• Aucun résultat trouvé

Les modes managériales : une alternative théorique ?

Pourquoi nous n’avons pas retenu les modèles dits de « modes managériales » : « Fashion waves » ou « Fads » ?

Pour mesurer, analyser l’impact et le développement du « neuromarketing », nombre de modèles et de design de recherches existent et auraient pu nous servir de cadre théorique et méthodologique : en effet, la littérature en marketing, en management, en management des systèmes d’information, en économie, en sciences de gestion et en sciences sociales abonde d’articles sur les modèles décrivant les « courants managériaux à la mode », ou « modes managériales » appelés en anglais « fashion waves » et « fads ». Après une première revue de la littérature traitant du phéno- mène de « modes managériales », depuis l’outil logiciel Publish Or Perish18(POP)

nous avons constaté qu’il existe, indexés et présents (résultats de requêtes donnés par Google Scholar) environ 331 articles différents et pas moins de 6 697 citations de l’expression « Fashion Waves ». Pour l’expression « Fads », plus de 1 000 articles sont indexés par Google Scholar, ce qui représente un volume de 45 797 citations de l’expression dans l’ensemble des articles publiés et ainsi catégorisés. Pour pouvoir rendre réaliste et réalisable notre revue de littérature et notre analyse, nous avons décidé de ne retenir que le « Top 20 » des articles les plus cités et relatifs aux 2 expressions : « Fashion Waves » et « Fads » et dans les champs académiques du marketing, du management, de la stratégie, en somme des sciences de gestion que nous couvrons.

Nous avons produit 2 tableaux contenant les 20 articles (cf Tableaux 1 et 2) les plus emblématiques de chaque modèle, classés par ordre décroissant en nombre de ci- tations, et après « suppression » des articles « non pertinents », en dehors de notre intérêt de recherche.

Dès lors, nous nous sommes concentrés uniquement sur les articles issus des re- vues en management, en marketing, en management des systèmes d’information, en sciences sociales (cf Tableaux 1 et 2).

Tableau 1 – Top 20 des articles les plus cités contenant l’expression « Fashion Waves » (source Publish or Perish)

Tableau 2 – Top 20 des articles les plus cités contenant l’expression « Fads » (source Publish or Perish).

Nous retenons ici les travaux pionniers de E. Abrahamson19 qui analyse et décrit les phénomènes de « modes managériales » (« Fashion Waves » et « Fads ») dès les années 1990. Ces publications font référence dans toute la littérature en manage- ment et en sciences sociales. Son premier article en 1991 a fait date dans l’univers académique et même en entreprise (il a été cité 1858 fois par ses pairs dans la littéra- ture). L’auteur y définit les modes managériales comme « des croyances collectives transitoires disséminées par des fashion setters »20. Ce sont, la plupart du temps, des « gourous », des « consultants », des « experts » d’un domaine, qui vont utiliser les médias pour distiller leurs idées, leur vision managériale éphémère, mais avec efficacité et talent.

Dans un effort de développement d’une théorie des modes de gestion, Abrahamson (1996) distingue deux catégories d’acteurs : les faiseurs de modes et les deman- deurs/utilisateurs de modes. Parmi les faiseurs de modes se trouvent les sociétés de conseil, les écoles de commerce, les gourous du management, et les médias de masse spécialisés. Abrahamson propose un modèle qui permet d’interpréter l’adop- tion et la diffusion des innovations managériales, le phénomène déclencheur de ce

19. E. Abrahamson, « Managerial Fads and Fashions : the Diffusion and Rejection of Innovations », Academy of Mana- gement Review, vol. 16, 1991, p.586-612.

processus décisionnel sera différent selon la perspective dans laquelle on se place (effets de mode ou d’engouement, choix efficient, adoption forcée).

Selon Abrahamson, ces modes managériales n’étant que des croyances, leur effica- cité, et donc leur durabilité dans l’organisation restent très limitées. Conformément aux analyses classiques de la diffusion des innovations, ces démarches - dont les cercles de qualité au début des années 1980 en constituent un parfait exemple - suivent une courbe de diffusion en cloche, nommée encore « S » inversé.

Kieser (1997) reprend cette théorie de la courbe en cloche pour montrer que les différentes modes managériales des années 1980 et 1990 répondent à des cycles de plus en plus courts, avec des pics de plus en plus élevés et des périodes d’inter- ruptions de plus en plus faibles. Il complète l’analyse d’Abrahamson en décrivant plus finement la rhétorique, principal vecteur de diffusion et de déclin des modes managériales. Cette rhétorique est toujours constituée des mêmes caractéristiques : promettre des progrès substantiels à l’entreprise qui l’adoptera, mentionner des uti- lisateurs célèbres, accentuer l’universalité de concepts délibérément simples...

