxquels un groupe subordonné peut avoir accès (ibid). Les travaux de Thompson (2000) abordent la question de l’oppression sous l’angle d’un « déni de citoyenneté », d’un « traitement inhumain et dégradant » qui « limite l’exercice de droits ». Pour Baines (2011), l’oppression est présente lorsqu’une politique ou une personne s’attaque à une personne ou un groupe en raison de son appartenance un groupe donné. Elle mentionne que l’oppression peut être intériorisée par une personne pouvant mener à de la haine de soi et de la honte. Cette honte et haine de soi peut se manifester sous la forme d’une violence dite « latérale »24. Mullaly (2010) insiste sur la nécessité de voir « l’effet interactif des oppressions

qui augmente de manière exponentielle avec l’ajout de nouvelles formes d’oppression » plutôt que sous une lunette « strictement additionnelle ».

Pour ce mémoire de maîtrise, ce paradigme est particulièrement pertinent et trouve des échos intéressants avec le féminisme intersectionnel. Plusieurs écrits féministes abordent l’oppression que les femmes vivent aux mains des hommes (en tant que groupe social) sous l’appellation « patriarcat »25. De plus, l’effet exponentiel et interactif avec laquelle les diverses

formes d’oppression qu’une personne peut vivre sont étroitement liées avec la notion d’intersectionnalité. La perspective anti-oppressive26 reconnaît que les individus – en

l’occurrence les femmes – peuvent vivre des inégalités de pouvoir qui se manifestent de manière complexe. Ces inégalités peuvent se présenter de manière précise dépendamment du contexte historique, économique, social, politique, géographique, culturel, etc. C’est quelque chose qui est en mouvance et dynamique plutôt que statique ou figé.

24 Dans les sociétés dites industrialisées telles que le Canada, les États-Unis ou le Royaume-Uni, la violence latérale

se manifeste lorsque des individus appartenant à un groupe dit « opprimé » retournent leur colère contre leurs pairs plutôt que sur la source première de l’oppression vécue par ce groupe. Pour ce qui est des femmes, cette violence latérale peut se traduire par une transmission intergénérationnelle de la violence qui en font les premières cibles de violences sexuelles, conjugales, de disparitions de masse ou même d’homicides. Au Canada, la violence latérale est surtout abordée par rapport aux populations autochtones en raison des impacts intergénérationnels des pensionnats qui avaient comme visée d’assimiler ces peuples dans la société dominante (Institut national de santé publique, 2019c). Ultimement, la violence latérale maintient le statut quo et le pouvoir entre les mains des personnes « dominantes ».

25Il est important ici d’insister sur le fait que tous les hommes ne sont pas forcément opprimants de manière directe

envers les femmes, mais que leur appartenance à cette catégorie leur procure certains privilèges dans la société et dans le monde dans lequel nous vivons. Il est important d’insister sur l’aspect systémique et structurel des inégalités de pouvoir plutôt que de considérer strictement leur dimension individuelle et/ou interpersonnelle.

Il est capital de mentionner succinctement la façon dont la perspective anti-oppressive s’est insérée dans le champ du travail social, de la même façon que l’intersectionnalité s’est insérée dans les luttes féministes québécoises. Ces deux paradigmes visent ultimement la poursuite de la justice sociale ce qui rend leur application à la problématique des agressions sexuelles vécues par les femmes d’autant plus intéressante.

2.5.2. L’évolution de la perspective anti-oppressive en travail social au Canada et au Québec

On ne peut parler de l’émergence des perspectives anti-oppressives sans mentionner l’origine du travail social puisque la première se veut une réponse à la seconde.

Au Canada, le travail social tire ses racines des œuvres de charité chrétiennes comme on en retrouvait au Royaume-Uni et aux États-Unis (Jennissen et Lundy pour ACTS, date inconnue). Malgré des intentions d’apparence louables, ces premiers balbutiements de la profession furent par la suite critiqués, notamment en raison d’interventions « pansements » qui ne s’attaquaient pas suffisamment à la racine des problématiques sociales que la profession prétendait résoudre (Baines, 2011; Jennissen et Lundy pour ACTS, date inconnue). De plus, selon cette approche, la pauvreté étant la résultante de défaillances personnelles, d’une forme de fatalité; les personnes en situation de pauvreté étant vues comme « méritant » de leur sort (Jennissen et Lundy pour ACTS, date inconnue). Similairement, on a également soulevé le fait que le travail social reposait sur une intervention de type individuelle plutôt que de viser une réorganisation de l’ensemble de la société dans ses structures, structures qui créent des inégalités socioéconomiques en premier lieu (Baines, 2011; Jennissen et Lundy pour ACTS, date inconnue). Ce n’est que vers la fin des années 1880 que l’on voit davantage de travailleurs sociaux et travailleuses sociales redéfinir leur rôle pour y inclure la notion de militantisme. Reconnaissant la nécessité d’agir à plusieurs niveaux, la profession a notamment été présente dans des organisations faisant la promotion de la justice sociale (Baines, 2011). Dans le tournant des années 1980, l’analyse des formes d’oppression auxquelles le travail social doit s’attaquer s’est élargie pour y inclure le racisme et le sexisme (ibid). Moreau (1987, 1982) et Mullaly (1993) sont les précurseurs de ce qu’on appellera dorénavant « le travail social structurel » qui vise à prendre en compte l’interaction des individus, des familles et des collectivités avec leur environnement et de multiples systèmes d’oppression tels que le capitalisme, l’hétérosexisme, l’âgisme ou encore le capacitisme (Baines, 2011). En d’autres termes, le travail social structurel part du postulat que les difficultés vécues par les individus, familles et collectivités sont la résultante de forces politiques, sociales et économiques (Lapierre et Lévesque, 2013).

