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De la théorie des émotions au marketing des émotions

En philosophie et notamment en métaphysique ("science de l’être"), on a coutume de distinguer parmi deux grandes traditions de pensée héritées pour l’une de Pla- ton et l’autre d’Aristote. Pour les besoins de notre analyse, qui n’a pas vocation à devenir une thèse en philosophie, on peut dire qu’avec Platon comme nous venons de l’aborder à travers le texte du Phèdre, c’est une certaine philosophie dualiste, "idéaliste", "spriritualiste" qui va naître et qui va se développer en Occident jusqu’à Kant en passant par Malebranche, Descartes ; et puis d’une certaine manière la phi- losophie allemande plus récente avec Hegel et que l’on va qualifier de philosophie ou métaphysique "continentale". Avec Aristote et son opposition farouche au plato- nisme (au Monde des Idées entre autres), une tradition plus ancrée dans l’empirisme va naître et se développer dans tout l’Occident. La philosophie aristotélicienne va donner naissance à l’empirisme logique, à la philosophie des sciences et du langage, à la philosophie de l’esprit, qui va elle-même emprunter à la psychologie cognitive, aux neurosciences, et remettre au centre du débat le problème de l’âme et du corps ("mind-body problem"). Mais cette fois dans une perspective non dualiste (pas de séparation de l’âme et du corps), mais moniste, parfois même matérialiste. La tra- dition anglo-saxonne de la métaphysique va se constituer et s’opposer frontalement à la métaphysique continentale sur ces bases fondamentales en philosophie.

La plus grande partie de la tradition qui suit le dualisme platonicien voit dans l’op- position entre désir et raison la volonté et le libre arbitre, l’expression même du sens de l’éthique, comprise comme maîtrise des forces capables de s’orienter vers le bien ou le mal, par le bon ou mauvais usage de la liberté et de la raison humaine. Spinoza, cependant, est le philosophe qui donne au désir le plus grand sens positif : « ce n’est autre chose que l’essence même de l’homme »26. Le désir n’est autre que l’effort (conatus) de l’âme et du corps pour persévérer dans leur être, pour « vivre

26. Baruch Spinoza, Ethique, Partie III, Traduction par Émile Saisset. Charpentier, 1861 [nouvelle édition] (III, pp. 107- 181).

heureux ».

Les émotions sont aussi des réponses biologiques, des réactions physiologiques qui préparent le corps pour l’action adaptative, elles sont fonctionnelles, comme le sont la faim ou le froid. Finalement, les émotions sont aussi des phénomènes so- ciaux, puisqu’elles produisent des émotions faciales et corporelles caractéristiques qui communiquent aux autres nos expériences émotionnelles internes. Le terme émotion peut être défini comme le construit psychologique qui unit les aspects sub- jectifs, physiologiques, fonctionnels et sociaux de l’expérience humaine ; ils se pro- duisent ensemble et visent un seul but. L’émotion est le concept central qui résume ces quatre aspects de l’expérience.

Les derniers apports de la neurophysiologie stipulent que les émotions ont à voir avec nos processus d’analyse et de décision. Dans son ouvrage « L’erreur de Des- cartes », Antonio Damasio démontre la participation de l’émotion à ces processus de décision mais aussi son rôle déterminant pour eux. Pour Antonio Damasio, les termes décider et raisonner « impliquent que qui décide possède une stratégie lo- gique pour générer des inférences valides sur lesquelles baser sa sélection d’option de réponse et qui possède en outre les mécanismes nécessaires au processus de raisonnement, comme l’attention et la mémoire opérative. Mais rien n’est dit de l’émotion et du sentiment, ni presque rien sur les mécanismes qui génèrent un ré- pertoire varié d’options à sélectionner »27.

Plusieurs théories relatives à l’émotion ont été développées dans le domaine des sciences cognitives au sens large (psychologie, neurosciences...), et on peut en dis- tinguer deux majeures, qui correspondent aux théories les plus emblématiques car elles dominent encore l’activité universitaire encore à date : il s’agit d’une part de la théorie de la cognition incarnée (embodiment theories of emotion, Niedenthal, 2007 ; grounded cognition, Barsalou, 2008) et d’autre part de la théorie de l’éva- luation cognitive de l’émotion (theory of cognitive appraisal of emotion, Scherer,

1984, 2001, 2009). Ces deux conceptions de l’émotion se sont construites et dé- veloppées à partir de 2 courants de pensées antagonistes que l’on pourrait résumer comme suit : la thèse « périphéraliste » de James et la thèse « centraliste » de Can- non.

Selon la thèse « périphéraliste » de James (1894), un évènement impliquant pour un individu déclenche une activation physiologique et c’est la perception de ce change- ment physiologique qui est à l’origine de l’émotion. La théorie de James avance que les changements physiologiques concernés sont essentiellement situés au niveau du système nerveux périphérique. Damasio est, en ce sens, un scientifique post, voire néo-jamésien, en ce sens que sa théorie des marqueurs somatiques fait aussi l’hy- pothèse du rôle causal des changements physiologiques dans l’émotion.

C’est ainsi que pour Damasio, un évènement particulier engendre un « marquage » au niveau somatique et que la réapparition du même évènement conduit à un traite- ment plus rapide et automatique grâce à la stimulation des marqueurs somatiques. Le corps imprime, mémorise et traite les émotions comme si elles étaient incarnées.

Aux antipodes se situe la théorie « centraliste » de Cannon (1927, 1931) qui scande le rôle du système nerveux central et plus particulièrement du thalamus dans le déclenchement des émotions. La principale objection de Cannon à la thése « péri- phéraliste » de James repose sur le fait qu’une réponse viscérale n’est pas toujours nécessaire au déclenchement d’une émotion. Nugier (2009) raconte que Cannon conduisit des expérimentations sur des animaux et qu’il observa une certaine réma- nence émotionnelle chez ces derniers, bien que les réponses viscérales furent dé- connectées des aires cérébrales auxquelles elles sont habituellement reliées. Sander et Scherer relève que Cannon observa des changements viscéraux similaires appa- raissant dans des états émotionnels différents, ce qui invalide l’hypothèse qu’une émotion serait accompagnée d’une réponse périphérique particulière. Ces contro- verses entre James et Cannon, furent prolongés par deux autres éminents chercheurs Zajonc et Lazarus, qui selon Candland (1977) ont mis en avant le « problème de la séquence » c’est-à-dire le fait de savoir si la réponse corporelle précède (théorie

« périphéraliste ») ou non (théorie « centraliste ») l’émotion.

Aujourd’hui, les deux thèses convergent sur plusieurs points théoriques : l’émotion serait liée à un évènement, à la perception de cet évènement, elle engendre des ré- actions physiologiques, tendances à l’action et à un sentiment subjectif.