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- LA SOCIETE PAR ACTIONS

Dans le document LE CAPITAL FINANCIER. Rudolf Hilferding (Page 72-88)

1. Dividende et bénéfice des fondateurs

L'économie politique classique a cherché la différence existant entre l'entreprise individuelle et la société par actions avant tout dans la différence de leur forme d'organisation et les conséquences qui en découlent.

Elle a montré le « bon » et le « mauvais » côté des deux formes d'entreprise et souligné comme autant de marques distinctives, tantôt des facteurs subjectifs (participation et responsabilité plus ou moins grande des directeurs, contrôle plus ou moins facile de l'entreprise), tantôt des facteurs objectifs (possibilité plus ou moins grande de réunir les capitaux, pouvoir plus ou moins grand d'accumulation). Mais elle a oublié d'étudier en détail les différences économiques fondamentales entre les deux formes d'entreprise, bien qu'elles soient d'une importance décisive pour la compréhension du développement capitaliste moderne, compréhension impossible sans la victoire de la société par actions et les causes qui l'ont provoquée1.

La société industrielle par actions, que nous avons étudiée, signifie tout d'abord une modification de la fonction du capitaliste. Car elle a pour conséquence fondamentale ce que l'entreprise individuelle ne peut apporter que fortuitement, à savoir la libération du capitaliste industriel à l'égard de la fonction de l'entrepreneur industriel. Ce changement de fonction donne au capital investi dans la société par actions, pour le capitaliste, la fonction de pur capital-argent. De même que le capitaliste prêteur d'argent n'a, en tant que créancier, rien à voir avec la façon dont son capital est utilisé dans le processus de production, même si cette utilisation est en réalité la condition nécessaire du rapport de prêt, dans la mesure où son rôle consiste uniquement à prêter son capital pour qu'il lui revienne au bout d'un certain temps majoré de l'intérêt, sa fonction étant ainsi épuisée dans une transaction juridique, de même l'actionnaire fait fonction de simple capitaliste prêteur. Il donne de l'argent afin qu'il lui rapporte, dirons-nous pour employer une expression tout à fait générale. Mais il peut fixer lui-même la somme et n'est engagé que pour cette somme, de même que le capitaliste prêteur ne met en jeu qu'une somme dont il a fixé le montant. Mais il y a déjà ici une différence.

L'intérêt pour le capital-argent mis à disposition sous forme d'action n'est pas fixé d'avance comme tel, mais il n'existe que comme un droit sur le profit d'une entreprise déterminée. Une autre différence par rapport au capital de prêt consiste en ceci que le reflux du capital au capitaliste prêteur d'argent ne se fait pas directement, n'est pas stipulé à la conclusion de l'accord, comme conséquence naturelle de l'accord lui-même.

Considérons d'abord le premier de ces deux points. Il faut constater avant tout que le rapport d'un capital-argent mis à disposition sous forme d'action n'est pas du tout complètement incertain. Une entreprise capitaliste est fondée pour qu'elle donne du profit. L'obtention du profit et même, dans des conditions normales, l'obtention du profit moyen est le but de la fondation de l'entreprise. En tout cas, l'actionnaire est ici dans une situation analogue à celle du capitaliste prêteur d'argent, qui doit compter lui aussi sur la mise en valeur productive de son capital pour que son débiteur ne devienne pas insolvable. En général, l'insécurité peut-être un peu plus grande de l'actionnaire par rapport au capitaliste prêteur d'argent lui rapportera une certaine prime de risque. Mais il ne faut pas s'imaginer que cette prime apparaît d'une façon quelconque fixée et comme une revendication consciente et surtout mesurable de l'actionnaire. Plus exactement, elle résulte du fait que l'offre de capitaux-argent - et c'est au capital-argent libre que s'adressent les fondateurs - en vue d'un placement en actions sera, dans des conditions par ailleurs semblables, plus petite que pour les placements à intérêts fixes et particulièrement sûrs. C'est d'une façon générale cette différence de l'offre qui explique la différence des taux d'intérêt, de même que celle des cours des valeurs portant intérêt. La sécurité plus ou moins grande agit comme motif de l'offre plus ou moins grande. Mais c'est uniquement de cette différence dans le rapport de l'offre et de la demande qu'il résulte une différence du taux d'intérêt. Le rendement probable de l'action est par conséquent déterminé par le profit industriel et celui-ci, toutes choses égales d'ailleurs, par le taux de profit moyen.

