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III. Aphasie, bilinguisme et code-switching

2. Les différents modes de récupération chez le bilingue

2.2. Les facteurs influençant les modes de récupération

Paradis a essayé de comprendre ce qui influençait les modes de récupération. La communauté scientifique a voulu mesurer l’incidence de nombreux facteurs, mais malgré les recherches, il est encore impossible de prédire le mode de récupération que pourra présenter un bilingue…

« Aucune corrélation n’a été trouvée entre les modes de récupération et les paramètres neurologiques, étiologiques, expérimentaux : ni le lieu ni la taille ou l’origine de la lésion, le type

1 Idem

2 Paradis Bilingual and polyglot aphasia (2001) 3 Lhermitte et coll. L’aphasie chapitre 18 (1983)

et la sévérité de l’aphasie, le type de bilinguisme, le type de structure de la langue ou les facteurs relatifs à l’acquisition ou l’habitude du patient. »1

Cependant, il nous parait intéressant de présenter ici les différentes lois qui ont été énoncées comme prédicatrices des modes de récupération que pourrait présenter un bilingue. Voici un bref historique des théories portant sur le sujet –présentées sous forme de classification- certaines ont été remises en question, mais restent des paramètres à avoir en tête lors de l’étude des bilingues aphasiques.

2.2.1. La classification de Lhermitte et coll.

Pour ces auteurs, il n’y a pas de corrélation entre le mode de récupération et le type d’aphasie que présente le bilingue ; les facteurs influençant les modes de récupération portant davantage sur des données propres au bilingue et à ses langues.

a. L’ancienneté

Un des facteurs expliquant un mode de récupération non parallèle serait celui de l’ancienneté : plus une langue a été acquise précocement, plus elle résisterait en cas de pathologie du langage2.

Cette hypothèse est appuyée par la loi de Ribot3 dite « loi de régression » selon laquelle la L1 est

toujours mieux récupérée que la L2, car les couches de mémoire plus récentes –auxquelles appartiendrait la L2- sont plus sujettes à l’oubli.

Les habitudes linguistiques prises dès l’enfance résisteraient mieux à l’aphasie. La L1 serait alors la première à être restituée en cas de récupération successive, elle serait mieux récupérée dans la récupération différentielle et serait la seule à l’être en cas de récupération sélective. Cependant, on s’aperçoit que cette loi ne rend pas compte des modes de récupération mixte et antagoniste…

b. L’automatisation

Selon la loi de Pitres4, le degré de pratique est déterminant pour le mode de récupération. En effet,

la langue que le patient avait le plus l’habitude d’utiliser, celle dont il était le plus familier, serait celle qui résisterait le mieux. Ainsi, il peut autant s’agir de la L1 que de la L2 du bilingue !

c. L’affectivité

Le degré d’affectivité qu’un bilingue peut avoir vis-à-vis de ses langues est un élément qui pourrait expliquer une récupération non parallèle de ses langues.

1 Paradis M. Aspects of Bilingual Aphasia p.211 (notre traduction) 1995 2 Lhermitte et coll. in L’aphasie (1983) chapitre 18

3 Ribot Th. Les lois de la mémoire (1881)

Cette hypothèse s’illustre dans la loi de Minkowski1 : la langue avec le plus de liens affectifs –

qu’il s’agisse de motivation professionnelle, d’une langue vue comme prestigieuse, ou de composantes psychosexuelles et psychosociales- serait la langue la mieux récupérée. Ainsi, il ne s’agirait pas forcément de la langue la plus forte du bilingue, ni forcément de sa langue maternelle !

d. La visualisabilité

Selon Lhermitte et coll.2, la récupération non parallèle des langues du bilingue peut s’expliquer

par la composante visuelle attachée à l’une d’entre elles, contrairement à l’autre.

