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Troisième partie : Observation de la micro-structure de la rétine

L’étude de Codina et al. (2011) a observé des changements dans la structure rétinienne des personnes sourdes en utilisant l’OCT. Nous avons décidé de réaliser une étude exploratoire complémentaire à la précédente sur microstructure de la rétine de nos participants entendants signeurs et non-signeurs.

Méthode

Matériel et procédure

Lors de l’examen ophtalmologique réalisé avant les tests de CV, les participants passaient un OCT de la macula et un OCT de la papille optique. L’OCT est une technique d’imagerie reposant sur l’interférence des rayons de photons envoyés par la machine au travers de l’œil permettant d’acquérir des coupes anatomiques de la structure et de l’épaisseur de la rétine au niveau de la macula de l’ordre de 5 à 10 μm de précision. Chaque OCT était monoculaire sans dilatation préalable de la pupille (un OCT papillaire et un OCT maculaire sont reportés en annexe I et II)

Analyse des données

OCT maculaire. L’OCT maculaire mesure l’épaisseur moyenne des corps cellulaires ganglionnaires (GCL) de 6 cadrans (i.e., temporal supérieur, supérieur, nasal supérieur, nasal inférieur, inférieur et temporal inférieur). Plus la macula est épaisse, plus elle est composée d’un grand nombre de cellules rétiennes. Pour l’analyse statistique les 3 cadrans supérieurs ont été moyennés, idem pour les 3 cadrans inférieurs. Une ANOVA à mesures répétée a donc été utilisée avec le CV (i.e., supérieur, inférieur) comme variable intra-sujet et le groupe (i.e., entendants signeurs vs entendants non-signeurs) comme variable inter-sujet. Pour le groupe des signeurs, les corrélations entre les mesures d’OCT (papillaire et maculaire) et leurs caractéristiques de pratique de la LSF (i.e., âge d’apprentissage, année de pratique et fréquence de pratique) ont également été testées.

OCT papillaire. L’OCT papillaire mesure l’épaisseur moyenne de la couche des fibres optiques (RNFL) de la papille optique de 4 cadrans (i.e., supérieur, inférieur, nasal et temporal). Plus la couche de fibres optiques est épaisse, plus les fibres sont composées d’un nombre important de cellules rétiniennes. Comme pour l’analyse des champs visuels, seuls les cadrans supérieurs et inférieurs ont été inclus dans l’analyse statistique. Une ANOVA à mesures répétée a donc été utilisée avec le cadran (i.e., supérieur, inférieur) comme variable intra-sujet et le groupe (i.e., entendants signeurs vs entendants non-signeurs) comme variable inter-sujet.

Résultats

OCT maculaire. L’ANOVA à mesures répétées ne révèle ni d’effet principal du groupe, F(1,31) = 0.004, p = 0.95, η²p < 0.001, ni d’effet principal du CV, F(1,31) = 1.22, p = 0.28, η²p = 0.037. Un effet d’interaction entre le cadran et le groupe est observé, F(1,31) = 5.28, p = 0.028, η²p = 0.14. Plus précisément, les entendants non-signeurs présentent une asymétrie entre l’épaisseur du cadran supérieur de la macula et l’épaisseur du cadran inférieur, F(1,31) = 5.46, p = 0.026, η²p = 0.15, avec la partie supérieure plus épaisse. Cette asymétrie n’est pas observée chez les entendants signeurs, F(1, 1) = 0.76, p = 0.39, η²p = 0.02. Voir figure 2.29. De manière intéressante, cette asymétrie entre la partie inférieure et supérieure de la macula est significativement corrélée avec la fréquence de pratique hebdomadaire de la LSF, r = -0.50, p = 0.002. Plus la fréquence de pratique de la LSF est élevée, plus l’asymétrie entre la partie inférieure et supérieure de la macula est faible (figure 2.30). Aucune autre corrélation significative n’est observée (tous les p > 0.05).

OCT papillaire. L’ANOVA à mesures répétées ne révèle ni effet principal du groupe, F(1,31) = 0.27, p = 0.61, η²p = 0.008, ni d’effet principal du cadran, F(1,31) = 0.65, p = 0.43, η²p = 0.02, ni d’effet d’interaction entre les deux variables, F(1,31) = 0.73, p = 0.40, η²p = 0.02. De plus, aucune corrélation significative n’est observée entre l’épaisse de la couche des fibres optiques et la pratique de la LSF (tous les p > 0.05).

Figure 2.29 : Epaisseur moyenne de la partie supérieure et inférieure de la macula (en μm) chez les entendants non-signeurs et les entendants signeurs. Les barres d’erreurs représentent les erreurs standard à la moyenne.

Figure 2.30 : Corrélation entre la fréquence de pratique de la LSF (h/semaine) et la différence d’épaisseur entre la partie supérieure et inférieure de la macula. R²=0.25.

