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III. Aphasie, bilinguisme et code-switching

3. Le bilan orthophonique du bilingue aphasique

Dans la convention nationale destinée à organiser les rapports entre les orthophonistes et les caisses d’assurance maladie, il est écrit : « Le bilan est l’outil indispensable à la pose du

diagnostic orthophonique, à la décision thérapeutique et à la conduite du traitement ; il en est le fondement. »2

Le bilan est un élément indispensable à toute prise en charge orthophonique. La qualité du bilan et de l’analyse qui en sera faite déterminera l’efficacité de la prise en charge qui en découlera. De nombreux bilans orthophoniques de qualité sont proposés pour l’aphasie. On peut penser au bilan d’aphasiologie de Blanche Ducarne, le MT 86 ou encore le BDAE. Ces bilans ont été étalonnés et validés… pour les monolingues. Qu’en est-il des bilingues aphasiques ? Et pourquoi ne peuvent-ils pas passer les mêmes bilans que les monolingues ? Quels sont les moyens qu’ont les orthophonistes pour pallier les difficultés langagières qui peuvent être rencontrées ?

Face à un bilingue aphasique, il nous paraît alors essentiel de connaître précisément son histoire linguistique, de la prendre en compte et d’évaluer ses deux langues en gardant en tête les particularités du sujet bilingue.

1 Köpke in Les pathologies acquises du langage chez le patient bilingue ou multilingue Rééducation

Orthophonique (N. 253 mars 2013) 2

Convention Nationale destinée à organiser les rapports entre les Orthophonistes et les Caisses d’Assurance Maladie (novembre 2012) annexe IV préambule

« Evaluer systématiquement les différentes langues connues par un patient aphasique est un prérequis clinique essentiel du diagnostic, de l’élaboration du programme de rééducation, de l’évaluation de la récupération. »1

3.1. L’anamnèse du bilingue aphasique

Dans un premier temps, il est essentiel de se faire une idée de l’usage qu’avait le bilingue de ses deux langues avant son aphasie. Il est difficile de connaître le niveau pré-morbide du bilingue dans ses deux langues, mais certaines données peuvent nous aider à nous en faire une idée.

L’anamnèse de l’aphasique bilingue possède les mêmes bases que celle du sujet monolingue, à laquelle on ajoute des éléments spécifiques. Pour présenter ces différents points, nous reprendrons la structure de notre première partie traitant de la classification des types de bilinguisme.

3.1.1. L’âge d’acquisition de la L2

Cette donnée permet tout d’abord de distinguer la langue maternelle de la langue seconde. Ensuite, cela nous permet de situer l’enracinement des langues : plus des langues sont apprises tôt, plus elles ont de chances de se procéduraliser et de s’automatiser.

De plus, des langues apprises en même temps -comme en cas de bilinguisme précoce et de bilinguisme simultané- ont davantage de chances d’appartenir aux mêmes réseaux linguistiques et corticaux ; on parle de chevauchement des représentations. Or, si tel est le cas, on peut s’attendre à une évolution parallèle des deux langues du bilingue.

3.1.2. Le contexte et le mode d’acquisition de la L2

Ce paramètre entre en compte pour déterminer la part d’affectivité assignée à la L2 du bilingue, comme nous l’avions vu dans notre premier chapitre.

Cette donnée permettra également de se faire une idée des domaines que le bilingue maîtrise dans sa L2 : l’apprentissage scolaire laisse entrevoir une plus grande maîtrise du langage écrit que dans un contexte familial par exemple.

3.1.3. Le niveau de compétence

Enfin, il s’agira de déterminer le niveau du bilingue dans les deux langues et sa compétence dans les différents domaines de la langue en langage oral et écrit. Les deux langues présentent rarement un niveau équivalent, au contraire elles sont souvent complémentaires !

C’est pourquoi Grosjean1 estime qu’il est impossible d’appliquer au bilingue les mêmes normes

qu’aux monolingues, car il a une complémentarité de leur usage et des comportements différents vis-à-vis des deux langues.

Pour avoir une idée de ses compétences, les deux paramètres précédents peuvent apporter des pistes, mais également toutes les questions concernant le niveau d’éducation du bilingue, les diplômes obtenus, le ou les métiers exercés au cours de sa vie.

