I. DU PAYSAGE A LA GESTION
III. LES OUTILS D’ANALYSE DE LA DYNAMIQUE VEGETALE
III.1.1. L’ambigüité de l’ « état initial »
Envisager la dimension temporelle dans les études biogéographiques et écologiques mène au concept de « dynamique » de la végétation. Or, les terres arables abandonnées par l'activité agricole sont le siège d’une dynamique végétale non contrôlée. La connaissance de l’état initial est donc primordiale pour les écologues (Prévosto, 1999), elle concerne :
le type de mise en valeur initiale, qui détermine les conditions de milieu (fertilité, toxicité), les anciennes terres arables étant par définition plus riches que les sols antérieurement pastoraux (Koerner et al., 1999) ;
la composition floristique lors de l’abandon ;
la banque de graines dans le sol et la proximité des semenciers.
L’état initial est souvent obtenu par des recherches bibliographiques (cadastre, anciennes cartes de végétation/écologiques, photographies aériennes), dans le cadre d’enquêtes auprès des agriculteurs, ou encore en utilisant la dendrochronologie. Cependant, il est souvent très difficile de déterminer cet état. Généralement, on convient de l’état avant l’abandon, mais en cas de sous‐exploitation ou d’abandon de quelques années puis de reprise de l’activité, comment le déterminer ? Le nombre de possibles et leurs conséquences sur la recolonisation, ses vitesses et ses modalités ne permet que rarement d’avoir les données précises sur toutes les parcelles d’un même espace, d’un même paysage. Ainsi, même si cette notion reste primordiale en écologie, la réalité est souvent confrontée au manque d’informations justes et à la difficulté d’identifier le point initial.
III.1.2. Des modalités de succession et de propagation variables
Les processus de colonisation végétale sont maintenant bien connus sur le plan écologique, ils suivent des modèles et des mécanismes variables. En 1977, Connel et Slatyer ont proposé trois
modèles théoriques souvent repris (Doche, 1982 ; Delcros, 1999 ; Prévosto, 1999 ; Maigrot et al., 2004) :
le modèle d’inhibition : la colonisation du milieu est bloquée par des espèces pionnières à fort pouvoir recouvrant externe ou racinaire (type Calluna, Brachypodium pinnatum) ; seule la sénescence de ces espèces permet la poursuite de la colonisation ;
le modèle de facilitation : le milieu est rendu favorable par les espèces pionnières, il s’agit souvent d’espèces à fort pouvoir de dispersion (anémochores) comme Betula pendula et Pinus sylvestris qui favorisent l’installation d’espèces plus longévives comme Fagus sylvatica ;
le modèle de tolérance : l’installation des espèces transitoires s’effectue indépendamment des espèces pionnières.
À ces modèles de succession, s’associent des modalités de propagation, d’installation des ligneux, de dynamique des écosystèmes et de leur vitesse d’évolution (Delcros, 1999 ; voir également fig.11) :
la colonisation frontale : à partir des lisières de la parcelle, c’est le cas des genres Corylus, Fagus, Larix ou Picea ; en écologie ces zones sont qualifiées d’écotones20. Ce mode intervient dans un contexte d’extensification (Mast et al., 1997 ; Vanpeene Bruhier, 1998 ; Prévosto, 1999 ; Vanpeene‐Bruhier, 2003) ;
la colonisation par nucléation : à partir d’un noyau d’arbres ou d’arbustes isolé dans un milieu ouvert : Crataegus, Juniperus ; en contexte d’extensification également ;
la colonisation par dispersion ou dissémination : sans logique connue, elle concerne les arbres pionniers héliophiles. On observe ce mode de colonisation en cas d’arrêt brutal des activités agricoles, avec des espèces comme Picea abies, Pinus sylvestris et Betula pendula (Prévosto et al., 2002 ; Curt et al., 2004).
Ces modes de colonisation sont le résultat d’un abandon plus ou moins brutal des parcelles, du type de semencier, des graines produites, de la banque de graines, des caractéristiques physiques du terrain, des vents dominants, de la qualité des sols, de l’action de la faune, etc. Ainsi, le type d’espèce et un sous‐pâturage ou un pâturage trop extensif impliquent des variations, parfois de grande amplitude, dans les typologies de succession et leurs vitesses.
Les modalités ne sont pas uniquement écologiques ou physiques, elles sont également agricoles, fonction des usages parcellaires. Ainsi, les anciens jardins et terres cultivées se distinguent des pâturages21 (Koerner et al., 1999 ; Dupouey et al., 2001 ; Saccone et al., 2003 ; Thébault, 2004 ; Saccone, 2007), en ce qui concerne :
les vitesses de propagation de la forêt, qui sont plus rapides sur terres amendées ;
la richesse spécifique des nouveaux boisements : le nombre d’espèces est plus élevé dans les jardins et anciennes terres cultivées que dans les pâtures.
20 Écotone : zone de transition entre deux écosystèmes, caractérisée par une diversité et une richesse spécifique plus importante que chacune des communautés qu’elle sépare (Ramade, 2002).
