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II. Le code-switching

2. Les mécanismes de formation du code-switching

2.3. L’implication de mécanismes neuropsychologiques pour l’élaboration du

Nous avons vu que le code-switching est un phénomène linguistique qui apparaît en situation de communication bilingue. Ce phénomène complexe met en jeu différentes fonctions exécutives qui permettent l’activation mais aussi l’inhibition ou la ‘’dé-sélection’’ des langues.

1 Klein A quantativ study of syntactic and pragmatic indications of change in the Spanish bilinguals in th e

U.S. in Labov Locating Language in Time and Space (1980)

2 Sankoff et Mainville (1986) code-switching of context-free grammars 3 Ro maine Bilingualism p.116

2.3.1. Activation des langues du bilingue en situation de code-switching

Avant de présenter les mécanismes neuropsychologiques contrôlant le code-switching, il nous faut expliquer le fonctionnement au niveau neurologique et neuropsychologique de ce dernier ! Il faut savoir, comme nous l’avancions dans notre partie traitant du bilinguisme, que les langues du bilingue ne sont pas forcément représentées et stockées dans les mêmes zones de son cerveau, ni traitées de la même manière. Ainsi, en cas de code-switching, les zones activées sont multiples, en sus des zones à activer pour l’activité même de l’alternance des dites langues.

Un monolingue qui produit un énoncé -dans une seule langue donc- verra différentes zones de son cerveau s’activer pour mener à bien cette activité. Le schéma ci-dessous1 illustre comment le

cerveau réceptionne et produit le langage. On voit alors, que différentes zones du cerveau gauche sont nécessaires pour cette tâche : l’aire de Broca, l’aire motrice du visage, le faisceau arqué et l’aire de Wernicke. Les informations décryptées par ces aires sont alors relayées aux organes phonateurs par les nerfs crâniens.

Figure 5. La neurobiologie du langage

Le bilingue produisant du code-switching, et donc du langage, verra fonctionner les mêmes aires dévolues à l’élaboration du langage oral. Cependant, comme il s’agira d’un énoncé dans deux langues, les zones où ces dernières sont stockées seront activées.

De plus, l’action même d’entremêler deux langues dans un même énoncé nécessitera l’activation de zones spécifiques. Une étude sur la stimulation cérébrale engendrée par le code-switching2

montre –grâce aux données de la neuroimagerie- que différentes zones cérébrales du bilingue élaborant du code-switching s’activent pour former un réseau à grande-échelle.

1 Kolb & Wishow Cerveau et comportement (2008) p.494

2 Moritz-Gasser & Duffau Evidence of a large-scale network underlying langage switching : a brain

En effet, ils remarquent la participation du cortex préfrontal dorsolatéral gauche, de l’aire inférieure gauche et du gyrus supramarginal. Le fascicule longitudinal supérieur relierait le gyrus temporal post-supérieur au gyrus frontal inférieur. Ils concluent alors que le code-switching est desservi par un réseau cortico-sous-cortical large plutôt que par une seule zone, ce qui appuie la complexité de ce mécanisme neuro-linguistique…

Nous n’entrerons pas dans les détails d’une description des fonctions dévolues à chacune de ces zones, mais il est à noter la forte participation d’aires situées dans le cortex frontal gauche. Or, cette zone est connue pour gérer les capacités d’attention, d’inhibition, de planification, de contrôle, etc… pour tout type de tâche.

Il s’agit de fonctions cognitives, et le code-switching est l’une d’entre elles. En effet, parmi les différentes fonctions exécutives, le code-switching s’inscrit dans la notion de shifting ou flexibilité mentale. Cette fonction permet de changer sa stratégie mentale en cours de processus, en se désengageant d’un ancien schème pour s’inscrire dans un nouveau1.

Le code-switching relève de ce processus, car il s’agit d’alterner des langues -donc deux systèmes fonctionnant différemment, réquerrant par là même des processus mentaux différents- ce qui implique un remaniement des représentations mentales et des constructions en cours, il s’agit de jongler entre deux systèmes répondant à des stratégies mentales différentes !

Ainsi, le bilingue qui pratique le code-switching devra inhiber la langue en cours pour intégrer des items de l’autre ; il sélectionne et dé-sélectionne2 en fonction de sa compétence, de sa propre

habitude qui constitue un véritable ‘’entraînement cérébral’’ au moyen de sa mémoire de travail.

a. La construction du code-switching ; rôle de la mémoire de travail

Quand un bilingue produit un énoncé contenant du code-switching, il doit jongler entre les éléments lexicaux, grammaticaux et morphosyntaxiques de ses deux langues pour mieux les accorder.

