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Chapitre 2. L’évaluation en tant que soutien d’apprentissage

2.3 Les portfolios et les processus de l’autorégulation

L’évaluation-régulation interactive, comme nous l’avons exposé précédemment, est une forme parmi d’autres possibles d’évaluation-soutien d’apprentissage. Par le prisme des interactions continues entre l’enseignant et les apprenants et entre les apprenants, nous avons abordé les formes interindividuelles de régulation. De manière articulée avec ce qui précède, nous portons notre attention ici sur les processus d’autorégulation. Il convient de préciser que, dans une perspective d’évaluation située, les rapports entre l’autorégulation et les régulations interactives sont appréhendés dans une dynamique de réciprocité. Ainsi, dans notre recherche, nous donnons à voir les interventions de l’enseignant et / ou des pairs comme des sources potentielles de régulation, susceptibles de déclencher des processus d’autorégulation chez l’apprenant.

Réciproquement, les autorégulations réalisées sont susceptibles de contribuer au développement des régulations interactives. Selon Allal (1993), l’enseignant met en place des situations didactiques pour agir sur les conditions d’apprentissage en classe, car « les facteurs contextuels soutiennent, guident et contraignent les processus d’autorégulation déployés par chaque apprenant » (p. 18). Aussi ces processus influencent l’implication des apprenants vis-à-vis des situations didactiques et des acteurs, des outils, d’où une dynamique de réciprocité.

Comme le précise Allal (2007), les capacités autorégulatives de chaque apprenant « favorisent ou limitent sa manière à s’engager dans la situation et de tirer parti efficacement des ressources de régulation à disposition » (p. 18). C’est donc à partir de ce cadre que nous examinons maintenant les processus d’autorégulation.

2.3.1 Une autorégulation qui se constitue entre l’enseignant et les apprenants et entre les apprenants

Cosnefroy (2010) définit l’autorégulation en convoquant des processus cognitifs, affectifs et sociaux. Il identifie les différents modèles de l’autorégulation en les rapprochant de quatre conditions indispensables. La première condition porte sur une motivation des apprenants liée aux « croyances motivationnelles concernant la valeur de la tâche et au sentiment d’efficacité personnelle » (p. 3). La deuxième condition est la définition d’un but à atteindre, articulée à la troisième condition, sous la forme d’un répertoire de stratégies d’autorégulation. Enfin, la quatrième condition repose sur une observation de l’apprenant lui-même, impliquant des processus métacognitifs, d’auto-observation et d’autoévaluation (Cosnefroy, 2010). Si les processus d’autorégulation portent sur les régulations internes, ils englobent également les régulations liées aux interactions de l’apprenant avec son environnement. Allal (2007) rappelle que « les mécanismes de régulation interviennent dans les trois activités fondamentales - cognitive, affective, sociale - de l’apprentissage et assurent en outre leur articulation » (p. 9).

Elle fait ainsi référence à l’interdépendance de ces trois activités en soulignant que les régulations d’ordre métacognitif sont souvent influencées par des processus de régulation affective et motivationnelle, liés notamment à « la valeur que l’apprenant attribue au but

54 [poursuivi], à ses stratégies de gestion de ses émotions, à sa capacité de contrôler les forces fournies dans une tâche (Boekaerts, 1997 ; Kuhl, 1984) » (Allal, 2007, p. 10). Suivant cette logique, elle rappelle que, dans la perspective des travaux de Vygotsky, l’interaction avec l’apprenant et ses pairs, ainsi que l’appropriation des outils utilisés dans la situation de classe, permettent de construire des processus d’autorégulation cognitive et affective.

