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1.6 De la « neuroéconomie » au « neuromarketing »

1.7.7 Les questions éthiques liées au neuromarketing

Le neuromarketing soulève bien des questions d’ordre éthique que nous allons à présent analyser. On peut relever dans la littérature que les questions relatives à la « violation de la vie privée » et à la capacité à « lire dans les pensées » des consom- mateurs sont présentes de manière récurrente (Hubert & Kenning, 2008 ; Murphy et al, 2008 ; Senior & Lee, 2008 ; Perrachione & Perrachione, 2008 ; Fugate, 2007 et Javor et al, 2013).

En effet, comme nous le fait remarquer Sacha Gironde (2008), en évoquant l’ar- ticle de 2004 de Montague et Mc Clure : « cette étude a suscité des craintes liées à l’apparition fantasmée d’une nouvelle classe de neuroscientifiques qui auraient vendu leur âme et loué leurs scanners aux multinationales de l’agroalimentaire ou d’autres secteurs d’activité. Le neuromarketing permettrait ainsi de manipuler en profondeur le cerveau des consommateurs et d’orienter leur choix de manière irréfléchie, vers la consommation de tel ou tel produit. Mais cette crainte est infon- dée. Elle repose sur une conception erronée de la nature des travaux en imagerie cérébrale sur le sujet »58.

A la question de la manipulation des consommateurs s’ajoute le problème du bien- fondé du neuromarketing, car son utilisation à des fins marchandes semble profiter seulement aux firmes qui y recourent (Lee et al, 2007 ; Hauts & Lee, 2008 ; et Eser al, 2011 ; Fugate, 2007 et Morin, 2011).

En examinant les processus cognitifs liés aux préférences des consommateurs, les entreprises qui utilisent le neuromarketing acquièrent un vrai pouvoir d’influence sur les décisions de consommer des individus (Murphy et al, 2008 et Fisher et al, 2010). D’autres auteurs relèvent le manque d’éthique liée à la possibilité de créer des campagnes publicitaires ou mêmes des produits totalement irrésistibles sur le plan commercial, annihilant les mécanismes de défense, le libre arbitre, la conscience des consommateurs (Lee et al, 2007 ; Fisher et al, 2010 et Fugate, 2007, Murphy et al, 2008, Senior & Lee, 2008 ; Eser et al, 2011).

D’autres articles encore, pointent les dilemmes liés à la présence et l’implication d’universitaires, de neuroscientifiques ou de médecins prêts à réaliser ses études pour des sociétés spécialisés comme ce fut le cas pour BrightHouse (Atlanta) qui collabore avec le Centre Médical Emory aux Etats-Unis, et d’autres cliniques ba- sées en Californie où se trouvent nombre de sociétés de neuromarketing comme SalesBrain par exemple (Fisher et al, 2010 ; Fugate, 2007 ; Javor et al, 2013 et Dinu et al, 2010).

La protection des populations vulnérables doit être également évoquée car c’est une préoccupation maintes fois citée (Murphy et al, 2008 ; Senior & Lee, 2008 ; Eser et al, 2011 ; Fugate, 2008 et Javor et al, 2013) : notamment les protocoles mettant en jeu des enfants, ou des personnes atteintes de maladies neurologiques ou de troubles psychopathologiques doivent être appréhendés et pris en charge en amont d’une ex- périence.

Enfin, une inquiétude sérieuse s’exprime quant aux effets du neuromarketing sur les troubles de la consommation au sens psychopathologique. Lee et al. (2007) alertent sur la possible addiction au shopping, la surconsommation et ses effets dévastateurs. Mais il n’aura pas fallu attendre le neuromarketing pour considérer les consommateurs sous l’emprise de la publicité, c’est un vieux procès qui touche aux fondements du marketing depuis la critique de la société de consommation. Et comme nous le rappelle Sacha Gironde (2008), l’expérience fondatrice de 2003 (Montague et Mc Clure) « tend plutôt à montrer précisément l’impact des facteurs culturels sur la consommation et la manière dont, indépendamment des circuits pri- maires de l’expérience sensorielle, le plaisir de la consommation est influencé par des questions d’image, d’affiliation à une marque, mais également possiblement de dépendance psychologique. C’est assurément un fait qui peut être mis au service des associations de consommateurs »59.

Dans un article daté de 2011, Didier Courbet60 synthétise l’ensemble des sujets

que nous avons identifiés dans la littérature et dresse un tableau des huit thèmes qui selon lui fondent les sujets sur lesquels les professionnels de la communica- tion sont divisés face au neuromarketing et à l’éthique. Il dresse ainsi un inven- taire des arguments des défenseurs du neuromarketing qu’ils nomment les « pro- neuromarketing» qu’il oppose aux détracteurs dénommés les « anti-neuromarketing ».