Mais l'actionnaire n'est pas un entrepreneur industriel (capitaliste). Il n'est avant tout que capitaliste prêteur d'argent. Ce qui le distingue essentiellement du précédent, c'est qu'il dispose de son capital d'une tout autre façon. Le capitaliste industriel investit en tant que tel tout son capital dans une entreprise déterminée. La condition en est que son capital soit suffisant pour pouvoir fonctionner d’une façon indépendante dans cette branche d’industrie. L’actionnaire en revanche n'a besoin de disposer que d’un capital d'un montant tout à fait infime. L'entrepreneur industriel a investi son capital dans son entreprise, il n'agit que d'une façon productive dans cette entreprise et lui est intimement et durablement lié. Il ne peut pas le retirer, sinon par la vente de l'entreprise, ce qui signifie seulement un changement de personne, le remplacement d'un industriel par un autre. Il n'est pas capitaliste prêteur d’argent, mais capitaliste productif. Le revenu de l'entreprise - le profit 1 C'est cette conviction qui a animé Erwin Steinitzer lorsqu'il a intitulé son ouvrage sur la société par actions, Théorie économique de la

société par actions (Leipzig, Duncker et Humblot, 1908). Cependant il n'a pas vu non plus les particularités économiques fondamentales des sociétés par actions. L'ouvrage est d'ailleurs riche en fines observations.

industriel – lui appartient. Mais, si nous considérons l'actionnaire comme un simple capitaliste prêteur d’argent, le fait pour lui d'obtenir un intérêt sur son capital suffirait pour qu'il le mette à disposition. Pour que l'actionnaire devienne capitaliste prêteur d'argent, il est nécessaire qu'il puisse reprendre à tout moment le capital-argent qu'il a prêté. Mais son capital apparaît comme celui du capitaliste individuel fixé dans l'entreprise, Et c'est en fait le cas. L'argent a été cédé et a servi à l'achat de machines, de matières premières, au paiement des ouvriers, etc., bref il s'est transformé, de capital-argent en capital productif. A<Mp/F, pour entreprendre son mouvement circulaire en tant que capital industriel. Ce capital, une fois cédé, l’actionnaire ne peut plus le reprendre. Il n'a plus sur lui aucun droit, mais seulement sur une part déterminée du revenu. Toutefois, dans la société capitaliste, chaque somme d'argent a la capacité de produire un intérêt et, réciproquement tout revenu régulier, qui est transférable (et c'est le cas dans la mesure où il n'est pas lié à une condition purement personnelle et par conséquent passagère, indéterminable comme le salaire ouvrier, etc.) est considéré comme intérêt d'un capital et acquiert un prix égal au montant capitalisé au taux d'intérêt en vigueur2. Cela s'explique sans plus par le fait que des sommes d'argent de plus en plus grandes sont disponibles pour être mises en valeur et trouvent cette mise en valeur dans le droit à ce revenu. C'est pourquoi l'actionnaire est en mesure de reprendre à tout moment son capital au moyen de la vente de ses actions, de son droit à sa part de profit, et se trouve ainsi dans la même situation que le capitaliste prêteur d'argent. Cette possibilité de vente est fournie par un marché spécial, la Bourse des valeurs. C'est la création de ce marché qui donne au capital-actions, lequel devient dès lors à tout moment « réalisable » pour l'actionnaire individuel, le caractère de capital-argent. Réciproquement, le capitaliste prêteur d'argent conserve son caractère même quand il investit son capital sous forme d'actions. Le capital-argent libre est par conséquent comme tel, c'est-à-dire en tant que capital portant intérêt, en concurrence pour le placement en actions, de même que dans sa fonction propre de capital de prêt il est en concurrence pour le placement en prêts portant intérêt. La concurrence autour de ces différentes possibilités de placement rapproche le prix de l'action de celui des placements portant intérêt et ramène pour l'actionnaire le revenu sur le profit industriel à l'intérêt.