En effet, nous avions vu que le code-switching connait ses propres règles et contraintes auxquelles les éléments linguistiques des deux langues doivent se soumettre, ainsi le bilingue devra assembler les différents éléments de ses deux langues en gardant des données en mémoire, or quels éléments sont stockés dans la mémoire à long terme et quels éléments sont assemblés en cours de production dans la mémoire de travail ?

Tulving a défini cinq types de mémoires, dont la mémoire de travail qui manipule l’information temporairement3 et quatre autres mémoires : les mémoires sensorielle, procédurale, sémantique et

épisodique qui correspondent à la mémoire à long terme du modèle d’Atkinson et Shiffrin (1968).4Celle-ci a une capacité de stockage illimité dans le temps et dans son volume.

Les capacités de la mémoire de travail seraient en relation avec la performance du bilingue, car cette mémoire aurait un rôle pour départager des activations en compétition à travers les deux

1 Co llette, Hogge, Salmon & Van Der Linden Exploration of the neural substrates of executive functioning

by functional neuroimaging (2006)

2 Renata & Meuter in Handbook of bilingualism (2005) 3 Tulving Organization of memory : quo vadis ?(1995)

langues, en maintenant les informations propres à la tâche (comme pour une tâche de code- switching par exemple) et en inhibant les activations générant des interférences.1

Ainsi, la mémoire de travail a un rôle clé pour l’inhibition des items linguistiques pouvant intervenir dans le discours bilingue, et plus particulièrement en cas de code-switching où la coexistence de deux systèmes linguistiques qui s’harmonisent, peut activer d’autres éléments pouvant être en compétition avec les items-cibles. C’est grâce à ses capacités d’inhibition que le bilingue pourra éviter des interférences.

2.3.2. La compétition entre les deux langues du bilingue et ses capacités d’inhibition

L’inhibition est un mécanisme complexe qui permet de supprimer les actions inappropriées pour la tâche en cours et de résister aux informations non-pertinentes pouvant générer des interférences.2

On comprend bien l’implication des processus d’inhibition lors du code-switching, car le bilingue qui manipule deux systèmes linguistiques doit s’accommoder des règles de ces deux derniers, mais également des contraintes propres au code-switching lui-même pour inventer alors un nouveau système en quelque sorte. Pour ne pas rencontrer de déviations phonologiques, lexicales ou morpho-syntaxiques, il est nécessaire d’inhiber des éléments propres à chaque langue qui pourraient interférer dans la formation d’un code-switching correct.

De plus, les bilingues ont le plus souvent une langue plus forte que l’autre, dans laquelle ils sont plus performants, et même si les bilingues équilibrés existent, il y a forcément des domaines, des thèmes qu’ils savent mieux exprimer dans l’une de leur langue que l’autre. Ainsi, la compétition de la L1 avec la L2 peut être asymétrique : les réponses dans la langue dominante sont bien plus difficiles à inhiber et par conséquent les réponses dans la langue la plus faible sont plus difficiles à produire.3Ce phénomène a été décrit par Macnamara : « la facilité à produire des réponses

correctes (en code-switching) est exactement contrebalancée par la difficulté à inhiber les mauvaises réponses. »4

Les deux langues du bilingue sont donc en compétition constante, que ce soit lors de la production d’un énoncé unilingue ou lors d’un énoncé bilingue –avec le code-switching, par exemple-. La reconnaissance des mots chez le bilingue nous montre que même dans une tâche monolingue, les candidats lexicaux équivalents (ou équivalents de traduction) de la langue non-cible sont accessibles5. Renata Meuter6 ne veut pas en conclure que le système linguistique reste activé dans

son entier quand c’est le système linguistique de l’autre langue qui est requis, mais cela

1 Micheal & Go llan in Handbook of bilingualism chapitre 19

2 Bjorklund & Harn ishfeger The evolution of inhibition mechanisms and their role in human cognition and

behaviour (1995)

3 Meuter in Handbook of bilingualism chapitre 17 4 Macnamara (1967b) p.734 (notre traduction)

5 Van Heuven, Dijkstra & Grainger Orthographic neighborhood effects in bilingual word recognition

(1998) Kroll & Dijkstra The bilingual lexicon (2002)

indiquerait que les représentations lexicales sont liées dans les deux lexiques, celles-ci sont donc activées et disponibles.1

Ainsi, la compétition pour l’output -c’est-à-dire pour la production verbale- du système lexico- sémantique est résolue par l’inhibition ou l’activation des lemmes (suite de caractères formant une unité sémantique, pouvant constituer une entrée dans le dictionnaire ; plus communément appelée ‘’mot’’) en accord avec la pertinence des tâches et l’étiquetage de la langue associée selon le Modèle du Contrôle Inhibiteur de Green2.

