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Chapitre 3. L’agir en didactique des langues étrangères

3.2 Les langues étrangères et l’agir en DDL : co-construire des apprentissages apprentissages

3.2.2 Les apports des approches biographiques en DDL

Après avoir questionné la fonction et le choix de la langue en classe, nous interrogeons les apports des approches biographiques en DDL à travers, dans un premier temps, la proposition du Conseil de l’Europe avec le Portfolio Européen des Langues. Nous présenterons ensuite la démarche portfolio, qui promeut une approche biographique dans l’apprentissage d’une langue étrangère. À travers ces choix, nous tenterons de problématiser le lien entre le sujet apprenant, la langue étrangère et l’expérience vécue individuellement et collectivement que représente l’apprentissage de cette langue.

Le Portfolio Européen des Langues

Nous présentons ici les fonctions et la structure du Portfolio Européen des Langues (désormais PEL). Le PEL appartient à la famille des portfolios relevant d’une approche qualitative et formative de l’évaluation (pour cela, nous renvoyons à la partie 2 de cette revue de littérature).

Ses objectifs, tels que le Conseil de l’Europe les définit, sont de promouvoir le plurilinguisme et de développer chez les apprenants une autonomie dans l’apprentissage des langues étrangères. Le PEL est un outil personnel complété et conservé par l’élève pendant toute sa scolarité et au-delà. En Europe, chaque pays a fixé la forme des portfolios. Leur point commun est leur structure générale, tous comportent les trois mêmes parties :

- Une biographie langagière qui reprend les expériences et fait le point sur le rapport que l’apprenant entretient avec ses apprentissages de langues. C’est le lieu d’une réflexion sur ce que l’apprenant fait pour apprendre une langue (ex : j’ai déjà écouté…, j’ai déjà lu…), mais aussi une réflexion sur les aspects méthodologiques de l’apprendre à apprendre en langues : astuces, travail sur le métalangage, descripteurs socioculturels

68 (ex : politesse, salutation). La biographie langagière doit permettre à l’élève de s’approprier l’outil ;

- Un passeport européen, qui liste des compétences à atteindre suivant les niveaux de référence du CECRL (A1, A2…) et les domaines de compétences (compréhension orale, expression orale en continu…) ;

- Un dossier dans lequel l’apprenant rassemble tout ce qui lui rappelle ses apprentissages, ses rencontres, tout ce qu’il considère comme ses chefs d’œuvre, c’est-à-dire tout ce qui l’aide à apprendre la langue dans et hors de l’école (cartes postales, chansons, recettes de cuisine, affiches, cartes…).

Selon Little, Goulier et Hughes (2011), il est primordial que ce dossier permette de développer chez les apprenants la motivation, l’apprendre à apprendre, de rapporter les acquis, de faciliter la mobilité scolaire, de développer l’autoévaluation et de valoriser la pluralité du capital linguistique d’origine scolaire ou non. En effet, le Conseil de l’Europe (2001) annonce que c’est un outil d’évaluation positive et de réflexion sur les langues, qui prend en compte des parcours différenciés et aide à former à des compétences plurilingues tout au long de la vie. Pour ses promoteurs européens, il met l’apprenant au centre des préoccupations pédagogiques et se fixe pour but de lui faire acquérir des compétences communicatives qui lui seront utiles pour la vie entière. Il lui permet de participer de façon active et consciente à son apprentissage. Il sert également de liaison entre les différentes unités de formation (cursus scolaire, universitaire, professionnel). Enfin, l’introduction du PEL contribue à donner du sens à son apprentissage et par là-même participe à sa motivation. Dans son examen du rôle du PEL dans le processus d’évaluation, Little (2009) soutient que l’autoévaluation est fondamentale pour une utilisation efficace du PEL.

