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CHAPITRE 2 – CADRES THÉORIQUES

2.3. Du mouvement féministe au mouvement féministe intersectionnel

Nous venons de traiter du féminisme dans plusieurs de ses dimensions et représentations en lien avec les agressions à caractère sexuel. Nous avons également abordé les principaux mythes identifiés par ce mouvement en matière d’agressions à caractère sexuel. Il est maintenant temps d’aborder l’évolution du mouvement vers l’intersectionnalité en raison du choix d’intégrer ce paradigme au sein de ce mémoire. Nous mentionnerons également le contexte dans lequel l’intersectionnalité s’est intégrée aux luttes féministes québécoises ainsi que les principales critiques ayant été érigées face à son influence notable dans plusieurs domaines de la vie en société.

2.3.1. Remonter aux origines de l’intersectionnalité

On attribue généralement les origines du concept d’intersectionnalité aux femmes afro- américaines. Notons également la contribution de femmes militantes latino-américaines, autochtones et asiatiques vivant aux États-Unis aux premiers balbutiements de cette théorie (Hill Collins et Bilge, 2016). C’est dans les années 70, à Boston, que le collectif Combahee River composé de féministes radicales lesbiennes noires signe son manifeste. Dès les premières lignes du document, les militantes affirment leur engagement ferme à combattre diverses formes d’oppression insistant sur l’importance d’une analyse « intégrée » prenant en compte « l’imbrication » des rapports de pouvoir et de domination qui façonnent leur quotidien (Combahee River Collective, 1977). Sans nommer le terme d’intersectionnalité de manière explicite, le manifeste du Collectif mentionne que les femmes noires voient leurs réalités spécifiques occultées à la fois au sein des mouvements féministes – où les femmes blanches y sont à l’avant-plan – et des mouvements antiracistes – où les hommes noirs sont en première ligne. Cherchant alors à se réapproprier leur émancipation, le Collectif Combahee River en vient à la conclusion que la fin de l’oppression envers les femmes noires signifie la fin de toute forme d’oppression de manière plus large. Se défendant de vouloir morceler les luttes sociales, elles revendiquent une solidarité et une inclusivité notamment à l’égard des femmes, celles du « tiers-monde » 19et des travailleuses. Parmi les autres affirmations clés du Collectif, notons un

refus d’une « hiérarchie des oppressions » et l’impossibilité de « diviser » les oppressions qu’une personne peut vivre et subir (Bilge, 2010a). En somme, le Collective Combahee River

qui provient des milieux communautaires, populaires et militants a jeté les premiers jalons d’une théorisation académique du concept d’intersectionnalité dans les décennies qui ont suivi.

Deux des chercheures les plus importantes pour ce qui est de l’entrée du concept d’intersectionnalité dans les milieux académiques et universitaires féministes sont les Afro- Américaines Kimberlé Williams Crenshaw et Patricia Hill Collins. La première est professeure de droit et a introduit le mot « intersectionnalité » dans sa publication Mapping the margins : Identity politics, intersectionality, and violence against women of color20 en 1991 possédant

également une expérience dans les milieux militants. La seconde, œuvrant en sociologie, a acquis la notoriété pour son ouvrage Black feminist thought : knowledge, conciousness, and the politics of empowerment21 au début des années 2000. Depuis, d’autres chercheures ont

contribué à l’évolution du concept tel que bell hooks et Angela Davis (Bilge et Denis, 2010) et plus récemment encore Hancock et Yuval-Davis (Bilge, 2010b).

2.3.2. Quelques définitions de l’intersectionnalité et regards sur l’évolution du concept

Concept ayant gagné en popularité au fil des ans, l’intersectionnalité a plusieurs fonctions : théorie, approche méthodologique, paradigme, cadre d’analyse des oppressions et praxis dans le champ de l’intervention sociale féministe (Hankivsky, 2014; Corbeil et coll., 2017). Dans le tournant du 21e siècle, l’intersectionnalité a imprégné plusieurs domaines tels

que les études de sciences humaines et sociales – particulièrement les études féministes et de genre où elle est devenue un incontournable –, les militants œuvrant sur le terrain, les gouvernements dans l’élaboration de politiques publiques ainsi que le champ du travail social (Hill Collins et Bilge, 2016). Ainsi, Hankivsky (2014) offre la définition suivante de l’intersectionnalité :

L’intersectionnalité fait la promotion de la compréhension des êtres humains comme étant façonnés par l’intersection de différentes positions sociales (par ex. : la « race », l’ethnicité, l’autochtonie, le genre, la classe, la sexualité, la position géographique, l’âge, le handicap ou l’absence de handicap, le statut migratoire ou la religion). Ces interactions se manifestent dans un contexte où il y a connexion entre des systèmes et des structures de pouvoir (par ex. : les lois, les politiques publiques, les gouvernements, les unions syndicales et politiques, les institutions religieuses ou les médias). À

20 V.F: Crenshaw, K. W., & Bonis, O. (2005). Cartographies des marges: intersectionnalité, politique de l'identité

et violences contre les femmes de couleur. Cahiers du genre, (2), 51-82.