76 78 80 82 84 86 Entendants non-signeurs Entendants signeurs Epa is s e ur de l a m a c ul a ( μ m) Macula supérieure Macula inférieure * -3 -2 -1 0 1 2 3 0 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50 55 Macula supérieure plus épaisse (μm) Macula inférieure plus épaisse (μm)

Discussion

Le but de cette étude exploratoire était de comparer la structure de la rétine des personnes entendantes signeuses à celles des personnes entendantes non-signeuses. En effet, une précédente étude avait observé une réorganisation rétinienne chez les personnes sourdes au niveau, notamment, de la tête du nerf optique (i.e., fibres nerveuses rétiniennes péripapillaires et anneau neuro-rétinien) avec également des corrélations positives entre ces régions particulières de la tête du nerf optique et la sensibilité du CV périphérique (Codina et al., 2011). Dans notre étude aucune différence significative entre signeurs et non-signeurs n’a été observée au niveau de la tête du nerf optique, suggérant que la plasticité du système visuel périphérique observé par Codina et al. (2011) semble davantage due à la surdité précoce qu’à la pratique de la langue des signes. On ne pourra cependant pas statuer clairement sur cette dernière hypothèse sans avoir testé l’effet de l’apprentissage précoce de la langue des signes auprès d’un groupe de CODAs.

Par contre, nous avons observé des différences intéressantes au niveau de la macula et notamment dans la distribution des cellules ganglionnaires entre la partie inférieure et supérieure. La macula est située au centre de la rétine et entoure la fovéa. Avec un diamètre d’environ 5.5 mm, elle est responsable de la perception d’une portion du CV située entre 5 et 18 degrés (figure 2.31).

Dans notre étude et comme observé auprès d’autres populations contrôles (Chan, Duker, Ko, Fujimoto, & Schuman, 2006; Ooto et al., 2010), les entendants non-signeurs possédaient une couche de cellules ganglionnaires plus épaisse dans la partie supérieure de la macula par rapport à la partie inférieure. Cette asymétrie n’a cependant pas été observée chez les entendants signeurs qui possédaient une couche de cellules ganglionnaires aussi épaisse dans sa partie inférieure que supérieure. De plus chez les signeurs, la différence entre l’épaisseur de la partie supérieure et inférieure de la macula semble en partie liée à la fréquence hebdomadaire de pratique de la langue des signes puisque plus une personne pratiquait fréquemment la langue des signes, plus la différence entre partie supérieure et inférieure se réduisait allant même jusqu’à une inversion de l’asymétrie (partie inférieure plus épaisse que la partie supérieure) pour les très hautes fréquences de pratique. De manière intéressante, aucune de nos mesures sur la microstructure de la rétine ne corrèle avec l’âge d’apprentissage de la LSF et les 3 CODAs testés dans l’étude ne présentaient pas de patterns rétiniens particuliers. Ces résultats suggèrent que la pratique de la langue des signes induirait une plasticité du système visuel périphérique avec une modification de la répartition des cellules ganglionnaires de la macula. De plus le facteur déterminant de cette plasticité serait davantage la fréquence de pratique de la LSF que son âge d’acquisition.

Ces observations sont surprenantes et nécessitent d’être interprétées avec précautions. En effet, plusieurs points théoriques ou limites expérimentales doivent être pris en compte. Tout d’abord d’un point de vue anatomique, la rétine n’est pas totalement mature à la naissance et continue son développement jusqu’à sa forme terminale vers 4 ans (Hendrickson & Yuodelis, 1984; Yuodelis & Hendrickson, 1986). Si notre échantillon avait été entièrement constitué de CODA, il aurait été possible de penser que l’expérience précoce et l’apprentissage d’une langue sollicitant le système visuel influenceraient la maturation de la rétine en modulant les zones indispensables à cette communication visuelle. Or les entendants signeurs que nous avons testés ont pour la plupart appris la langue des signes une fois adultes (14 sur 17), c’est-à-dire bien après que la rétine ait terminé sa maturation, l’hypothèse de la plasticité précoce de la rétine ne peut donc pas être considérée. Il y aurait alors une plasticité du système visuel périphérique suite à un apprentissage tardif. À l’heure actuelle, une telle plasticité rétinienne ne semble pas documentée dans la littérature scientifique. Ces données sont à prendre avec précautions compte tenudu faible échantillon

de personnes testées. En effet, notre corrélation repose uniquement sur 17 observations et bien qu’elle soit significative il faut l’interpréter avec parcimonie. Il est nécessaire de tester davantage d’entendants signeurs pour confirmer ou non ces premiers résultats et pour pouvoir conclure sur une base de données plus solides. Si les observations sont confirmées sur un échantillon plus important, elles seront alors inédites et pourraient représenter une découverte intéressante dans la compréhension des répercussions de la pratique de la langue des signes sur le système visuel.