Parallèlement à ce discours valorisant cet outil, l’étude de Vinet (2009) sur l’implémentation du PEL auprès d’étudiants en langues étrangères à l’université de Bordeaux montre les difficultés inhérentes à son utilisation. Les étudiants ne semblaient que peu sensibles à l’utilisation du portfolio qui leur paraissait destiné à rester un outil d’évaluation désiré par les enseignants. Selon l’autrice de cette étude, l’enjeu se réduisait à la problématique suivante :

« comment déclencher le processus d’appropriation de l’outil considéré par son utilisateur comme faisant partie du dispositif de sélection de l’université » (p. 3) ? Vinet a repéré les points faibles suivants :

la partie biographie langagière reste plus ou moins vide, même au bout d’un an, car les étudiants ne semblent pas ressentir la nécessité de réfléchir à leurs stratégies d’apprentissage. Les réticences des étudiants semblent être plutôt d’ordre culturel, mais ceci reste à démontrer lors d’une recherche spécifique ;

les objectifs sont pour la plupart des objectifs à long terme, « vœux pieux d’étudiants conscients d’un manque et qui expriment un rêve de perfection » (p. 4). Les objectifs à court terme vraiment utiles, ciblés sur des compétences, décrivant des méthodes, des outils, des stratégies d’apprentissage, restent rares et sont le fait d’étudiants déjà avancés ou plurilingues, les mêmes qui ont manifesté le plus d’intérêt pour le PEL.

69 L’utilisation du PEL ne peut permettre d’atteindre les objectifs fixés par le Conseil de l’Europe que dans la mesure où les utilisateurs se l’approprient et le considèrent comme un outil d’aide à l’autoévaluation et au développement des compétences langagières, et non comme une contrainte. Les étudiants, intéressés dans un premier temps, tendaient à oublier très vite leur portfolio, faute d’y trouver un véritable outil interactif. De ce fait, l’enseignant devait y consacrer un temps long et régulier en classe afin de créer de l’intérêt pour les étudiants. « Pour pallier la démotivation des utilisateurs, il semble nécessaire de placer le portfolio au cœur de la praxis pédagogique » (p. 5). Parallèlement à ces premiers constats, Vinet insiste sur « la culture de l’autoévaluation qu’il faudrait développer à l’avenir chez nos étudiants habitués à subir la sanction d’examens censés déterminer leur avenir et qui ne savent pas évaluer leurs performances et leurs compétences » (p. 7).

Selon nous, une des questions didactiques soulevées ici est celle du processus réel engagé par cet outil, qui regroupe à lui seul de nombreuses fonctions et attributions comme nous venons de l’évoquer. Comme le soulignent Huver et Springer (2011), le PEL peut permettre la construction d’une « posture d’apprenant réflexif » (p. 219). Dans notre recherche, ce PEL nous parait important, car il a été à l’origine des outils didactiques construits avec les enseignants.

Au-delà, du choix de cet outil, la démarche qu’il pourrait générer nous semble un ancrage didactique et théorique capital. C’est ce que nous développons maintenant.

La démarche portfolio

Nous faisons le choix d’intégrer l’outil PEL dans une démarche plus globale, nommée démarche portfolio, car ce que nous souhaitons mettre en lumière n’est pas tant le recours à un outil particulier, mais plutôt l’ancrage dans une démarche (plus qu’un outil) pouvant être le support d’une réflexivité formative (Simon & Thamin, 2012 ; Molinié, 2011 ; Jeanneret, 2010).

De notre point de vue, la démarche portfolio permet de travailler à la reconnaissance des éléments constitutifs d’un chemin identitaire en développant des compétences réflexives en lien avec les enjeux personnels. En effet, comme le souligne Blanchet (2011) « les démarches portfolio incitent plus le sujet plurilingue et pluriculturel à reconnaitre les éléments constitutifs d’un cheminement et d’une cartographie identitaire qu’à autoévaluer, en les découpant par niveau dans une grille préformatée, un ensemble de compétences » (p. 22). Ici, l’auteur affirme que l’outil portfolio n’est pas réduit à sa fonction utilitaire. Au contraire, il fait partie intégrante de la démarche portfolio. À ce titre, il n’est donc pas restreint à la seule autoévaluation des compétences inscrites dans les grilles d’évaluation. Il réalise une approche incitant l’étudiant à s’inscrire dans une histoire, son histoire avec la langue, la culture de la classe, et de ce fait, à se construire en tant que sujet (Huver, 2009b). De son côté, Molinié (2011) définit une démarche portfolio ainsi :