Dans son modèle, les lemmes sont étiquetés grâce à des informations spécifiques à chaque langue, -c’est-à-dire que chaque élément issu d’une langue porte en lui la marque ou l’étiquette de son appartenance à une langue précise- et ces étiquettes sont soit inhibées, soit activées par les exigences de la tâche linguistique en cours3.

Toujours dans le modèle de Green, le contrôle inhibiteur serait régulé par le Système Attentionnel Superviseur –système particulier mettant en jeu des capacités d’attention élevées- qui contrôle les schémas d’actions et les gère en cas de conflit pendant le déroulement des traitements attentionnels automatiques4. C’est-à-dire que le SAS prend le relai en cas de situation non-

routinière, comme en cas de conflit entre les deux langues lors du code-switching.

Cette théorie de l’inhibition et de son rôle pour le code-switching est appuyée par les données cliniques portant sur des patients bilingues ayant subi des lésions au cortex préfrontal droit ou gauche. Ceux-ci présentent, suite à leur lésion, un code-switching pathologique5, qui peut

s’expliquer par des difficultés d’inhibition des langues en compétition. Les fonctions exécutives et les capacités d’attention seraient gérées principalement par le cortex préfrontal, ainsi la lésion de cette zone altèrerait les fonctions qui lui sont circonscrites ; ici les capacités d’attention et d’inhibition du patient bilingue.

Nous comprenons que l’inhibition joue un rôle majeur dans la maîtrise des items sélectionnés pour le code-switching, mais qu’en est-il du mécanisme de sélection d’éléments code-switchés ?

2.3.3. Activation et sélection des lemmes lors du code-switching

Lorsque le bilingue émet un message code-switché, comment se déroule la sélection des différents lemmes composant son message ? Comment la sélection d’une langue à l’autre est-elle possible du point de vue des mécanismes neuropsychologiques qui gouvernent le code-switching ?

Tout d’abord, nous avons vu précédemment que la sélection d’une langue ou d’une autre réside en partie dans le choix délibéré du bilingue d’émettre des items dans une langue particulière. Ce choix peut être influencé par les locuteurs en présence et le sujet de conversation. Cependant, le bilingue peut également subir ces indices ; s’il n’est pas particulièrement alerte, son système inhibiteur ne sera pas sollicité, et laissera passer des productions involontaires de code-switching.

1 Dijkstra, Timmermans et Schriefers On being blinded by your other language : Effects of task demands

on interlanguage homograph recognition (2000)

2 Green 1993, 1997, 1998

3 Meuter in Handbook of bilingualism chapitre 17

4 Friedenberg & Silverman Cognitive science : an introduction of the study of mind (2010) 5 Rééducation orthophonique n°253 mars 2013

Pour sélectionner le lemme dans la langue qui lui sied, le bilingue doit donc solliciter à nouveau son système attentionnel.

a. L’activation des lemmes

Par ailleurs, la sélection d’un lemme n’est possible que s’il est activé. Celle-ci se fait de la même façon que pour les monolingues : un concept active ses lemmes associés, en effet des nœuds conceptuels entre les différents éléments du lexique activent des lemmes plus périphériques par rapport au concept lui-même. Le schéma ci-dessous1 illustre ce mécanisme chez les bilingues, la

différence par rapport aux monolingues résidant dans l’activation d’équivalents de traduction.

Figure 6. Modèle de production du langage du bilingue, adapté de Poulisse, Bongaerts et Hermans L’image du vélo à dénommer active des indices conceptuels (conceptual cues) et la consigne donnée au bilingue étant la dénomination en anglais, l’indice ‘’langue anglaise’’ s’active (language cue : english) : tout ceci opérant au niveau conceptuel –également appelé niveau sémantique-. Les concepts activés, tels que ‘’deux roues’’, ‘’véhicule’’, etc activent des lemmes associés ; on arrive au niveau des lemmes, ou niveau lexical. Ainsi, plusieurs lemmes sont activés ; ici moto, vélo et chien qui n’ont pas le même degré d’activation. Chez le bilingue, des équivalents de traduction sont activés (en néerlandais dans le modè le). Enfin, la sélection du lemme ‘’bike’’ active la production des sons correspondant, au niveau phonologique.