Cette réduction à l'intérêt est par conséquent un processus historique qui va de pair avec le développement du système des actions et de la Bourse des valeurs. Aussi longtemps que la société par actions n'est pas la forme dominante et que la négociabilité de l'action n'est pas développée, le dividende comprendra non seulement l'intérêt, mais aussi le bénéfice de l'entrepreneur.

Par conséquent, dès qu'apparaît la société par actions, l'entreprise industrielle fonctionne avec un capital-argent dont la transformation en capital industriel ne produit plus le profit moyen, mais seulement l'intérêt moyen.

Toutefois, il semble qu'ici apparaît une contradiction manifeste. Le capital-argent mis à disposition en tant que capital-actions est transformé en capital industriel. Qu'il fonctionne pour son propriétaire - donc subjectivement - tout à fait à la manière du capital de prêt ne peut sûrement avoir aucune influence sur le revenu de l'entreprise industrielle. Celle-ci produira tout comme avant, dans des conditions normales, le profit moyen. Que la société par actions vende sa marchandise au-dessous du profit moyen, qu'elle renonce volontairement à une partie de son profit, pour répartir un revenu qui ne rapporte que l'intérêt aux actionnaires, est une hypothèse tout à fait improbable. Car chaque entreprise capitaliste cherche à obtenir le plus haut profit possible, et c'est précisément cet effort qui a pour résultat la vente au coût de production, c'est-à-dire à un prix égal au prix de revient, plus le profit moyen. Il semble par conséquent que les facteurs susmentionnés, qui donnent subjectivement au capital-argent placé sous forme d'actions le caractère de capital de prêt, donc de capital portant intérêt, ne suffisent pas pour expliquer que le revenu de l'action se ramène à l'intérêt. Car il resterait à expliquer où est passée l'autre partie du profit, à savoir le profit moyen moins l'intérêt, cette autre partie du profit qui constitue précisément le bénéfice de l'entrepreneur. Voyons cela d'un peu plus près.

La transformation de l'entreprise privée en une société par actions peut créer l'illusion que le capital a doublé. Mais le capital initial avancé par les actionnaires est définitivement transformé en capital industriel, continue d'exister en réalité comme tel. L'argent a servi à l’achat de moyens de production, a été dépensé dans ce but et par là a disparu définitivement du processus de circulation de ce capital. C'est seulement la transformation des moyens de production en marchandises et la vente de ces marchandises qui fait refluer de l'argent, mais un tout autre argent, de la circulation. Par conséquent, l'argent payé pour les futurs achats d'actions ne sera pas du tout le même que celui qui a été avancé par les premiers actionnaires et consommé; ce n'est pas une partie intégrante du capital de la société par actions, du capital de l'entreprise. C'est de l'argent supplémentaire, nécessaire pour la circulation des coupons capitalisés. De même, le prix de l'action n'est en aucune façon déterminé en tant que partie du capital, mais en tant que part du revenu capitalisé, par conséquent non une grandeur relativement fixe, mais une grandeur qui varie selon le taux d’intérêt en vigueur. C'est pourquoi le prix de l’action ne dépend pas de la valeur (ou du prix) du capital industriel fonctionnant vraiment, car l'action n'est pas un bon sur une partie du capital fonctionnant en fait dans l’entrepris, mais seulement sur une partie du 2 « La valeur de l'argent ou des marchandises en tant que capital n'est pas déterminée par leur valeur en tant

qu'argent-marchandises, mais par la quantité de plus-value qu'ils produisent pour leurs propriétaires » (Marx, Le Capital, III , p. 340).

revenu et par conséquent indépendant, premièrement de la grandeur du profit (c'est-à-dire d'une grandeur beaucoup plus variable que ne serait le prix des éléments de production du capital industriel), et deuxièmement du taux d’intérêt en vigueur3 .