21 Le gradient de fertilité s’échelonne ainsi : pâture – cultures‐ jardins.
Figure 11 : Typologie des modes de colonisation (d'après Vanpeene‐Bruhier, 1998)
Ces distinctions s’expliquent par le transfert de fertilité ayant lieu dans les systèmes agricoles (Loiseau, 1979 ; Koerner et al., 1999) : prélèvement de la biomasse dans les pâtures (par le bétail) et sans amendement, contrairement aux cultures et jardins avec prélèvement de biomasse mais avec amendement (plus forte proportion d’azote). Les pratiques engendrent également des différences dans la qualité des sols et donc dans la rapidité des phénomènes d’extension arboré et la biodiversité spécifique. Par exemple, des différences s’instaurent entre les pâturages privés (concentration des déjections animales) et les parcours extensifs collectifs, la pratique ou non de l’écobuage, ainsi que celle du parcage nocturne. La combinaison des connaissances en écologie, en agronomie, en géomorphologie et en géographie humaine sera nécessaire pour développer une approche globale et intégrée des enjeux, des évolutions et de leurs vitesses.
III.1.3. Des approches disciplinaires diverses
La colonisation par les ligneux des terres agricoles en déprise est abordée par plusieurs disciplines.
L’intérêt de cette interdisciplinarité réside en son approche croisée entre sciences de la nature et sciences humaines et sociales. La géographie est à la frontière entre ces deux grands champs disciplinaires, mais c’est en cherchant plus loin encore au sein des disciplines que nous trouverons des réponses aux questions posées. La charnière scientifique s’effectue donc autour de disciplines touchant à l’Homme : géographie humaine, anthropologie, agronomie ; mais aussi aux sciences de la Vie et de la Terre : écologie, écologie du paysage, biogéographie et géomorphologie. Le tableau suivant (tab.2) synthétise les principaux apports et méthodes de chaque discipline, en référence à certains auteurs importants dans notre démarche conceptuelle. C’est avec les approches thématiques et méthodologiques inhérentes à chacune de ces disciplines, que la problématique et les résultats attendus seront les mieux cernés. Les explications apportées seront alors d’ordre quantitatif et spatial, mais aussi d’ordre qualitatif : social, sociétal, systémique, historique.
Discipline Apports Méthodes Auteurs
Géographie
III.2.
L
ES SUCCESSIONS VEGETALESA une échelle plus fine, les successions végétales, ou successions écologiques, sont l’expression de processus dynamiques opérant au sein d’une population, d’une communauté ou d’un écosystème (Brau‐Nogué, 1996). Il s’agit d’un changement observé dans une communauté écologique à la suite d’une perturbation qui ouvre un espace relativement grand (Amandier, 1999). Lorsque cette perturbation est d’origine anthropique (arrêt des activités, défrichement, écobuage), il s’agit de successions secondaires ou post‐culturales, puisque à la fois naturelles et issues de milieux anciennement impactés par l’homme et ses activités agricoles (Prévosto, 1999 ; Rameau, 1999).
Selon Rameau (op cit.), Coquillard et Gueugnot (1991), on oppose différents types de dynamique :
la dynamique linéaire externe à la dynamique cyclique interne22 ;
la dynamique progressive à la dynamique régressive 23 ;
la succession primaire à la succession secondaire.
Il n’est pas rare d’observer des blocages dans les successions, des temps de passage variables d’un stade à un autre, d’où une compréhension délicate de ces processus dynamiques. La notion de stade désigne les formations physionomiques qui se succèdent temporellement : herbacé, arbustif, arboré.
22 En forêt, les perturbations sont à l’origine de cycles de régénération et de maturation plus ou moins longs.
23 La dynamique régressive étant liée aux pratiques comme le pastoralisme ou le sylvopastoralisme.
Figure 12 : Types de succession et vitesses théoriques des stades dynamiques (figure de synthèse réalisée à partir des travaux de : Loiseau et al., 1981 ; Doche, 1983 ; Coquillard et al., 1985, 1988 ; Doche, 1990 ; Michelin, 1992 ; Coquillard, 1993 ; Prévosto, 1999 ; Coll, 2003).
Il devient alors nécessaire d’observer la colonisation à différentes échelles spatiales et temporelles, ainsi que de cerner leurs processus et leurs facteurs et de hiérarchiser leur importance (Rameau, 1999). Ceci est d’autant plus vrai dans un contexte de succession secondaire dont le degré de complexité est beaucoup plus élevé que pour les successions primaires. L’arrêt des activités anthropiques étant à l’origine de ces successions, les modalités associées sont le milieu physique, les antécédents parcellaires, et les pratiques. Les schémas précédents (fig.12), présentent des exemples de successions secondaires souvent repris dans la littérature scientifique, même si leur applicabilité n’est pas toujours aisée. Nous avons choisi de montrer trois types de successions présents dans le Massif central et aux étages moyens montagnards des Alpes et des Pyrénées (t0 correspond à l’abandon de l’usage agricole).