Selon nous, dans une approche de l’apprentissage situé, il est préférable de ne pas associer le concept d’autorégulation aux seuls processus individuels de l’élève définis par Cosnefroy (2010). Mais de penser « une relation de co-constitution et de corégulation entre les différents systèmes interagissant entre eux » (Mottier Lopez, 2017, p. 57). Dans cette logique d’élargissement, l’enjeu est de penser des dispositifs pédagogiques et didactiques qui sont susceptibles de soutenir chez les élèves « des démarches d’autorégulation plus conscientes et délibérés (Allal, 1993), pertinentes pour faire face aux divers problèmes rencontrés lors de la réalisation d’une tâche (Cartier, Butler & Janosz, 2007) » (Mottier Lopez, 2017, p. 57). La définition de l’autorégulation à laquelle nous souscrivons est donc celle d’un processus complexe, dynamique et contextualisé (Butler & Cartier, 2005). Ainsi, nous postulons que la capacité de l’apprenant à s’autoréguler n’est pas liée à la seule personne, mais que c’est un processus qui se construit, qui se modifie et qui s’adapte en s’ancrant dans l’histoire de l’apprenant et dans le contexte dans lequel et avec lequel il apprend. De ce fait, Butler et Cartier (2005) conçoivent le processus d’apprentissage autorégulé comme étant mobilisé par un apprenant dans une situation de classe, tout en étant inscrit dans un contexte social, historique et culturel donné. Ce processus identifie une relation complexe et dynamique entre la personne et le contexte, dont « les différents éléments du contexte et de l’individu sont mutuellement interdépendants et toujours présents » (Cartier & Butler, 2016, p. 42).

En lien avec ce développement, et en partant du principe que l’autoévaluation est une composante de l’autorégulation, nous abordons ci-après la question des dispositifs d’enseignement et d’apprentissage incluant les outils d’évaluation et d’autoévaluation tels que le portfolio. À l’instar d’Allal (2007), nous souhaitons questionner l’outil portfolio au regard de ses usages et des interactions qu’il peut générer. Dans les observations que nous présenterons, le portfolio (en tant qu’outil inscrit dans une démarche en didactique des langues étrangères, voir la sous-section 3 de cette revue de littérature) apparait dans les dispositifs d’enseignement et d’apprentissage créés par les enseignants. Ces derniers ont l’intention d’en faire une source de régulation lors de son utilisation, et donc de l’intégrer dans les différentes situations de classe. À ce titre, l’outil intègre la structure même de cette situation d’enseignement et d’apprentissage et renvoie au concept d’affordances, défini comme « les propriétés d’un contexte qui soutiennent et contraignent en même temps les conduites autorégulatrices d’un organisme » (Allal, 2007, p. 15). De ce fait, cet outil portfolio a un rôle important, puisque les enseignants vont l’intégrer dans leur dispositif d’évaluation-soutien d’apprentissage et ils vont lui faire jouer le rôle d’artefact. Nous détaillons ci-après ce que nous entendons par portfolio.

Ce terme portfolio recouvre différentes acceptions. Pour notre recherche, nous retenons qu’il est un outil d’autoévaluation dynamique, favorisant les échanges et les réflexions sur les

55 compétences travaillées et permettant à l’apprenant de prendre conscience de ses forces et faiblesses (Scallon, 2004 ; Belair, 2005 ; Mottier Lopez & Vanhulle, 2008). Aider l’étudiant à entrer dans une démarche portfolio, c’est alors lui permettre d’apprendre à s’autoévaluer et de manifester, au fur et à mesure du travail, son degré d’autonomie. Jorro (2006) assigne « à chaque élève de devenir un autoévaluateur sans quoi l’émancipation serait vaine » (p. 44). La question est alors de se libérer de la tutelle unique de l’enseignant évaluateur : « en dénouant la relation évaluateur/évalué, le sujet émancipé peut réinjecter dans l’action, ce processus évaluatif. Porté par des gestes qui ont pris sens pour lui, l’élève investit la posture d’évaluateur » (Jorro, 2006, p. 44).