3.1.4. Le bilingue et ses interlocuteurs

Cette dernière donnée est très importante, car elle permet de connaître la fréquence d’utilisation des deux langues par le bilingue, les domaines où elles interviennent respectivement (sphère familiale, travail, etc…), s’il s’agit d’une utilisation ‘’compartimentée’’ des deux langues ou au contraire d’une alternance régulière de celles-ci, comme avec des interlocuteurs maîtrisant les deux mêmes langues que le patient.

De plus, on pourra supposer plus facilement la part affective d’une langue selon les personnes avec qui le patient pratique cette même langue (époux, enfants, collègues…) et, également, cela permettra de mieux cibler les enjeux de la rééducation. Si le français est l’unique langue parlée avec la famille proche, nous comprendrons l’enjeu de la rééducation de cette dernière, par exemple.

Au vu de la particularité linguistique présentée par le bilinguisme, l’anamnèse du bilingue aphasique doit alors nécessairement prendre en compte les deux langues ; son histoire linguistique en quelque sorte. La singularité du bilingue aphasique se retrouve donc dans la suite du bilan, ainsi plusieurs paramètres sont encore à prendre en compte…

3.2. Les épreuves du bilan

L’orthophoniste a recueilli les données anamnestiques du patient et a alors une idée générale de ses compétences pré-morbides. Il s’agit maintenant de faire un état des lieux des compétences du bilingue aphasique contemporaines au bilan, donc suite à l’aphasie.

Ces épreuves permettront alors à l’orthophoniste de connaître les capacités résiduelles de l’aphasique sur lesquelles il pourra s’appuyer lors de la rééducation, ainsi que des paramètres à rééduquer.

Le caractère pathologique de la parole, du langage et de la communication du bilingue aphasique ne pourra être déterminé que par rapport à ses compétences avant l’aphasie ! D’où l’importance de l’anamnèse ; un patient bilingue ne pratiquant jamais l’une de ses langues dans son domaine professionnel ne pourra toujours pas, après son aphasie, fournir les éléments lexicaux en rapport avec sa profession dans cette même langue ! Ici, le manque du mot n’est pas pathologique puisque un pan du vocabulaire dans une langue était inconnu avant l’aphasie. L’anamnèse participe en ce sens au diagnostic orthophonique…

Au-delà de l’anamnèse, les tests sont à choisir avec précaution. Puisque le bilingue n’est pas deux monolingues en une personne, il paraît contradictoire de faire passer deux tests monolingues au bilingue pour chacune des langues.

La prise en compte de l’ensemble des capacités linguistiques du patient est donc essentielle lors de son évaluation, or de quels outils dispose l’orthophoniste ?

3.2.1. Les tests pour les monolingues

La plupart du temps, le bilinguisme du patient est mis de côté comme le soulignent Katia Prod’homme et Barbara Köpke1, ce dernier ne bénéficie alors que d’un bilan dans la langue de

l’hôpital.

Quand le bilinguisme est pris en compte, l’examinateur peut proposer un test en français, traduit dans l’autre langue du bilingue. Cependant, cela amène un biais à l’évaluation comme en témoignent Barbara Köpke et Katia Prod’homme : « On voit là les limites de la traduction : les

intrus phonologiques n’apparaissent plus, la complexité syntaxique n’est plus la même, etc. »

Il va sans dire que l’utilisation d’un interprète pour traduire un bilan français permet certes de se faire une idée des compétences de l’aphasique bilingue dans son autre langue, mais n’apporte pas des indicateurs précis des capacités résiduelles du patient et de ce qui lui fait réellement défaut. De plus, l’interprète n’est pas sensible aux mêmes données que l’orthophoniste et ne peut avoir la posture de thérapeute puisqu’il n’en est pas un. Ainsi, son comportement et ses réactions peuvent ajouter un nouveau biais à l’évaluation.

On comprend alors que ce type d’évaluation ne présente que peu d’intérêt ; la solution réside dans des tests adaptés pour chacune des langues du bilingue.