Les huit thèmes qu’il retient et que nous reformulons sont les suivants :

— Le neuromarketing est une technique de « manipulation » qui réactive le « mythe de l’influence non consciente par les images subliminales ».

— Le neuromarketing et son utilisation en publicité peut entrainer une augmen- tation des « épidémies » telles que l’obésité, diabète, l’addiction au tabac ou à l’alcool, favoriser les désordres alimentaires.

— Les médecins qui participent et cautionnent les études neuromarketing violent leur serment d’Hippocrate car ils sont censés aider les individus et la société. — Les médecins qui participent et cautionnent les études neuromarketing violent

leur serment d’Hippocrate car ils sont censés aider les individus et la société. — Le neuromarketing conduit les consommateurs (adolescents et adultes) à acheter des marques et des produits inutiles (surconsommation, consomma- tion compulsive).

— Les entreprises qui utilisent le neuromarketing ne le disent pas et les consom- mateurs sont en droit de savoir s’ils sont manipulés ou non. Il faut un rapport public et des enquêtes de l’État.

— Il y a un vide juridique et c’est dangereux car les pratiques peuvent dériver vers de graves excès. Il faut légiférer, réglementer, encadrer le neuromarke- ting et ses possibles dérives.

— Le neuromarketing est contraire au principe démocratique de libre arbitre des individus, de libre choix et de nos libertés. Exemple : utilisation du neu-

60. Didier Courbet. Neuromarketing et neurosciences au service des publicitaires : questionnements éthiques, 2011, 12 p. http ://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic 00623911v12011

romarketing et de ses conséquences éthiques en politique lors de campagnes électorales ?

Les huit thèmes proposés par D. Courbet (2011) nous paraissent pertinents pour décrire de possibles controverses sur le neuromarketing. Mais notre méthodologie fondée sur un raisonnement abductif ne nous autorise pas à partir de ces hypothèses ou de thèmes prédéfinis et d’en décider de leur validité a priori. Les controverses réelles qui sévissent dans la littérature scientifique et/ou profane seront mise en lu- mière part de l’exploration des données textuelles (articles scientifiques et web) afin d’éviter l’écueil rapide et trop hâtif d’une démarche fondée sur la formation d’hypo- thèses (dans une logique hypothético-déductive). Nous partons d’un raisonnement abductif où les données peuvent faire émerger une information, puis une hypothèse qui elle-même se verra questionner au fond pour devenir une théorie possible, ici une véritable controverse. C’est toute notre démarche qui se fonde d’un point de vue logique sur l’abduction, comme raisonnement.

Appliquer l’abduction à notre sujet de thèse et notamment aux controverses sur le neuromarketing, va nous permettre de vérifier qu’elles sont les controverses pré- gnantes et vivaces dans la littérature scientifique d’une part et sur le web d’autre part (contenu grand public). Notre étude des sources (ou traces) se fonde à la fois sur les articles scientifiques et les articles non académiques que nous collecterons sur le web. Analyse bibliométrique et revue de littérature conjuguées formeront les principes méthodologiques de notre démarche de notre analyse.

Pour rappel, c’est Charles Sanders Peirce, qui a lui-même introduit la forme contem- poraine du concept d’abduction, (héritée du philosophe antique Aristote) qu’il dé- finit comme « un genre de raisonnement, opposé à l’induction et à la déduction »61.

61. « L’induction généralise à partir de corrélations particulières ; son objet : formuler une loi générale. La déduction utilise une loi générale et une prémisse ; son objet : déduire une conclusion vraie à partir d’une loi vraie et d’une prémisse acceptée pour vraie. L’abduction utilise une loi générale et un constat pour remonter à une hypothèse causale ; son objet : remonter à une hypothèse plausible à partir d’indices identifiés». Charles Sanders Peirce (trad. Tiercelin C., Thibaud P. et Chauviré C.), Le Raisonnement et la logique des choses, Paris, Cerf, Hilary Putnam, Conférences de Harvard en 1896, 1994.

Nous mettrons en œuvre cette démarche abductive au Chapitre 5, où nous mènerons une collecte de données (corpus documentaire composé d’articles scientifiques et textes présents sur le web), nous procéderons à la catégorisation/partitionnement de ce corpus textuel (clustering), puis à partir de cette réduction scientométrique, nous effectuerons une analyse sémantique, afin d’en dégager le sens (théorique) et nous construirons une représentation graphique des controverses, sous forme de graphes en réseau pour en montrer la signification, l’intensité et les interrelations.

Nous allons à présent discuter des premières controverses qui émergent dans la littérature sur le neuromarketing.