21V.F: Collins, P. H. (2016). La pensée féministe noire: savoir, conscience et politique de l'empowerment. Les

travers ces processus, des formes interdépendantes de privilège et d’oppression sont créées par le colonialisme, l’impérialisme, le racisme, l’homophobie, le capacitisme et le patriarcat.

(p. 2, traduction libre).

Pour Bilge (2009), l’intersectionnalité est une théorie qui est transversale à de nombreuses disciplines. Ainsi, elle permet de comprendre et d’analyser les inégalités sociales et leurs manifestations ainsi que la complexité des réalités des personnes qui sont assujetties à de multiples systèmes d’oppression. Abondant dans le même sens, Bourque et Maillé (2015) ajoutent que la pertinence de l’intersectionnalité réside sur l’importance capitale de considérer chaque contexte de manière spécifique et de rejeter les analyses qui se veulent universalisantes.

Hill Collins (2000) est une auteure qui parle de « matrice de domination » pour aborder l’organisation dans laquelle les systèmes d’oppression se croisent, se développent et sont maintenus dans le but de servir le statu quo. De plus, elle et Sirma Bilge (2016) mettent en garde l’idée d’une simple « addition » de catégories de marginalisation et d’oppression. En somme, l’intersectionnalité repose sur quatre piliers fondamentaux soit : 1) un cadre d’analyse du pouvoir ; 2) la réalité de formations sociales telles que la race, le genre et la classe ; 3) l’examen des relations d’interdépendance entre les vecteurs de pouvoir tels que la race, le genre et la classe et 4) l’orientation vers la justice sociale (Bilge, 2015).

2.3.3. L’avènement du concept d’intersectionnalité au Québec

Tout comme ailleurs en Occident, il a été reproché au mouvement féministe québécois de ne pas inclure suffisamment les préoccupations et la voix de femmes aux réalités complexes, diverses et multiples dans ses rangs notamment celles des femmes racisées (Pagé, 2014; Pagé et Pires, 2015). On critique également le mouvement pour son homogénéisation des réalités des femmes, et de la prépondérance de la catégorie « femme » comme socle unique sur lequel le mouvement devrait se poser (Flynn, 2011). Originellement, le concept d’intersectionnalité fut davantage populaire dans les milieux anglophones (Corbeil et coll., 2017). C’est dans ce contexte qu’un intérêt grandissant pour l’intersectionnalité s’est fait sentir dans la dernière décennie en sol québécois (Bilge, 2015; Corbeil et Marchand, 2010; Harper, 2013).

2.3.4. Les critiques du concept d’intersectionnalité

Malgré la forte adhésion des milieux académiques universitaires féministes au regard de l’intersectionnalité, on a remis en question son manque de clarté et de définition claire au vu de

2014) ainsi que Galerand et ses collaborateurs (2014) abordent l’idée de « consubstantialité » pour insister sur l’interaction, de « liaison organique », de co-construction et d’imbrication des structures et des rapports sociaux plutôt que de reposer uniquement sur des marqueurs d’identité individuels tels que la race, la classe ou le genre. L’intersectionnalité fut également qualifiée de buzzword (Davis, 2008), voire de mot-valise dont on aurait vidé de son essence et de son sens premier. De plus, l’institutionnalisation de l’intersectionnalité et son entrée dans les milieux universitaires ont eu des effets pervers. Non seulement, il y a eu dépolitisation et « eurocentrisation » du concept, mais plusieurs milieux académiques en Occident mettent de l’avant des conférences ou des congrès portant sur l’intersectionnalité où les femmes racisées à l’origine de ce concept et de sa genèse sont reléguées aux oubliettes ou en second plan. Sirma Bilge (2015) dénonce ce phénomène en le qualifiant de « blanchiment de l’intersectionnalité ». En ce sens, il y a occultation du fait que « l’intersectionnalité était une praxis avant d’être un savoir universitaire » (ibid, p. 26) et qu’elle doit être ancrée sur la justice sociale sur le terrain, là d’où elle provient. Dans une conférence réalisée à Montréal, Angela Davis, militante anti- raciste afro-américaine, (2013, citée dans Pagé, 2014, p.201) aborde la question selon l’angle d’une « indivisibilité de la justice sociale » pour réintroduire l’intersectionnalité au Québec, là où de nombreuses réticences et résistances persistent au sein du mouvement féministe qui voit en ce concept une division, voire une dispersion inefficace des stratégies de résistance et de lutte.