L'action est par conséquent un titre de revenu, titre de créance sur une production future, bon de revenu.

Du fait que ce revenu est capitalisé et constitue le prix de l'action, un second capital semble exister dans ces prix des actions. Mais il est purement fictif. Ce qui existe vraiment, c'est seulement le capital industriel et son profit.

Cela n'empêche pas que ce capital fictif existe sous forme de comptes et est mentionné comme « capital actions ». En réalité, ce n'est pas un capital, mais le prix d'un revenu, un prix qui n'est possible que parce qu'au sein de la société capitaliste chaque somme d'argent donne un revenu et que, réciproquement, chaque revenu apparaît comme le fruit d'une somme d'argent. Si pour l'action industrielle cette illusion est encore facilitée par le fait qu'il existe un capital industriel fonctionnant vraiment, le caractère fictif, purement comptable, de ce capital en papier est tout à fait certain pour d'autres titres de revenus. Des bons d'Etat n'ont besoin en aucune façon de représenter un capital existant. L'argent prêté par les créanciers de l'Etat peut s'être évanoui en fumée depuis longtemps, ces bons ne sont rien d'autre que le prix pour une part sur le produit des impôts, qui sont le revenu d'un tout autre capital que celui qui a été auparavant dépensé d'une façon improductive quelconque.

Les achats et ventes d'actions ne sont pas des achats et des ventes d'un capital, mais des achats et ventes de titres de rentes; les oscillations de leurs prix n'affectent en rien le capital industriel fonctionnant vraiment, dont ils représentent le revenu et non la valeur. Leur prix ne dépend pas seulement du revenu, mais du taux de l'intérêt auquel ils sont capitalisés. Mais ce dernier, dans ses mouvements, est tout à fait indépendant du sort du capital industriel individuel. Il en résulte déjà qu'il ne convient pas de considérer le prix de l'action comme une partie déterminée du capital industriel individuel.

Il n'est donc pas nécessaire que le montant total du capital-actions, autrement dit la somme des prix des titres de revenus capitalisés, coïncide avec le capital-argent initialement transformé en capital industriel. La question qui se pose est seulement de savoir d'où vient cette différence et quelle est son importance. Prenons une entreprise industrielle au capital de 1 million de marks. Supposons que le taux de profit moyen est de 15 %, le taux d'intérêt en vigueur de 5 %. L'entreprise donnera un profit de 150 000 marks. Mais cette somme de 150 000 marks, capitalisé en tant que revenu annuel à 5 % aura un prix de 3 millions de marks. A 5 %, le capital-argent préférerait peut-être recevoir des titres plus sûrs portant intérêt. Mais ajoutons à cela une haute prime de risque, disons de 2 %, tenons compte en outre des frais d'administration tantièmes, etc., qu'il a fallu retirer du profit de l'entreprise et qui étaient épargnés à l'entreprise privée, contrairement à la société, par actions, soit une diminution du profit disponible d’environ 20 000 marks : on pourra distribuer 130 000 marks, qui donneront aux actionnaires un intérêt de 7 %. Le prix des actions sera alors de 1 857 143 marks, disons 1 900 000 marks en chiffres ronds. Mais, pour donner un profit de 150 000 marks, il ne faut qu'un capital de 1 million de marks, ce qui fait que 900 000 sont libres, et ces 900 000 marks sont le produit de la transformation du capital rapportant un profit en capital portant intérêt (dividendes). Ils sont, si nous faisons abstractions des frais d'administration élevés qui découlent de la forme de la société par actions et diminuent le profit, égaux à la différence entre le montant capitalisé à 15 % et celui capitalisé à 7 %, par conséquent entre le capital qui donne le taux de profit moyen et le capital qui rapporte l'intérêt moyen. C'est cette différence qui apparaît comme « bénéfice des fondateurs », source de gain qui découle uniquement de la transformation du capital rapportant du profit en capital porteur d'intérêt.

