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- LES MONOPOLES CAPITALISTES ET LE COMMERCE

Dans le document LE CAPITAL FINANCIER. Rudolf Hilferding (Page 134-144)

CHAPITRE XIII - LES MONOPOLES CAPITALISTES ET

Mais avec la concentration se manifeste également dans le commerce de détail une tendance à la suppression de son indépendance, en ce sens que les producteurs des industries de moyens de subsistance assurent eux-mêmes la vente de leurs produits. Cette évolution est la plus accentuée là où un trust a complètement éliminé le commerce indépendant, comme par exemple l'a fait le trust américain des tabacs2.

Cependant, ce mouvement de concentration rencontre également certains obstacles, qui le ralentissent. Une entreprise commerciale de faibles dimensions est facile à créer, d'autant plus facile qu'elle est plus petite, car ici les allocations de crédit, comme il ne s'agit que de crédit en vue d'un capital-marchandises, sont relativement importantes, surtout quand elles sont accordées par les producteurs eux-mêmes, pour qui elles constituent un moyen de concurrence dans la lutte pour les débouchés. Dans ces petites entreprises, le taux de profit est très bas, ce qui fait des commerçants de simples agents du capitaliste, dont il écoule les produits. C'est pourquoi il n'y a aucun intérêt économique urgent à les supprimer.

Mais, en dehors de ces facteurs de technique commerciale, qui jouent un rôle là où il s'agit de produits qu'il faut vendre directement aux derniers consommateurs - c'est-à-dire dans le commerce de détail -, les répercussions de la situation économique jouent un rôle essentiel là où il s'agit d'échanges de marchandises entre les capitalistes industriels eux-mêmes et entre ces derniers et les gros commerçants. Et ici la concentration industrielle se répercute sur le développement du commerce, qui doit s'y adapter. Plus les entreprises industrielles sont concentrées, plus leur production est considérable et plus les commerçants chargés de l'écouler doivent disposer de capitaux importants. En outre, plus est réduit, avec une concentration croissante, le nombre des entreprises industrielles, plus deviennent superflus, d'une façon générale, les commerçants, et plus il doit paraître simple que les grandes entreprises concentrées se mettent directement en liaison entre elles sans passer par l'intermédiaire d'un commerçant indépendant. La concentration dans l'industrie entraîne ainsi, non seulement la concentration, mais aussi l'inutilité du commerce. Il y a moins d'échanges, étant donné que chacun d'eux est plus important, ce qui rend de plus en plus superflue l'intervention d'un capitaliste indépendant. Il en résulte qu'une partie du capital investi dans le commerce devient superflue elle aussi, et peut être retirée de la sphère de la circulation.

Le capital investi dans le commerce est égal à la valeur du produit annuel social, divisé par le nombre de

même, aux achats pour les deux cents magasins adhérents à la Centrale Emden. En outre, elle entretient également des relations avec un grand magasin de New York, pour le compte duquel elle achète en Allemagne des marchandises d'une valeur totale d'environ 60 millions de marks par an. La supériorité économique des grands magasins, qui consiste principalement dans les avantages que présentent les achats en gros, a conduit à la fondation de centrales d'achats, qui obtiennent, sous dépendance financière également, la plupart des affaires assurées par elles.

2 Voir l'intéressant exposé chez Algernon Lee, « La Trustification du petit commerce aux Etats-Unis », Neue Zeit, 27°

année, t. II, pp. 654 sq. Les débitants en cigares s'étaient groupés, pour sauvegarder leur indépendance, en une association appelée Cigar Stores Company. Le trust du tabac, lui, fonda l'United Cigar Company, au capital de deux millions de dollars. « Cette société acheta un grand nombre de débits de tabacs et en ouvrit d'autres avec de meilleures marchandises, un choix plus abondant et des devantures plus belles que n'importe quelle autre affaire concurrente. Les prix furent abaissés en même temps qu'on introduisait un système de primes qui assurait à la société une clientèle permanente. La lutte ne dura pas longtemps. En l'espace d'un an, l'Independent Cigar Stores Company fut obligée de vendre à la United Cigar Stores Company aux conditions dictées par le trust. Les petits détaillants n'avaient, par leur opposition, que précipité leur ruine. Aussi ne fait-il pas le moindre doute que le trust poursuivra dans la voie où il s'est engagé, et probablement même à une allure plus rapide, jusqu'à ce qu'il ait vaincu tout ce qui mérite de l'être dans le commerce de détail de cette branche d'industrie. » Lee parle ensuite de la concentration dans le commerce de détail du café, du thé, du lait, des œufs, des produits combustibles, de l'épicerie, etc., et résume d'une façon remarquable les tendances à la concentration : « La concentration se poursuit et la classe des petits détaillants indépendants perd une position après l'autre dans cinq directions différentes, mais qui aboutissent toutes au même résultat : 1°) Quelques-uns des trusts industriels, après avoir obtenu la haute main dans la production, étendent leurs opérations dans le domaine du commerce de détail, éliminent complètement le petit détaillant et vendent directement leurs produits aux consommateurs; 2°) Certaines grandes sociétés de production utilisent encore le petit détaillant pour écouler leurs marchandises, mais le traitent plutôt comme un employé que comme un commerçant indépendant; 3°) Dans les grandes villes, les grands magasins ont déjà enlevé une grande partie du commerce de détail aux petits commerçants, et ce processus se poursuit. Certains de ces magasins représentent un capital de centaines de milliers ou même de millions de dollars. Souvent plusieurs appartiennent à la même société, et ont déjà commencé à renforcer la tendance à la