Scallon (2004) insiste fortement sur cette démarche d’autoévaluation avec un portfolio, qui selon lui, en est la raison d’être. La démarche repose sur un ensemble d’habiletés à développer en parallèle avec les objectifs d’apprentissage, objet du portfolio. « L’élève s’autoévalue lorsqu’il se sert de ses réalisations pour témoigner de sa progression, lorsqu’il fait état des difficultés qu’il a éprouvées et des moyens qu’il a adoptés pour les surmonter » (p. 67). La mémoire portée dans l’outil d’autoévaluation est nécessaire à l’évaluation formative, puisqu’elle permet de garder des traces. Chaque étudiant y inscrit la trace de son travail, même morcelé dans le temps et dans l’espace ; ce travail peut avoir été réalisé dans le cadre universitaire ou non. En outre, en donnant à voir le parcours individuel de l’apprenant, le portfolio permet à l’enseignant de suivre la progression de chacun, de le guider, de l’évaluer, de le faire réfléchir. Après l’activité, l’étudiant va pouvoir, par la relecture, répondre à des questions de type : Qu’ai-je fait ? Ai-je réussi ou pas à faire ? Dans ce que j’ai fait, qu’est-ce qui m’a permis de réussir ou a fait que j’ai échoué ? Comment aurais-je pu faire autrement ? Aussi, dans nos analyses interrogerons-nous cette manière de procéder pour amener les étudiants à réfléchir sur ce qu’ils ont fait. Ce travail avec l’étudiant, que nous questionnerons, vise son autonomisation dans ses apprentissages, afin qu’il puisse mobiliser lui-même les moyens nécessaires à la réalisation d’une tâche donnée. L’apprenant doit montrer sa capacité à se distancier par rapport à son activité, pour contrôler ce qu’il fait et si nécessaire s’autoréguler, tout en prenant conscience de sa manière d’apprendre et d’exercer un contrôle sur celle-ci.

Autrement dit, il doit mettre en œuvre des stratégies métacognitives, c’est-à-dire qui relèvent d’une réflexion de l’apprenant qui fait et qui observe ce qu’il fait pour s’autoévaluer et s’autoréguler en utilisant en particulier les connaissances qu’il a de ses propres cheminements.

Ces éléments peuvent être rattachés au champ de l’autorégulation. Qui plus est, selon Morrissette (2010), lorsque le portfolio intègre la négociation des critères de réalisation et de sélection, il semble constituer un levier intéressant pour responsabiliser l’élève face à ses apprentissages. Nous allons concevoir cet outil portfolio comme faisant partie d’une pratique foncièrement située dans les processus participatifs d’une communauté classe, mettant en œuvre des normes, des significations, des pratiques sociales négociées. En effet, comme nous l’avons évoqué précédemment, l’élaboration d’un portfolio suppose des gestes tels que notamment la construction et la négociation, entre l’enseignant et l’étudiant, des critères de réussite, la participation de l’étudiant au choix du contenu du portfolio, la formulation de commentaires autoévaluatifs sur les travaux réalisés.

56 Comme le souligne Mottier Lopez (2006), l’outil portfolio n’est pas à considérer pour lui-même, il est à analyser dans ses relations avec les différents aspects de la communauté classe afin de « comprendre ses relations complexes avec les systèmes d’activités et de pratiques sociales dont il fait partie » (p. 6) et qui sont médiatisées par son usage. En outre, ces modalités d’autoévaluation peuvent être élargies par des démarches d’évaluation mutuelle entre pairs et de co-évaluation avec l’enseignant, l’ensemble visant à soutenir les processus d’autorégulation de l’apprenant (Allal, 2007). Autrement dit, la pratique de l’autoévaluation ne se réfère pas uniquement à la constitution du portfolio, mais elle est représentative des pratiques d’évaluations formelle et informelle, plus générales de la communauté classe. Alors comment le sens de ces pratiques associées au portfolio se construit-il au cours des interactions entre l’enseignant et les étudiants, et entre les étudiants, du point de vue de la perspective située ? Qu’est-ce qui constitue une autoévaluation « acceptable » dans la communauté classe relativement au portfolio ? Quel est le cadre de référence pour l’utilisation du portfolio valorisé dans la microculture de classe co-construite de l’évaluation ? Nous reviendrons sur ces questions du portfolio dans le chapitre 3 de cette revue de littérature, afin de l’articuler à l’objet de savoir, qu’est la langue étrangère, mais aussi dans la discussion conclusive (Partie 5).