Ces trois types de succession suivent une logique linéaire verticale, des zones les plus fertiles (parcours ou jachères à Cytisus scoparius ou Pteridium aquilinum24) aux zones les plus appauvries.
Dans la réalité, cette linéarité des successions est fonction de l’absence totale de perturbations d’origine biotique ou abiotique, physique ou anthropique. Or, les possibilités d’apparition de ces perturbations sont nombreuses et engendrent des modifications tant dans la durée que dans la composition floristique des peuplements. Cette linéarité n’est donc souvent que théorique et ne correspond pas toujours à la réalité du terrain. Une analyse plus approfondie des séries devient nécessaire pour comprendre les différents stades de leur progression et régression.
III.2.1. La dynamique du Genêt à balais (Cytisus scoparius)25
Les Fabaceae font partie des familles possédant le plus d’espèces ligneuses invasives. Ces espèces pionnières peuvent se rencontrer dans : les dunes (Lupinus arboreus), les zones de retrait glaciaire (Lupinus nootkatensis), ou les cendres volcaniques (Lupinus lepidus). C’est cependant dans les milieux à perturbation anthropique qu’elles sont les plus communes, de préférence sur sols colluviaux de bas de pente. La série du genêt à balais (Cytisus scoparius) est fortement liée au passé cultural des parcelles, l’espèce ligneuse pionnière formant des communautés généralement denses (cytisaies, sarothamnaies) et peu diversifiées (tant par la diminution de l’éclairement pour la strate herbacée que pour les modifications engendrées sur les sols (C et N)). Elle a d’ailleurs été utilisée comme jachère pour restaurer la fertilité des terres et commercialisée comme charbon de bois. S’il est indigène en Europe, Cytisus scoparius est considéré comme invasif en Nouvelle Zélande, en Australie, et aux Etats‐Unis, où son développement est très important. Il est caractéristique des sols relativement pauvres et colonise les pâturages de moyenne montagne humide sous‐exploités. Avec une maturité sexuelle précoce (3‐4 ans) et une production importante de graines d’une durée de vie supérieure à 20 ans (5000/plan/an), Cytisus scoparius apparaît donc comme une espèce très invasive.
Ce modèle (fig.13), réalisé par une équipe mixte INRA, CEMAGREF, ENITAC, retrace la dynamique de l’espèce dans deux contextes : pâturé et sous‐pâturé ou abandonné. On peut remarquer que le pâturage a un impact fort sur le développement de l’espèce, tant sur la survie des plantules que sur leur croissance. En revanche, en limitant la matière sèche, il favorise l’élévation de température par rayonnement lumineux et ainsi la germination des plantules. Les peuplements soumis à une forte compétition herbacée suite à un sous‐pâturage ou un abandon se diversifient avec l’apparition de Rubus sp., puis Crataegus monogyna et Betula sp. en stade préforestier dans la série de la hêtraie.
24 Pteridium aquilinum : Fougère aigle.
25 Synthèse des travaux de : Loiseau et al., 1981 ; Doche, 1982 ; Rousseau et al., 1982 ; Diquélou et al., 1999 ; Carrère et al., 2003 ; Prévosto et al., 2004 ; Prévosto et al., 2006.
III.2.2. La dynamique de la série callunaie‐nardaie 2626
Cette série est caractéristique des zones de parcours. La lande à Calluna vulgaris est généralement située sur des zones de pâturage libre sans restitution par le troupeau voire en situation de sous‐
pâturage. Elle se développe donc sur des sols appauvris, voire en déficit hydrique (grâce à ses feuilles imbriquées limitant l’évapotranspiration) comme sur les plateaux granitiques. Son développement engendre une forte inhibition racinaire qui peut bloquer les successions pendant 15 à 25 ans par dépérissement des plantules, notamment de Fagus sylvatica27, ou par ralentissement pluriannuel de leur croissance : c’est le cas des espèces héliophiles comme Pinus sylvestris et Cytisus scoparius. Il est fréquent d’observer que le stade pinède est nécessaire à l’éradication de l’Ericacée afin de favoriser l’installation ultérieure de la hêtraie. Les études de Doche (1982, 1983, 1990, 1991, 1998) ont permis de dégager 4 stades évolutifs de Calluna vulgaris par la description de la forme des peuplements, leur biomasse et leur influence sur le groupement végétal associé (fig.14).
26 Synthèse des travaux de : Loiseau et al., 1979 ; Loiseau et al., 1981 ; Doche, 1982 ; Orth et al., 2005.
27 Il est à noter que le Hêtre est une espèce sciaphile dans son jeune âge et que la callunaie n’apporte pas assez
d’ombre pour son développement. De plus le système racinaire monopolise la ressource en eau disponible.
Figure 13 : Dynamique de Cytisus scoparius en systèmes pâturé ou sous‐pâturé (d’après Carrère et al., 2003)