concentration dans le domaine des grands magasins. Ils entrent par là en étroit contact avec les différents groupes de la haute finance, du commerce de gros et des trusts industriels; 4°) Les grandes maisons de commerce, qui reçoivent leurs commandes exclusivement, ou presque, par la poste, nuisent dans les districts ruraux au domaine du petit commerçant exactement de la même manière que leurs succursales dans les villes. Le développement énorme des communications téléphoniques et des transports urbains, ainsi que l'extension des livraisons par la poste à la campagne, ont ouvert à ce domaine commercial un champ très vaste, et dans de nombreux cas ces affaires de livraisons par la poste appartiennent à la même société qui possède en ville une ou plusieurs succursales; 5°) Parmi les petits commerçants eux-mêmes, la

concurrence a pour effet de renforcer la tendance à la concentration, comme ce fut le cas au début de l'ère capitaliste dans le domaine industriel. Maints commerçants réussissent à s'assurer un avantage sur leurs concurrents, ce qui leur permet d'agrandir leur affaire, par quoi ils obtiennent de nouveaux avantages, réduisant ainsi le champ d'activité de leurs concurrents » (Voir également Werner Sombart, Le Capitalisme moderne, t. II, chap. 22 : « Les Efforts en vue de l'élimination du commerce de détail »).

transformations du capital commercial, multiplié par le nombre de stades intermédiaires qu'il traverse avant de parvenir au dernier consommateur. Mais c'est seulement d'une façon purement comptable que ce capital est si important. La plus grande partie ne consiste qu'en crédit. Le capital commercial ne sert qu'à la circulation des marchandises, mais nous savons déjà qu'elle peut se faire en majeure partie sans l'aide d'argent véritable. C'est du crédit que s'accordent réciproquement les capitalistes productifs et qui se compense. Le véritable capital commercial est beaucoup plus restreint et c'est seulement là-dessus que le commerçant obtient un profit. Celui de l'industriel dépend du capital global, qu'il lui appartienne en propre ou lui ait été prêté, car c'est du capital productif. Le profit du commerçant dépend du capital vraiment employé, car celui-ci n'est pas du capital productif, mais n'accomplit que les fonctions de capital-argent et capital-marchandises. Le crédit ne signifie pas ici une simple séparation de propriété et, par là, un partage du profit, mais une diminution absolue du capital et, par là, du profit qui revient à la classe commerciale et qui doit lui être payé par les capitalistes industriels. Le crédit réduit ici directement les frais de la circulation, comme aussi le papier-monnaie.

Mais le profit commercial est une partie de l'ensemble de la plus-value créée dans la production. Plus est considérable cette part qui revient au capital commercial, plus est réduite, toutes proportions gardées, celle des industriels. Il y a par conséquent opposition d'intérêts entre capital industriel et capital commercial.

De cette opposition d'intérêts naît un conflit qui aboutit finalement à l'écrasement d'un des antagonistes au moyen de la création de rapports de dépendance capitalistes. Dans ce genre de conflit, ce qui décide en fin de compte, c'est la plus ou moins grande puissance financière. Mais il ne faut pas l'entendre du seul point de vue quantitatif. Nous avons vu tout au long de cette étude que la forme du capital joue aussi un rôle important. La disposition de capital-argent donne, toutes proportions gardées, la suprématie parce que les industriels aussi bien que les commerçants sont, avec le développement du système du crédit, de plus en plus contraints de faire appel au capital-argent. Ainsi l'établissement de rapports de dépendance entre l'industrie et le commerce s'accomplit de différentes façons.