La conception dominante, qui souligne avec tant de zèle le coût élevé de l’administration de la société par actions par rapport à l'entreprise privée, n'a pas vu ni expliqué ce problème étonnant : comment un gain peut-il provenir de la transformation d'une forme d'entreprise produisant à bon marché en une autre plus chère, mais s'est contentée de simples phrases sur le coût et le risque. Le bénéfice de fondation n'est ni du brigandage, ni une indemnité, ni un salaire, mais une catégorie économique spéciale.

Les économistes, dans la mesure où ils distinguent l'intérêt du bénéfice de l'entrepreneur, en général, conçoivent le dividende simplement comme intérêt, plus bénéfice de l'entrepreneur, c'est-à-dire exactement comme le profit de l'entrepreneur individuel. Qu'en cela on ne voit pas ce qu'a de spécifique la société par actions est clair. C'est ainsi que par exemple Rodbertus écrit : « Je veux encore ajouter, pour qu'on soit d'accord sur la terminologie, que le dividende d'une action comprend non seulement l'intérêt, mais aussi le bénéfice d'entreprise, ce qui n'est pas le cas de l'intérêt d'un titre d'emprunt4. » Ce qui rend impossible une explication du bénéfice des fondateurs. « C'est ... un bénéfice d'entreprise, qui, dans la forme d'activité5 de la société par actions, revient encore au propriétaire du capital (lequel, s'il avait prêté son capital à un entrepreneur privé, n'aurait reçu que l'intérêt courant) et même lui revient aussi facilement que l'aurait fait 3 Le lien entre le cours de l'action et la valeur du capital productif se manifeste seulement en ceci que le cours de

l’action ne peut pas tomber plus bas que la partie de valeur qui, en cas de faillite de l'entreprise, une fois les autres revendications satisfaites, correspondrait, sur la masse restante, à chaque action.

4 Lettres et études de politique sociale, de Rodbertus-Jagetzow. Editées par le Dr Rudolf Meyer, Berlin, 1880, I, p. 259.

5 C'est d'ailleurs faux : la société par actions n'est pas une forme d'activité, mais une forme d'entreprise.

l'intérêt, ce qui explique pourquoi la société par actions exerce sur nos capitalistes un tel pouvoir de séduction et pourquoi il est probable que cette forme d'entreprise par actions s'emparera de plus en plus du domaine industriel. Ce qu'on appelle brigandage financier n'est que simple écume, écume de l'affaire réelle6. » Abstenons-nous de toute condamnation morale pour expliquer le bénéfice des fondateurs, qui n'est pas en lui-même une escroquerie, mais ne fait que rendre l'escroquerie possible. Rodbertus conçoit la chose d'une façon unilatérale et par conséquent fausse quand il écrit : « Le capital de prêt initial cesse donc, sous la forme d'actions, d'être du capital de prêt et augmente lui-même de valeur dans les mains de ses propriétaires et cela d'une façon qui ajoute encore aux délices divines de la vie des capitalistes de prêt en leur accordant presque toute la rente du capital7 , par quoi Rodbertus entend le bénéfice d'entreprise, plus l'intérêt. Rodbertus ne voit que le contenu du processus, mais il ne s'aperçoit pas que la forme de la transformation est ici essentielle, du fait que le argent devient en même temps capital fictif, tout en gardant pour ses propriétaires la forme de capital-argent8.