Ces interprétations et débats prorogent le champ d’application de la mode, la cré- dibilisent, mais obscurcissent sa signification. Kieser atténue pourtant l’approche d’Abrahamson en considérant que l’offre est aussi créée par la demande : les entre- preneurs utilisent en effet ces modes managériales pour se distinguer entre eux et se valoriser. L’importance concédée à la rhétorique de la conviction pour expliquer l’enchaînement des modes managériales est d’ailleurs confirmée par Abrahamson & Fairchids (1999).

Dans le cadre de notre sujet de recherche, cette approche théorique, bien qu’intéres- sante, ne nous convient pas complètement. En effet, cette interprétation théorique est assez limitée dans la compréhension et l’analyse d’une science naissante : car elle se limite aux seuls rôles dévolus aux acteurs, aux « fashion setters », à leur dif- fusion médiatique, sans prendre en considération tout le contenu qui rend possible cet « effet de mode managérial » et surtout, sans en comprendre la portée scienti-

fique à travers l’analyse des traces, des publications et les contradictions inhérentes à toute science naissante, ou innovation. D’autre part, nous le verrons, dans le cadre du neuromarketing, la diffusion, la médiatisation, le développement de la discipline sont liés à un jeu complexe d’acteurs variés en commençant par les scientifiques eux-mêmes, rejoints par les journalistes et les experts autoproclamés du sujet. Les acteurs, leurs traces controversées, sont indissociables et consubstantielles au neu- romarketing. C’est notamment pour ces raisons que la sociologie de l’acteur-réseau (SAR) est bien plus pertinente et adaptée à notre d’étude comme cadre théorique et méthodologique.

Les études exploratoires constituent un recours en l’absence des théories mobi- lisables, comme première étape d’une reconfiguration des connaissances dans un domaine scientifique (Wacheux, 1996)21, ce qui n’est pas le cas de notre thèse.

Notre recherche doctorale s’inscrit dans un design exploratoire au sens théorique et méthodologique. Notre exploration théorique implique d’établir une relation entre deux champs théoriques non reliés dans les recherches précédentes ou entre deux disciplines : ici les neurosciences et le marketing. Notre exploration implique pour notre travail doctoral d’établir des relations entre des concepts existants au sein de l’Actor Network Theory (ANT) et/ou d’introduire de nouveaux concepts dans le champ théorique de la sociologie de la traduction. C’est tout l’objet de la sous- section du chapitre 7.1 consacrée aux contributions conceptuelles et théoriques.

Nous allons ainsi montrer comment deux disciplines aux champs théoriques dif- férents vont se rejoindre pour former une nouvelle « science », le neuromarketing, dans une logique de co-construction des savoirs et des pratiques.

Notre démarche est une exploration hybride qui consiste en une série d’allers et re- tours entre revue de littérature, données quantitatives (bibliométriques), traces aca- démiques et profanes sur le web, analyses et cartographies des controverses, puis retour vers la théorie et les concepts propres à l’ANT, afin de mieux comprendre le

jeu des acteurs-réseaux du neuromarketing et envisager le neuromarketing, comme une science en train de se faire.

Bruno Latour nous ouvre la voie. Dans son ouvrage L’espoir de Pandore22, il montre « comment se fait la circulation de la référence dans les pratiques scien- tifiques, notamment à partir de la description d’une recherche en pédologie (la science des sols) en Amazonie. Il suit, littéralement à la trace, le processus de pro- duction d’un nouvel énoncé scientifique, en parcourant très minutieusement toutes les étapes traversées par ce qu’il appelle la référence circulante, terme emprunté à la linguistique mais recyclé dans le glossaire « latourien ». En montrant la cascade de transformations, depuis le prélèvement d’échantillons de terre jusqu’à la rédac- tion d’un article scientifique en passant par toutes les opérations de notation, de mise en coordonnées, de comparaison, etc. des mottes de terre amazoniennes, en soulignant le rôle-clé des instruments scientifiques permettant la production d’ins- criptions scientifiques (diagrammes, cartes, données, etc.), il parcourt en fait le chemin qui va du monde réel, de la matière vers le langage, la représentation du monde»23.

C’est pourquoi nous allons nous attacher à décrire le « phénomène » neuromarke- ting, pour formuler des hypothèses quant à son développement comparé entre la France et les États-Unis, dans une logique abductive et socioconstructiviste (dans le sillage de l’ANT). Compte tenu de ce qui précède et pour être tout fait complet et cohérent avec notre choix de notre design de recherche (l’ANT), nous précisons que nous ne mènerons pas d’étude longitudinale sur le neuromarketing (pas de design longitudinaldonc).

22. B. Latour, L’espoir de Pandore, Editions La Découverte, traduit de l’anglais par Didier Gille, mai 2007.

23. Alexandre Serres. Quelle(s) problématique(s) de la trace ? Texte d’une communication prononcée lors du séminaire du CERCOR (actuellement CERSIC), le 13 décembre 2002.