La réalisation d’un portfolio d’expériences et de compétences en langues s’inscrit dans une démarche et des processus de conscientisation, de co-construction et de valorisation des expériences d’apprentissages linguistiques et culturels réalisés par les apprenants, aussi bien dans le cadre institutionnel que dans d’autres contextes. (p. 450)

À la suite de Blanchet, Molinié (2011) réaffirme que le recours à l’outil portfolio n’a pas seulement une visée utilitaire, mais qu’il renvoie à une approche de la langue étrangère par des démarches et des processus spécifiques, tels que la conscientisation ou la co-construction. Elle

70 démontre ainsi que les étudiants doivent à la fois prendre conscience, construire dans la collaboration pour ensuite donner de la valeur à leur vécu et leurs apprentissages en lien avec la langue étrangère. Cette prise de conscience doit être pensée et mise en œuvre par l’enseignant dans une organisation spécifique. Nous postulons que la démarche portfolio est instituée par l’enseignant dans la classe de langue étrangère et qu’elle est destinée aux étudiants, lesquels ont à charge de la mettre en œuvre. Ce principe de départ nous amène à définir cette démarche selon deux entrées : l’une pédagogique, l’autre didactique. L’entrée pédagogique désigne les modalités et les principes organisationnels choisis par l’enseignant pour mettre en place les outils sélectionnés afin que ces derniers deviennent des outils d’apprentissage pour les étudiants. L’entrée didactique caractérise les processus qui établissent un rapport au savoir disciplinaire (ici la langue étrangère). Cette démarche et ses deux entrées visent les fonctions de conscientisation, de co-construction et de valorisation des apprentissages. Ces dernières se réalisent dans des expériences linguistiques et culturelles, à la fois sensibles, physiques et cognitives à travers les différentes situations vécues en classe et hors de la classe.

Une fois posés les principes de la démarche portfolio, il est nécessaire de constater son caractère polymorphe et polyfonctionnel. En effet, cette démarche portfolio peut prendre la forme d’un journal de bord, d’un livret d’accompagnement, d’un carnet réflexif, …, mais qu’on lui donne telle ou telle dénomination, on s’aperçoit que les visées et les fonctions tendent à converger.

Romainville et Fischer (2020) avertissent à ce sujet que

Si l’on s’en tient à une définition minimaliste du portfolio en tant qu’outil permettant aux étudiants de consigner – de manière plus ou moins volontaire – des éléments significatifs de leurs apprentissages, on imagine aisément que le champ des possibles est particulièrement vaste. En effet, les formules de recours au portfolio peuvent être très diverses en ce qui concerne non seulement les modalités organisationnelles retenues mais aussi les fonctions qu’elles cherchent à remplir. (p. 79)

Qui plus est, selon Lankhorst (2011), la démarche portfolio étant « un processus dynamique, elle implique un va-et-vient constant entre travail individuel […] et travail collectif et interactif au sein du groupe dans sa phase communicative » (p. 61). Nous présenterons donc les démarches et outils permettant en quelque sorte à l’étudiant de dialoguer avec lui-même. C’est ce que Molinié (2004) avance lorsqu’elle dit que « le processus du [portfolio] repose sur la dimension vécue qui en fonde les activités (qui doivent motiver les processus d’apprentissage), et sur le rôle que les enseignants sont invités à jouer dans l’accompagnement (individuel et collectif) des activités proposées » (p. 90). L’écriture de la biographie langagière, puis son travail de partage et d’échange pourrait alors produire dans la classe une interaction autour d’intérêts et d’expériences liés aux parcours des étudiants. Nous pouvons alors convoquer une conception de la langue étrangère comme « expérience du monde (perception-interprétation-relation) : les langues étrangères [étant] d’abord autres, opaques, et c’est cette opacité qui déclenche l’interprétation, provoque la rencontre et permet la relation » (Castellotti, 2016, p.

90). Se pose ainsi la question de savoir comment la réflexivité vient éclairer les expériences, le vécu dans la classe.