Si nous considérons maintenant la forme de circulation propre du capital fictif, nous trouvons ce qui suit : les actions (A) sont émises, par conséquent vendues contre de l'argent (Ar). Cet argent se divise en deux parties : l'une (ar 1) constitue le bénéfice des fondateurs, appartient aux fondateurs, par exemple la banque d'émission, et sort de la circulation; l'autre (Ar 1) se transforme en capital productif et décrit le mouvement circulaire, déjà connu de nous, du capital industriel. Les actions sont vendues; pour qu'elles circulent elles-mêmes de nouveau, il faut de l'argent supplémentaire (Ar 2) comme moyens de circulation. Cette circulation (A-Ar2-A) se fait sur son propre marché, la Bourse.

Nous avons par conséquent la figure de circulation suivante :

A < Ar1

ar1 — M < Mp .... P.... M' — Ar'1 F

|

| Ar2

|

| A

Une fois émise, l'action n'a plus rien à voir avec le mouvement véritable du capital industriel qu'elle représente. Les heurs et malheurs qui l'attendent dans sa circulation propre n'affectent en rien le mouvement circulaire du capital productif.

Le commerce des actions, plus généralement des titres de capital fictif, nécessite un nouvel argent - argent liquide et argent de crédit -, par exemple des traites. Mais tandis que la traite était précédemment couverte par la valeur de la marchandise, elles l'est maintenant par la « valeur de capital » de l'action, laquelle dépend du revenu.

6 Rodbertus-Jagetzow, op. cit. p. 262.

7 Ibidem, p. 265.

8 Mais le socialiste conservateur qu'était Rodbertus a très bien saisi la signification révolutionnaire de la société par actions quand il écrit : « Cette forme d'activité (la société par actions), qui unit en un seul flot les canaux provenant de mille petites sources de capital, a une mission à remplir. Elle a à compléter l'œuvre du Créateur, percer des isthmes et des régions là où le Tout-puissant a oublié de le faire ou ne l'a pas fait à temps, relier sous le fond ou par-dessus la surface de la mer les pays séparés par elle, percer les montagnes, etc. La construction des Pyramides et les ouvrages phéniciens n'atteignent pas ce que le capital-actions a encore à créer. » Ainsi va rêvant Rodbertus, d'une façon non moins

romantique que le Saccard de Zola dans L'Argent. Mais il poursuit : « Quant à moi, j'ai encore pour elle une « flamme » toute particulière. Et pourquoi? Elle me nettoie ma rue. Et comment elle la nettoie ! Le libre commerce ordinaire sans forme d'actions n'est qu'un misérable balai : le libre commerce avec forme d'actions est un balai de machine à vapeur qui nettoie en dix ans autant que le balai du samedi en cent ans. Ne touchez pas aux sociétés par actions! La solution de la question sociale a besoin de ce balayeur des rues, car même sans forme corporative elle a besoin d'une propreté comme si les pigeons l'avaient choisie » (Op. cit., t. I, p. 291). Mentionnons également cette remarque très fine : « Comme l'entrepreneur individuel, le capitaliste de prêt disparaîtra de plus en plus sous la forme d'actions » (Ibidem, p. 286).

Incroyablement naïve est la présentation de Van Burghts dans le Dictionnaire des sciences sociales, à la rubrique « Sociétés par actions » : « La tâche et le but des entreprises sociales peuvent être, aussi bien de compléter et d'accroître la force de travail personnelle, le savoir et l'expérience de l'entrepreneur, que de renforcer la puissance du capital. » C'est comme si l'on écrivait dans un livre de cuisine : « La tâche et le but des boulettes de prunes peuvent être aussi bien le plaisir du palais que de fournir un salaire à la cuisinière. »

Dans le document LE CAPITAL FINANCIER. Rudolf Hilferding (Page 72-88)