Aussi longtemps que régnait la libre concurrence, le commerce pouvait utiliser à son avantage la lutte que se livraient entre eux les industriels. Cela particulièrement dans les branches d'industrie où la production était encore relativement dispersée et la concentration dans le commerce déjà avancée. Les rapports de crédit jouaient également dans le même sens. Tant que le crédit était en majeur partie du crédit de paiement et que les banques mettaient leur crédit principalement à la disposition du capital commercial, la supériorité financière était souvent du côté des commerçants. Ceux-ci l'utilisaient pour à l'occasion de leurs achats, faire pression sur les prix des producteurs et leur imposer des conditions de livraison et de paiement qui leur permettaient d'exploiter au maximum les avantages de la haute conjoncture et de rejeter en partie sur les producteurs les pertes de la période de dépression. C'est l'époque où les plaintes des industriels sur la dictature des commerçants se font de plus en plus bruyantes. Cette attitude des commerçants sera plus tard l’une des raisons mises en avant par les industriels pour justifier la formation de cartels. Mais la situation changera fondamentalement avec le changement des rapports des banques et de l'industrie et l'apparition d'unions capitalistes dans l'industrie.

Les unions industrielles partielles ont pour effet de diminuer le commerce. Avec les unions combinées, cet effet est direct, car elles rendent inutiles les opérations commerciales. Quant aux unions homogènes, elles agissent comme la concentration dans l'industrie, en général. Mais les unions à caractère de monopole ont tendance à supprimer complètement l'indépendance du commerce. Nous avons vu qu'un véritable contrôle du marché n'est possible que si les marchandises sont vendues par une centrale spéciale. Celle-ci doit, pour régler la production dans la branche d'industrie correspondante, pouvoir calculer à tout moment l'importance des débouchés. En outre, le niveau de la consommation dépend toujours du niveau des prix. C'est pourquoi l’union à caractère de monopole doit fixer les prix jusqu'au dernier stade et ne pas les laisser dépendre de facteurs extérieurs, avant tout des commerçants. Si on abandonnait à ces derniers l'exclusivité des opérations commerciales proprement dites, donc également le soin de fixer les prix, on les laisserait en grande partie libres d'utiliser la situation du marché, ce qui constitue en fait le principal avantage du cartel. Ils pourraient stocker les produits et attendre les périodes de haute conjoncture pour les vendre à prix élevés. D'une part, cela aurait pour résultat une restriction de la production, pour laquelle le cartel ne trouverait aucune compensation dans une augmentation du profit, et, d'autre part, cela conduirait les dirigeants du cartel à une fausse appréciation du marché s'ils prenaient cette demande spéculative et peut-être erronée des commerçants pour base de leur production. C'est pourquoi l'union à caractère de monopole aura tendance à supprimer l'indépendance du commerce. C'est seulement de cette manière que le cartel pourra pleinement utiliser son influence sur la fixation des prix.

Mais nous avons vu que la cartellisation représente déjà une union étroite de l'industrie et du capital bancaire. En règle générale, c'est le cartel qui disposera de la plus grande puissance. Il pourra alors dicter sa loi au commerce, en vue de lui enlever son indépendance et de lui ôter le pouvoir de fixer les prix. La cartellisation supprimera par conséquent le commerce en tant que sphère de placement du capital. Elle restreindra les opérations commerciales, en supprimera une partie et chargera ses propres employés, agents de vente du cartel, de réaliser les autres. Elle pourra même transformer une partie des commerçants jusqu'alors indépendants en ses propres agents. En ce cas, le cartel leur fixera d'une façon précise les prix de vente et d'achat, dont la

différence constituera leur bénéfice. L'importance de ce bénéfice ne sera plus déterminée par le niveau du profit moyen, ce sera un salaire fixé par le cartel. Mais si les rapports de force capitalistes étaient différents, les choses pourraient se passer différemment. Il est possible que les conditions pour la concentration aient été plus favorables dans le commerce que dans l'industrie. Dans ce cas, un petit nombre de commerçants ont en face d'eux un grand nombre d'entreprises industrielles relativement faibles en capital, qui sont obligées, pour écouler leurs produits, d'avoir affaire à ces commerçants. Ces derniers peuvent alors utiliser leur supériorité pour employer une partie de leur capital, au moyen d’une participation financière à ces entreprises, en tant que capital industriel Ce qui leur permettra de les obliger à leur vendre leurs produits meilleur marché. De tels rapports de dépendance se sont développés assez rapidement ces derniers temps dans certaines industries productrices de moyens de consommation qui vendent à un grand magasin capitaliste.

Ces rapports de dépendance reflètent à un niveau capitaliste élevé le processus qui a mené à l'apparition de l'industrie domestique capitaliste, où le commerçant a éliminé l'artisan. Mais des rapports semblables peuvent aussi se rencontrer de temps à autre dans des industries aptes à la cartellisation. Ici, le capital commercial, qui participe peut-être à toute une série de telles entreprises, peut jouer un rôle analogue à celui du capital bancaire.

Dans de tels cas, les commerçants participent directement au cartel. Mais ils le font parce qu'en fait ils participaient déjà financièrement à la production3. Pratiquement, rien n'est changé. Ici aussi le commerce perd toute influence sur la fixation des prix, il cesse de servir de marché aux industriels, qui maintenant entrent directement en liaison avec les consommateurs.