3.2.2. L’utilisation de tests spécifiques à chaque langue

Une autre alternative peut être de faire passer un bilan aphasiologique français et un bilan pour l’autre langue du patient ; un bilan utilisé par les thérapeutes de l’autre langue du patient. Ainsi, s’il s’agit de tester le patient en allemand par exemple, l’orthophoniste peut utiliser l’Aachen Aphasia Test2. L’utilisation de tests conçus pour des monolingues de langues diverses et variées

paraît intéressante, cependant leur accessibilité est limitée ce qui en rend l’usage difficile.

De plus, ils ne répondent pas à la même organisation, à la même structure ; ainsi la comparaison des deux tests et donc des résultats du patient pour chacune des langues sera biaisée : l’évaluation des deux langues de l’aphasique bilingue perd alors son intérêt ! C’est ce que remarquent Barbara Köpke et Katia Prod’homme : « Les tests étant organisés différemment, on ne peut pas obtenir

des données comparables pour les deux langues, permettant d’évaluer le type de récupération et l’évolution de celle-ci. »3

3.2.3. Le Bilingual Aphasia Test (BAT) de Paradis

Afin de répondre à ce besoin d’évaluation, Paradis a mis au point un bilan d’aphasiologie destiné aux bilingues.

1 Köpke & Prod’homme L’évaluation de l’aphasie chez un bilingue : étude de cas (2009) 2 Huber, Poeck, Weniger & Willmes K. Der Aachener Aphasie Test (AAT) 1983

Le test d’aphasie des bilingues est composé de trois parties :

x la première partie permet le recueil des données anamnestiques,

x la deuxième partie contient les épreuves spécifiques à chaque langue et comparables d’une langue à l’autre

x la troisième partie met en jeu les deux langues simultanément avec des épreuves de traduction et de jugement de grammaticalité.

« Les différentes versions du BAT [une version correspond à une paire de langue choisie] ne sont donc pas des traductions de chacune de ses langues, mais des tests culturellement et linguistiquement équivalents. »1

Malgré l’intervention de deux langues lors du bilan, il est important que l’examinateur reste en mode monolingue lors de la passation : « Par exemple, si un patient est suspecté de code-

switching pathologique [c’est-à-dire d’alternance des langues non contrôlée], il est important que les examinateurs faisant passer l’évaluation pour chaque langue ne parlent que la langue de l’épreuve qu’ils font passer (Grosjean, 1998). Par exemple, il serait idéal que l’examinateur faisant passer des épreuves en espagnol à un patient, ne maîtrise que espagnol ; ainsi les énoncés en anglais ne pourront pas être perçus comme intentionnels. » 2

Le BAT est disponible dans plus de 60 langues et dans de nombreuses paires de langues ; par exemple, le français peut être combiné avec les langues suivantes : allemand, amharique, anglais, arabe, arménien, basque, berbère, bulgare, coréen, croate, espagnol, farsi, finnois, frioulan, grec, hébreu, hongrois, italien, japonais, malgache, mandarin, néerlandais, ourdou, polonais, portugais, roumain, russe, serbe, somali, swahili, tchèque, vietnamien.3

A savoir que le nombre de langues combinées au français peut s’accroître ; le BAT est un outil destiné à évoluer : « les suggestions quant à la façon d’adapter le BAT à vos besoins particuliers,

ou comment élaborer une nouvelle version d’une paire de langues se trouvent dans l’ouvrage de Michel Paradis et Gary Libben (1987) The Assessment of Bilingual Aphasia. »4

Ainsi, nous voyons que l’orthophoniste a à sa disposition un outil très intéressant et adapté à ce type de patients. Le BAT est accessible en version informatisée ; il s’agit du screening-BAT, version abrégée du BAT accessible à tous5.

Une évaluation bilingue est donc essentielle à la bonne prise en charge du patient aphasique ; l’aphasie perturbe le système linguistique du bilingue, qui dans ce cas, est double. Une évaluation complète pour chacune des langues du patient permettra d’orienter au mieux sa rééducation ; d’où l’importance du bilan.

Ainsi, en ce qui concerne la rééducation, la question d’aider le patient à récupérer dans ses deux langues ne se pose plus, mais la question est plutôt : comment y parvenir ?

1http://www.mcgill.ca/linguistics/research/bat (notre traduction)

2 Lo renzen & Murray Bilingual Aphasia: A Theoretical and Clinical Review (2008) 3 Köpke & Prod’homme L’évaluation de l’aphasie chez un bilingue : étude de cas (2009) 4 Idem