Ce sont donc ces partis pris qui nous conduisent à parler d’une démarche portfolio dans la classe de langue étrangère. Cette démarche portfolio nous semble participer à la production de

71 (nouvelles) connaissances en langue étrangère et au développement de compétences traduisant un « savoir agir en contexte » (Perregaux, 2002, p. 82) à la fois dans la langue étrangère, mais également dans le rapport à l’autre et à soi-même. Cette démarche qui semble a priori uniquement centrée sur l’individu parait pouvoir générer des « contextes potentiellement formatifs » (Cambra Giné, 2007, p. 139) et des allers-retours individu-collectif incessants. À travers l’observation et l’analyse de notre empirie, nous tenterons donc de comprendre ces différents phénomènes dans la « capacité développée par [ces étudiants] à mettre en mots la singularité de [leur] rapport contextualisé à [leurs] propres processus d’apprentissage » (Molinié, 2011, p. 23). Nous tenterons également de mettre en tension les éléments de description de la démarche portfolio en lien avec l’implémentation proposée par les enseignants dans les classes observées.

La question de l’implémentation et de son degré d’intégration au sein du dispositif de formation est, selon Romainville et Fischer (2020) un dilemme. Lorsque la démarche n’est que peu intégrée, elle « vise à permettre à l’étudiant de réaliser un aller-retour fréquent entre les différents contenus de la formation et participe ainsi à leur appropriation et à leur intégration » (p. 87). Si elle est fortement intégrée au dispositif de formation, elle « participe alors à une plus grande cohérence de la formation, notamment par les échanges entre [enseignants] à son sujet » (p. 87). À travers le degré d’intégration de la démarche portfolio par les enseignants, nous questionnerons donc dans un premier temps l’alignement pédagogique, à savoir « la recherche d’une congruence entre les visées et les méthodes (d’enseignement et d’évaluation) » (Romainville & Fischer, 2020) et dans un deuxième temps la convergence entre les intentions des enseignants (telles que nous les présenterons dans la sous-section 1 de la partie 4 avec les partis-pris des enseignants) et les perceptions des étudiants (telles qu’analysées dans la sous-section 3 de la partie 4). En effet, certaines études mettent en avant que les étudiants résistent à la démarche et trouvent le travail avec le portfolio trop contraignant et relevant de la responsabilité de l’enseignant (Normand-Marconnet, 2012). Dans son étude sur l’implémentation d’un livret d’accompagnement à l’université, Médioni (2016) révèle que ce livret d’accompagnement pourtant « pensé comme un outil d’émancipation par les enseignants, ne peut pas être vécu comme tel dans un premier temps : les réactions des étudiants témoignent pour le moins de l’incompréhension, voire du rejet, face à une tâche perçue comme une surcharge de travail plutôt que comme un moyen de progresser » (p. 8). Visiblement, il est donc intéressant de confronter les intentions des enseignants avec les croyances des étudiants. Pour ce faire, nous aurons recours au schéma proposé par Romainville & Fischer (2020) :

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Figure 7. Perceptions des dilemmes liés au portfolio par les concepteurs/formateurs et les étudiants (repris de Romainville & Fischer, 2020, p. 87)

En effet, si ce qui guide les comportements des étudiants réside plus dans leurs perceptions des outils que dans les caractéristiques intrinsèques de ces outils, censées découler des intentions des enseignants (Fischer, Girardet, Mottier Lopez, Romainville, & Tessaro, 2020), alors il est capital de travailler à l’explicitation de ces perceptions et de les prendre en compte. D’autant plus que des études (notamment Wade & Yarbrough, 1996) montrent que les étudiants qui ne comprennent pas le sens de la démarche portfolio ressentent de la confusion et de la frustration lorsqu’ils doivent y avoir recours et sont donc, puisque l’outil ne leur fait pas sens, « plus enclins à développer à son égard une approche stratégique cherchant à minimiser leur investissement effectif, tout en rencontrant les exigences formelles annoncées » (Romainville

& Fischer, 2020, p. 88). Ces différents éléments nous permettent d’articuler cette position avec la proposition d’explicitation des normes sociolangagières et sociales vues comme reconnues et partagées visant la co-construction d’une microculture de classe dans l’évaluation. Dans le cas contraire, préviennent Romainville et Fischer (2020), « des quiproquos didactiques s’installent et parasitent le bon fonctionnement du processus enseignement – apprentissage » (p. 88).

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