L'union à caractère de monopole a ainsi pour résultat d'éliminer le commerce autonome. Elle rend une partie des opérations complètement superflues et réduit les frais pour les autres.

C’est dans le même sens qu'agit la réduction des frais de circulation consacrés à gagner le consommateur aux produits d'une entreprise déterminée, de préférence à ceux des autres entreprises. En font partie les dépenses pour les démarcheurs, dans la mesure où leur nombre est conditionné par la dispersion de la production entre différentes entreprises, ainsi que celles consacrées à la publicité. Ces dépenses représentent des frais de circulation. Pour l'entrepreneur isolé, elles rapportent un profit dans la mesure où elles lui permettent d'accroître ses ventes. Mais ce profit est la perte des autres entrepreneurs au détriment desquels il a accru ses débouchés. Pour l'ensemble de la sphère de production, ces dépenses signifient une réduction du profit qui lui reviendrait sans elles. La cartellisation a pour résultat de les diminuer considérablement, ramène la publicité à une simple annonce et réduit les démarcheurs au nombre strictement nécessaire aux opérations commerciales, elles-mêmes réduites, simplifiées et accélérées.

Une évolution particulière se manifeste en Autriche. Ici, le commerce capitaliste proprement dit, pour certaines raisons historiques, ne s'est développé que d'une façon incomplète. Dans les secteurs qui produisent des articles de grande consommation et surtout là où la spéculation joue un rôle important, comme par exemple dans le commerce du sucre, la banque a pris les fonctions du commerce de gros, et cela d'autant plus facilement qu'il ne fallait y consacrer que des capitaux peu importants. Elle est donc intéressée, à la fois comme commerçant et comme donneur de crédit, à la cartellisation. Aussi, c'est en Autriche que l'influence directe et consciente du capital bancaire sur la cartellisation apparaît le plus nettement. La banque conserve les fonctions de vendeur pour le cartel et reçoit pour cela une commission fixe. Ces derniers temps, des tendances semblables se sont manifestées en Allemagne également. C'est ainsi que l'union bancaire de Schaffhouse a créé une section commerciale pour la vente de produits cartellisés4.

3 Pour l'organisation du commerce de la lignite de Bohême il est caractéristique que le commissaire de la vente et en même temps propriétaire de mine et détenteur de parts des sociétés représentées par lui. Les deux firmes de ventes de charbon J. Petschek et Ed. J. Weinmann ont créé à Aussig leurs centrales qui assurent la vente de la lignite pour les grandes sociétés de la Bohême... A Aussig, les deux firmes de charbon n'étaient à l'origine que les intermédiaires. Au début des années 90, un changement se produisit, qui eut son point de départ dans le développement puissant de la société minière de Brüx. Les ventes pour cette société furent assurées ensuite par la firme Weinmann. La société de Brüx acheta à très bas prix les mines inondées d'Osseg et devint ainsi la principale entreprise de l'industrie de la lignite de Bohême. Entre-temps les actions de la Brüx avaient changé de mains; la majorité était passée à un syndicat sous la direction de la firme Petschek à la suite de quoi la vente du charbon avait été confiée à cette firme. Une situation nouvelle était ainsi créée : le

commissionnaire de la vente était en même temps un gros actionnaire de l'entreprise, c'est-à-dire qu'il concluait les contrats de vente avec lui-même et exerçait également une grande influence sur la marche des affaires et la production.

C'est dans cette voie que dut s'engager aussi la firme concurrente; elle aussi réussit grâce à la possession d'actions à s'assurer une influence prépondérante sur les entreprises représentées par elle (Neue Freie Presse, 25 février 1906).

4 Dans le même ordre d'idée, la Neue Freie Presse du 18 juin 1905 caractérise comme symptomatique l'absorption d'une grande firme sucrière de Prague par le Kreditanstalt et poursuit : « Le commerce du sucre est devenu presque entièrement la victime de ces efforts. Au début des années 90 encore, la vente des produits de la plupart des raffineries de Bohême était l'apanage des riches négociants de Prague, qui en tiraient des bénéfices énormes, travaillaient souvent aussi pour leur propre compte et constituaient par leurs contrats, ainsi que par leurs liaisons avec les marchés extérieurs, un phénomène spécifique de la place. Les affaires de sucre des banques se réduisaient à la vente par commission pour leurs propres fabriques et à l'allocation de crédits dans le cadre de l'activité bancaire normale. Au cours des dix dernières années, un certain nombre de ces firmes privées se sont retirées ou ont été transférées aux banques, d'autres se sont vues contraintes de réduire considérablement leurs opérations, et parmi les anciens magnats du commerce du sucre seule est restée une

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