Au Québec, le travail social a connu des changements au cours de son histoire qui s’apparentent à ce qui s’est produit à l’échelle canadienne sur le fond, malgré certaines différences notables sur la forme qu’a prise ces changements. D’une part, les interventions auprès de personnes marginalisées et en difficulté relevaient de l’Église avant les années 1960 (Deslauriers et Turcotte, 2016). À partir des années 1960 - qui ont été marquées par la Révolution tranquille – on assiste à une « professionnalisation du travail social » au Québec à travers la création de la Corporation professionnelle des travailleurs sociaux en 196027 et la

Fédération des services sociaux à la famille en 1963 (ibid). La pratique du travail social est alors influencée par deux pionnières : Mary Richmond et Jane Adams qui ont jeté les bases de l’intervention individuelle pour la première et de l’animation sociale pour la seconde (ibid). Ces deux conceptions de « l’agir » propres au travail social continuent à ce jour d’être placées en opposition, comme en témoigne Roland Lecompte, directeur et fondateur de l’École de service social de l’Université d’Ottawa, dans un entretien :

La question du développement communautaire et de l’animation sociale et politique commence à se poser, surtout au Québec. Les tensions deviennent de plus évidentes entre les tenants des approches dites «cliniques» ou «directes» et ceux des approches dites «communautaires» et «d’action sociale». Ce dualisme entre le «personnel» et le «social», entre les soi-disant «agents de contrôle» et les soi-disant «agents de changement», a créé des querelles et des divisions énormes au sein des corps professoraux de plusieurs universités canadiennes, qui, dans certains cas, ne sont pas encore réglées. (Dubois et Garceau, 2000, p.22)

En 1970, les services sociaux s’institutionnalisent avec l’adoption de la Loi sur les services de santé et de services sociaux du Québec. Cette loi met notamment au monde les Centres locaux de services communautaires (CLSC) et les agences en santé et de services sociaux (Deslauriers et Turcotte, 2016). De plus, le travail social québécois a été marqué par plusieurs commissions d’enquête et comités d’étude visant à mettre en lumière des inégalités sociales et économiques croissantes ainsi que la responsabilité de l’État d’intervenir afin d’y pallier (par ex. : Commission Boucher en 1961, Commission Castonguay-Nepveu de 1966 à 1972, la Loi de la protection de la jeunesse en 1972, etc.) (ibid). Ainsi, le travail social québécois

se distingue du reste de l’Amérique du Nord par son approche davantage axée sur la prévention et plus proactive en matière de services sociaux (ibid).

Le milieu de l’intervention sociale féministe n’a pas été épargné par ces bouleversements. La tension entre intervention individuelle clinique et action politique et sociétale y est également palpable. Dans les maisons d’hébergement pour femmes victimes de violences conjugales, on assiste à une « professionnalisation » de l’intervention féministe, changement qui est perçu plutôt négativement (Côté, 2017). L’embauche prépondérante d’intervenantes diplômées et/ou universitaires fait partie des « menaces » potentielles à l’essence de l’intervention sociale féministe dans ce contexte tout comme le manque de financement qui crée une dépendance envers l’État. Cette dynamique de dépendance peut représenter un frein aux interventions et analyses de type politique de la violence. Cette dépendance peut ultimement rétrécir la créativité et les pistes d’intervention des intervenantes qui peuvent ébranler plus difficilement l’influence du néolibéralisme en matière de services de santé et de services sociaux (ibid).

C’est également dans un contexte de montée du néolibéralisme, du managerialisme et du capitalisme partout à travers le monde que la profession a davantage misé sur des approches anti-oppressives pour offrir des alternatives à ces tendances qui affectent directement la prestation des services de santé et de services sociaux (Baines, 2011). Ce changement de paradigme quant à la mission du travail social se reflète aujourd’hui dans les codes d’éthique aux niveaux provincial, national et international. On peut notamment y lire que les travailleurs sociaux et les travailleuses sociales ont le devoir et l’obligation de combattre les formes de discrimination négatives à l’endroit de groupes et de populations historiquement marginalisées, et ce, dans l’optique d’une émancipation des individus, familles et collectivités (OTSTCFQ, 2018 ; ACTS, 2005 ; FITS, 2018).

2.5.3. Les critiques de la perspective anti-oppressive

Il existe plusieurs tensions et « trous » dans la perspective anti-oppressive, notamment au regard de son potentiel pour la pratique en travail social, et ce, dans divers milieux de pratique. La professionnalisation du travail social au fil des ans a amené des repositionnements notamment en lien avec les travailleurs sociaux œuvrant directement pour l’État (par ex. en milieu hospitalier ou en protection de la jeunesse) versus ceux et celles œuvrant dans les milieux militants et communautaires, là où réside une tension entre « agent de changement » versus

« agent de contrôle », intervention individuelle versus action politique tel que mentionné précédemment. De plus, le contexte sociopolitique actuel (austérité, néolibéralisme) rend difficile l’application concrète des valeurs de justice sociale pour plusieurs populations marginalisées dont les peuples autochtones qui continuent de subir des inégalités en sol canadien et dont les perspectives d’intervention face aux problèmes sociaux sont invisibilisées au sein de la profession (ibid). Pour les femmes autochtones28, elles continuent d’être

confrontées à des réactions de la part des professionnels qui les blâment pour la violence qu’elles peuvent vivre, particulièrement si elles sont mères (Richardson et Wade, 2010). Cela peut se traduire, entre autres, par une minimisation des actes commis par l’agresseur ou encore le fait de ne pas être crue, ce qui constitue une entrave au respect de la dignité de ces femmes (ibid).