En effet, une langue qui s’écrit, contrairement à un dialecte qui est principalement parlé, pourrait mieux résister à l’aphasie ; d’autant plus si les zones corticales dévolues à l’écriture et à la lecture ne sont pas atteintes !

e. La graphie

Une langue où la correspondance graphème-phonème est plus évidente –comme le russe par exemple- serait plus facilement récupérée, contrairement à une langue s’écrivant au moyen d’idéogrammes –on peut penser au japonais-.

f. L’orientation de l’écriture

Selon que l’on écrive de gauche à droite ou de droite à gauche et que le patient présente une hémianopsie latérale homonyme droite ou gauche, la lecture de l’une ou l’autre langue -en cas de bilinguisme français-arabe par exemple- pourra être favorisée par rapport à l’autre !

g. La sévérité de la lésion

Lhermitte et coll. remarquent qu’au premier ictus, les patients présentent plus fréquemment une récupération parallèle, alors qu’au second, l’une des deux langues est gravement atteinte, voire ‘’supprimée’’. Cette remarque rejoint la loi de Potzl3, selon laquelle plus une aphasie est sévère,

moins la récupération serait parallèle. Ainsi, la sévérité de la lésion, mais surtout la répétition, restreint les possibilités linguistiques et le choix des langues du patient bilingue aphasique.

h. La pertinence de la langue

La langue la mieux préservée peut aussi être la plus utile au patient ! Ainsi, les patients récupèrent souvent mieux la langue du lieu d’hospitalisation par exemple.

1 Minko wski Aphasia in Polyglots:Problems of Dynamic Neurology 1963 2 Lhermitte et coll. in L’aphasie (1983) chapitre 18

Cependant, ce cas de figure n’explique pas forcément un mode de récupération, car au-delà de ce dernier, le bilingue aphasique récupérera mieux une langue rééduquée et pratiquée. Même en cas de récupération parallèle, il pourra présenter les signes d’une récupération différentielle ou sélective par exemple, si l’une de ses deux langues à l’origine conservée n’est pas stimulée…

i. Le contexte d’acquisition

L’hypothèse de Lhermitte et coll. est que des langues apprises dans un même contexte sont plus solidaires, favorisant alors une récupération parallèle. Ainsi, un mode de récupération non parallèle pourrait s’expliquer par des contextes d’acquisition différents pour les deux langues. Cette situation fait référence aux différents modes de bilinguismes présentés dans le premier chapitre ; ici on peut penser au bilinguisme simultané et au bilinguisme successif.

2.2.2. Le point de vue de Robertson et Murre

Robertson et Murre1 ont présenté des facteurs connus pour influencer les modes de récupération

selon le type de lésion. A la différence de la classification précédente, l’influence des facteurs dépend de la lésion et non du bilinguisme du sujet.

x L’âge : plus le patient subit une aphasie à un âge avancé, moins il aura de chances de présenter une récupération parallèle de ses deux langues.

x Le QI pré-morbide et le niveau d’éducation : plus le niveau est élevé, plus le patient aura de chances de présenter une récupération parallèle.

x L’intégrité des lobes frontaux : si les lobes frontaux sont atteints, le patient a de forts risques de présenter des problèmes d’inhibition et de contrôle de ses deux langues, et donc de ne pas avoir une récupération parallèle de ses deux langues. Ceci peut se traduire en une récupération sélective ; une langue est totalement absente car inhibée. Ou bien, les deux langues se mélangent sans cesse, aboutissant alors à un code-switching pathologique. Ce défaut de contrôle ne permet pas alors une récupération parallèle des deux langues mais une récupération par mélange de celles-ci.

Les facteurs déterminant les modes de récupération d’un bilingue aphasique sont donc très difficiles à déterminer… Il n’y aurait pas un facteur, mais des facteurs influençant ces modes de récupération !

