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Les expressions faciales linguistiques et émotionnelles

reconnaissance des expressions faciales

1. Les expressions faciales linguistiques et émotionnelles

Comme expliqué dans le premier chapitre, l’expression du visage est essentielle dans la communication signée. Pourtant il est nécessaire de faire la différence entre une expression faciale à visée linguistique et une expression faciale à visée émotionnelle. En effet, certaines expressions du visage vont être purement grammaticales et d’autres purement émotionnelles ou affectives. Ces deux types d’expressions se différencient également sur leurs dynamiques temporelles et sur les muscles utilisés. Prenons par exemple le verbe « étudier » et les marqueurs linguistiques de l’American Sign Language (ASL) (figure 3.8). En signant le verbe étudier en association avec l’expression linguistique MM, le signeur exprime

qu’il étudie de manière détendue sans réel investissement cognitif. Si ce même signe est associé à l’expression linguistique PUFF, le signeur exprime son exaspération, sa lassitude vis-à-vis de son activité d’étudier. Enfin, si le verbe étudier est associé à un haussement des sourcils (marqueur de la forme interrogative), le signeur demande à son interlocuteur si ce dernier a l’intention d’étudier. Toutes ces expressions faciales n’ont alors de sens que si elles sont connues et associées à un verbe et ne s’observent que dans les interactions en ASL. Il est au contraire possible de rencontrer un visage exprimant la peur dans un contexte autre que celui d’une communication en langue des signes tant chez les sourds que chez les entendants. À noter qu’il est pour autant possible d’associer le verbe étudier à l’émotion de la peur si le signeur veut exprimer l’émotion ressentie lorsqu’il a commencé à étudier le programme d’un cours auquel il a très peu assisté, une semaine avant l’examen.

Un second exemple illustrant la différence entre une expression linguistique et une expression émotionnelle concerne la nuance des couleurs. En ASL il existe un signe pour un certain nombre de couleurs, mais pas pour leurs nuances qui, elles, sont apportées par l’expression faciale. La couleur est toujours signée de la même façon, mais l’expression faciale précise sa nuance (e.g., un ton clair est signé avec les yeux plissés, un ton foncé avec les sourcils et les lèvres froncés). Ces expressions ont uniquement une portée linguistique et n’ont de sens que dans un contexte de communication et sans aucune valence émotionnelle.

Figure 3.8 : Exemple d’expressions faciales linguistiques en ASL (A) et d’expression faciales émotionnelles (B). Les labels sous les expressions linguistiques correspondent au nom des différents adverbes. D’après McCullough et al. (2005).

Cette distinction des expressions faciales linguistiques et émotionnelles est importante à prendre en compte, car elle s’observe également au niveau cérébral chez des personnes sourdes signeuses précoces (Corina, 1989; McCullough, Emmorey, & Sereno, 2005) et chez des patients sourds cérébro-lésés (Corina, Bellugi, & Reilly, 1999). Ainsi l’étude de McCullough et al. (2005) a comparé les activations cérébrales des personnes sourdes ayant l’ASL comme langue maternelle et des entendants non-signeurs en réponse (1) à la présentation de signes associés à des expressions faciales linguistiques ou émotionnelles (i.e., condition visage et signe) ou (2) à la présentation d’expressions faciales linguistiques ou émotionnelles sans signe associé (i.e., condition visage seul). Les participants réalisaient, dans une IRM, une tâche de jugement suite à la présentation de deux expressions consécutives (i.e., expression identique ou différente). Les auteurs se sont particulièrement intéressés à l’activation du Sulcus Temporal Superieur (STS) et du Gyrus Fusiforme (GF), deux zones impliquées dans le traitement des visages comme expliqué plus haut de ce manuscrit. Le STS est impliqué dans le traitement des zones « mobiles » d’un visage comme le regard ou la bouche et plus généralement dans les expressions faciales. Une attention particulière portée à une expression émotionnelle engendrerait des changements d’activations du STS de l’hémisphère droit. Le GF est quant à lui impliqué dans le traitement des propriétés invariantes d’un visage, d’où son autre nom de fusiform face area. Son activation suite à la présentation d’un visage est bilatérale ou spécialisée dans l’hémisphère droit selon les personnes.

Au niveau du STS les auteurs ont notamment observé que lorsqu’une expression linguistique associée à un signe était présentée aux sourds signeurs, ceux-ci présentaient une activation plus importante dans l’hémisphère gauche. Cette préférence hémisphérique ne s’observait que quand les expressions linguistiques étaient associées à un signe et uniquement chez les sourds signeurs. Les entendants non-signeurs présentaient quant à eux des activations plus importantes dans l’hémisphère droit, quel que soit le type d’expression et qu’elles soient ou non associées à un signe (figure 3.9, graphique A). Au niveau du GF, quel que soit le type d’expression faciale et qu’elle soit ou non présenté avec un signe, les sourds signeurs présentaient une spécialisation hémisphérique gauche à la présentation d’un visage. Au contraire, les entendants non-signeurs ne présentaient pas de spécialisation hémisphérique (figure 3.9, graphique B).

Ces résultats illustrent la plasticité du traitement cérébral des visages en réponse à des contraintes perceptives telles que la surdité précoce ou l’utilisation de la langue des signes comme langue maternelle en recrutant majoritairement l’hémisphère gauche (spécialisé dans le traitement du langage) pour traiter les visages. De plus, l’activation du STS de l’hémisphère gauche va dépendre du contexte de l’expression faciale et ne va répondre que lorsque le visage présente une expression linguistique associée à un signe, c’est-à-dire dans un contexte purement linguistique. Enfin il faut noter que les entendants non-signeurs ont des activations similaires que le contexte soit linguistique ou émotionnel et présentent des activations typiques (i.e. activation bilatérale ou dans l’hémisphère droit).

Figure 3.9 : Index de latéralisation en termes d’activation de voxels dans l’hémisphère gauche ou droit dans le STS (A) et dans le GF (B) selon les différentes conditions et pour chaque groupe. D’après McCullough et al. (2005).