Ce phénomène de liens conceptuels est plus particulièrement détaillé dans le Modèle d’Activation Interactive Bilingue de Dijkstra et Van Heuven1. Dans leur modèle, les nœuds entre les langues du

bilingue contrôlent le degré auquel n’importe quelle langue est plus ou moins activée, à travers la stimulation des connexions avec tous les nœuds, entre les mots de cette langue. Ici entre en jeu l’interaction des deux langues !

L’Hypothèse de l’Accès Différentiel2, quant à elle, avance que l’activation de lemmes dépend de

la saillance d’éléments émis antérieurement, qui indiquent alors la direction des activations –c’est- à-dire, quels lemmes peuvent s’activer en lien avec les précédents- ainsi que les combinaisons disponibles –autrement dit, quels lemmes sélectionner suite aux premiers activés, afin qu’un assemblage cohérent entre ces premiers et ces derniers soit possible- qui se feront au niveau de la formulation. Cela signifie que le début d’un énoncé influence la suite, et que les différents processus psycholinguistiques en jeu, se jouent en cours de formulation ; ce qui montre bien que la mémoire de travail est fortement sollicitée.

La présence de cognats est également un point important en ce qui concerne l’activation. En effet, les cognats constituent de réelles passerelles de la L1 à la L23, ainsi ils facilitent la production

linguistique en général4, donc cela concerne aussi la production de code-switching. Ce

phénomène appuie le Modèle d’Activation Interactive Bilingue ; l’activation d’un lemme sollicite les nœuds entre les lemmes et les langues, et donc leur activation.

b. Sélection et saillance

La saillance des éléments est une donnée cruciale, car en cas de bilinguisme on imagine que l’élément saillant, voit s’activer à force à peu près égale, son équivalent de traduction. Le système de sélection du bilingue voit s’activer deux éléments équivalents également saillants ; leur compétitivité sera résolue grâce au système inhibiteur qui inhibera l’un ou l’autre équivalent. Evidemment, nous verrons plus tard que ces systèmes ne sont pas parfaits et laissent apparaître parfois les deux éléments saillants…

Les difficultés rencontrées par le bilingue dans cette quasi égale activation de lemmes sont dues aux représentations conceptuelles communes ou partagées de ses deux langues5, avec un degré

variable de chevauchement au niveau orthographique6et phonologique7 dépendamment du degré

de similarité entre les langues.

c. Le maintien de la langue sélectionnée

Un autre fait intéressant concernant l’activation à la sélection des langues en code-switching est le maintien de la langue sélectionnée. Le maintien n’est possible que grâce à l’efficacité d’un

1 Van Heuven, Dijkstra & Grainger Orthographic neighborhood effects in bilingual word recognition 2 Myers-Scotton Handbook of bilingualism

3 RO mars 2013

4 Gollan & Michael Handbook of bilingualism chapitre 19

5 De Groot Word-type effects in bilingual processing tasks : Supports for a mixed-representational system 6 Bo wers, Mimouni & A rguin Orthography plays a critical role in cognate priming : Evidence from

French/English and Arabic/French cognates (2000)

7 Pallier, Colo mé & Sebastiàn-Gallés The influence of native-language phonology on lexical access :

système de contrôle, mais aussi grâce à la compétence du bilingue dans la langue employée. Ainsi, Renata Meuter1 avance : « L’habilité à code-switcher entre deux langues de façon

appropriée, et ensuite de maintenir cette sélection aussi longtemps que la situation le demande, nécessite des compétences de contrôle intactes. Les exemples d’erreurs indiquent alors que la compétence relative dans une langue joue un rôle important dans les processus de contrôle : la langue dominante la plus forte est à la fois plus difficile à inhiber et à contrôler. »

Se pose alors le problème suivant : comment déterminer la langue dominante du bilingue, celle où il est le plus compétent ? Nous avions décrit ce phénomène dans notre partie sur le bilinguisme, en cas de code-switching il y a aussi cette distinction qui intervient, mais également la définition d’une langue matrice -qui est la langue de base d’un code-switching- et la langue intégrée, qui est celle qui apporte des éléments à code-switcher au sein de la langue de base.