2.3.2 Obstacles et limites de l’autoévaluation et de l’autorégulation

Comme l’observent Paquay, Darraz et Saussez (2001), l’implication des apprenants dans des activités évaluatives peut comporter des limites, des paradoxes et des résistances fortes. Selon son parcours scolaire et les habitudes de travail construites au fil de celui-ci, l’apprenant peut avoir des croyances qui l’amènent à penser que l’évaluation relève prioritairement de la responsabilité de l’enseignant ou encore qu’il n’a ni les outils, ni les compétences pour la réaliser. Dans des études menées dans l’enseignement supérieur, certains apprenants précisent qu’ils n’ont que peu confiance en leurs propres compétences évaluatives ou en celles de leurs pairs (Falchikov, 2004 ; Bouchet, 2018). De même, l’enseignant peut se représenter l’évaluation comme relevant de sa seule maîtrise et ainsi vouloir n’associer que très peu la classe (McConnell, 1999).

Les enquêtes PISA ont relevé, d’autre part, que la propension des apprenants à utiliser des stratégies d’autorégulation est moindre s’ils manquent de motivation ou de confiance en eux (OCDE, 2003). L’idée personnelle que se font les apprenants de leur capacité à effectuer une tâche (le sentiment d’efficacité personnelle) a également une influence non négligeable (Bandura, 2003). De surcroit, l’enseignant et l’apprenant portent souvent une attention accrue aux examens et se focalisent donc sur des objectifs de performance à atteindre. Fréquemment, ils omettent de les relier explicitement aux processus mentaux et aux interactions sociales soutenant la régulation des apprentissages. Comme le remarque Romainville (2006), les élèves sont « à l’affût de ce qui leur sera demandé aux examens et ont tendance à y adapter leurs manières d’étudier » (p. 38). Suite à ses recherches au niveau du premier cycle universitaire, Romainville démontre que les pratiques d’évaluation amènent les étudiants à concevoir l’apprentissage à l’université comme une accumulation de connaissances à retenir en vue de l’évaluation certificative : « quand on déplore que les étudiants ne travaillent qu’en vue de la réussite d’un test, c’est surtout la mauvaise qualité de ce test qui est en cause » (p. 39).

57 Tel que nous l’avons décrit, le portfolio peut favoriser des démarches d’autorégulation chez les apprenants s’il est intégré dans les dispositifs d’enseignement et d’apprentissage, dans lesquels les médiations sociales ont un rôle fondamental. Toutefois, dans « le rapport dialectique entre contexte et processus » posé par Allal (2007, p. 18) dans une perspective située, nous postulons que les facteurs contextuels, tels que la structure des dispositifs didactiques créés par l’enseignant, ses interventions, les interactions entre les apprenants et les outils, peuvent soutenir et contraindre en même temps les processus d’autorégulation des élèves. Mais que, dans un mouvement de réciprocité, l’autorégulation mise en œuvre par ces mêmes apprenants peut favoriser ou limiter leur manière de s’engager dans la situation proposée. Nous retenons donc que la co-construction de la signification de cette autorégulation représente en soi un processus susceptible d’orienter à la fois l’évolution des pratiques communautaires de la classe et l’autorégulation même des apprentissages des élèves. Ainsi, comment ce processus d’autorégulation se co-construit-il avec les étudiants en intégrant les normes sociales et évolutives de la microculture de classe ? Un des constats majeurs sera de montrer que ce « multiréférentiel » (Mottier Lopez & Dechamboux, 2019, p. 1) se co-construit par l’implication des élèves dans l’évaluation interactive des propositions des pairs, contrainte par certaines normes.

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Chapitre 3. L’agir en didactique des langues