Or, leur importance est variable. Ce phénomène tient aux différences interindividuelles de récupération, à la diversité des langues maîtrisées par les bilingues aphasiques et aux nombreux déficits lésionnels possibles.2

Les raisons de la prédominance d’un facteur par rapport à un autre, comme prédictif du mode de récupération du bilingue aphasique, n’ont cependant pas été objectivées. Cette difficulté résulte du

1 Robertson & Murre Rehabilitation of brain damage: brain plasticity and principles of guided recovery (1999)

manque de données scientifiques quant aux mécanismes en jeu dans le bilinguisme, les implications linguistiques, neuropsycholinguistiques et neurologiques de ce dernier.1

Au-delà du mode de récupération lui-même, les différences typologiques entre les langues du bilingue peuvent induire une dissociation des troubles aphasiques, qui ici n’est pas due à un mode de récupération non parallèle…

2.2.3. L’importance de la typologie des langues du bilingue aphasique

Tomasello2 a répertorié les quatre signifiants linguistiques des langues, qui se distinguent alors

entre elles selon le poids qu’elles attachent à ces différents signifiants. x Les symboles individuels, ou lexèmes

x Les marqueurs sur les symboles, c’est-à-dire les marques morphologiques et grammaticales

x L’ordre de l’ensemble des symboles, c’est-à-dire l’ordre canonique des mots dans une phrase type

x Les variations prosodiques du discours.

Ainsi, certaines langues n’accordent que peu d’importance au troisième point ; l’ordre des mots est libre, contrairement au français. Ou encore, les variations prosodiques reçoivent une attention toute particulière, comme dans les langues à tons par exemple.

Green part de ces données pour postuler que ces différences entre les langues requièrent des différences de traitement.3 Donc une lésion peut avoir des conséquences différentes dans des

langues différentes -bien que le patient récupère sur un mode parallèle les deux langues- car un traitement particulier est plus important dans une langue que dans l’autre.

Une lésion sur une zone gérant ce traitement aura des effets considérables dans une langue, comme une récupération différentielle dans un cas, mais une récupération sélective dans un autre ! Lorenzen et Munoz4 dans une revue de l’art à propos des modes de récupération des bilingues

aphasiques et les facteurs les influençant, font état que concernant la morphosyntaxe : « les

troubles grammaticaux dépendent de la structure de la langue. »

Par exemple, si les marques morphologiques sont atteintes, cela sera plus notable dans une langue comme l’espagnol ; la flexion verbale y indique le sujet du verbe, alors qu’en français le sujet est exprimé. Ainsi, en cas d’agrammatisme où le patient ne conjuguerait pas ses verbes, l’absence de morphologie verbale sera moins gênante en français qu’en espagnol.

Les auteurs poursuivent à propos de la lecture et de l’écriture ; selon les différentes stratégies de lecture, une langue peut être très affectée à l’écrit (en lecture et en écriture) si elle fonctionne davantage avec la voie de lecture touchée par la lésion.

1 Green in Handbook of Bilingualism chapitre 25 2 To masello Language is Not an Instinct (1995) 3 Green in Handbook of Bilingualism chapitre 25

Par exemple, si la voie d’assemblage est atteinte, une langue comme l’espagnol qui fonctionne beaucoup par la correspondance phonème-graphème sera particulièrement touchée en langage écrit, contrairement au français par exemple, qui s’appuie sur les deux voies de lecture.

Ainsi, un mode de récupération parallèle pourra à première vue faire penser à un mode différentiel ; le langage écrit en espagnol laissant apparaître davantage de déficiences que le langage écrit français.

On comprend alors qu’il est essentiel de connaitre la structure des langues parlées par le bilingue aphasique afin d’interpréter au mieux les déviations aphasiques et de déterminer les types d’erreurs qui pourront être rencontrées.

Déterminer le mode de récupération d’un bilingue aphasique n’est pas chose aisée. De nombreux facteurs entrent en jeu et ces derniers n’ont pas toujours la même importance chez les sujets… en outre la typologie des langues du bilingue donne lieu à des expressions différentes des symptômes et brouille alors les pistes pour définir le mode de récupération du bilingue aphasique.

Cependant, il est essentiel de comprendre les causes des récupérations différentielles, afin de donner des bases théoriques à la rééducation de ces sujets1. La compréhension des troubles du

patient, mais aussi de l’histoire de sa langue, de son bilinguisme et de ses symptômes aphasiques sont les points clés du préalable à la prise en charge orthophonique ; c’est-à-dire le bilan qui s’associe à la pose du diagnostic orthophonique.