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Section théorique

2. Détection avec interférences

D’autres études se sont également intéressées aux processus de détection de cibles en situation d’interférence c’est çà dire en présence de distracteurs dans la scène visuelle nécessitant davantage de ressources attentionnelles (e.g., attention endogène sélective pour inhiber l’information visuelle interférente, réorientation de l’attention après la présentation d’un indice incongruent). En plus d’une tâche de simple détection, Reynolds (1993) a également testé l’effet d’interférence en présentant en même temps qu’une cible périphérique un distracteur au niveau de la croix de fixation centrale (i.e., formes

géométriques, pictogrammes ou lettres). Bien que les différences ne soient pas significatives, les sourds étaient plus rapides que les entendants dans toutes les conditions avec interférences et ne semblaient que peu sensibles à la présence d’un distracteur central (figure 2.13).

Figure 2.13: Effet d’interférence (en ms) dans les tâches de l’étude de Reynolds (1993). Les effets ont été calculés sur les moyennes rapportées par l’auteur en soustrayant les TR moyens des conditions avec interférence aux TR moyens de la condition de détection simple. L’absence d’information sur la variabilité intra-sujet rend l’interprétation du graphique compliqué. D’après Reynolds (1993).

Les paradigmes les plus utilisés pour tester les effets d’interférences sont des paradigmes expérimentaux de type Posner qui permettent d’évaluer l’effet d’un indice congruent ou non à la cible dans les temps de détection (figure 2.14). Une des études princeps est l’étude de Parasnis et Samar (1985) avec un paradigme classique de Posner d’indiçage fléché (indice congruent, neutre ou incongruent) avant l’apparition d’une cible en périphérie (ici 2°). Les participants devaient répondre le plus rapidement possible si la cible était apparue à gauche ou à droite de l’écran. En plus du type d’indiçage, les auteurs ont ajouté une condition appelée « charge fovéale » dans laquelle l’indice central était entouré de fillers (i.e., 5 croix non pertinentes pour la réalisation de la tâche). En absence de charge fovéale sourds et entendants présentaient le même pattern de résultats. Par contre, en situation de charge fovéale, le coût de l’indice incongruent était plus fort chez les entendants non-signeurs que chez les sourds signeurs avec un coût près de deux fois plus

0 5 10 15 20 25 30 35 40 Formes géométriques Pictogrammes Lettres Effe t d' in te rfére nc e (m s ) Entendants non-signeurs Sourds signeurs

important (x 1.9) que le bénéfice de l’indice congruent (vs x1.2 chez les sourds). Les auteurs concluent que les sourds seraient moins affectés par la présence d’informations de nombreuses informations fovéolaires non valides. De plus, les auteurs avancent que les sourds seraient plus flexibles pour réorienter leur attention (processus endogène) après qu’elle ait été capturée et orientée vers la mauvaise direction (processus exogène).

Figure 2.14 : Paradigme de type Posner pour évaluer l’effet de congruence entre un indice et la cible dans les temps de réponse. Ce genre de paradigme teste les mécanismes de capture, de désengagement et de réorientation attentionnel.

Lorsque l’indice (neutre, congruent ou incongruent) n’est pas présenté au niveau de la fovéa, mais à 20° d’excentricité visuelle, on observe que les sourds signeurs sont plus rapides que les entendants non-signeurs quel que soit le type d’indice (Colmenero, Catena, Fuentes, & Ramos, 2004). De plus, les entendants non-signeurs sont plus sensibles au type d’indiçage avec un plus grand bénéfice (avec l’indice congruent) et un plus grand coût (avec l’indice incongruent) que les sourds. Les auteurs estiment alors que les sourds seraient meilleurs pour désengager leur attention visuelle que les entendants du fait qu’ils doivent pouvoir passer d’une information visuelle à une autre rapidement afin d’avoir représentation rapide et efficace de l’environnement. Cette hypothèse implique également que les sourds pourraient être capables d’inhiber rapidement une information non pertinente, mais également de pouvoir y revenir rapidement si cette dernière devient pertinente par la suite.

Les sourds pourraient ainsi posséder un IOR (Inhibition Of Return) plus faible que les entendants. Le phénomène d’IOR est un phénomène qui s’observe dans des paradigmes de type Posner lorsque le SOA (Stimulus Onset Asynchrony) est supérieur à 300 ms. Dans ces conditions de SOA, le temps de réponse est typiquement plus court lorsque la cible est incongruente à l’indice que lorsqu’elle est congruente. En outre, plus le SOA est long plus les temps de réponses sont faibles. Les auteurs ont alors réalisé une nouvelle fois l’étude faisant

varier le SOA (i.e., 350 ou 850 ms). Alors que les entendants non-signeurs présentent un profil classique de IOR, les sourds ne présentent un effet d’IOR que pour un SOA de 350 ms. En effet, avec un SOA de 850 ms il n’y avait pas de différence entre condition congruente et non-congruente (figure 2.15). Selon les auteurs cet IOR moins long associé à de meilleures capacités d’alerte et d’engagement attentionnel pourrait permettre aux sourds d’être plus performants pour l’exploration des scènes visuelles dynamiques et complexes. À noter que cette absence d’IOR chez les sourds pour une SOA long n’a pas été observée dans l’étude de Chen, Zhang, et Zhou (2006) ni de Xingjuan, Yang, et Ming (2011) où des SOA entre 650 et 1250 ms induisaient un IOR similaire chez les sourds et les entendants. Ces deux études observaient tout de même des TR plus courts chez les sourds que chez les entendants.

Figure 2.15: IOR en fonction du SOA chez les entendants et les sourds. À noter que Valid représente la condition congruente et Invalid la condition incongruente. Colmenero et al. (2004).

Plus récemment une étude a ajouté une mesure oculométrique à l’analyse classique des temps de réaction pour une détection de cibles à 7 ou 17 degrés d’excentricité visuelle avec des SOA entre 150 et 800 ms (Prasad, Patil, & Mishra, 2015). La tâche des participants consistait tout d’abord à faire une saccade oculaire le plus rapidement possible vers la cible puis de faire une réponse manuelle classique en indiquant si la cible était apparue du côté gauche ou droit de l’écran. À la fois pour la réponse oculaire ou motrice, les auteurs n’ont

pas observé d’effet du groupe dans le IOR. De plus, les TR montrent des patterns similaires dans les réponses chez les sourds et les entendants, quelle que soit la congruence de l’indice ou plus surprenant l’excentricité de la cible. En revanche, les auteurs ont observé un effet de congruence chez les sourds supérieurs à celui des entendants dans les saccades oculaires Ils concluent alors que les sourds seraient plus rapides que les entendants pour orienter leur attention (i.e., pour faire une saccade oculaire) après un indiçage congruent. La même équipe de recherche a également exploré l’IOR par l’oculométrie chez les sourds en utilisant un paradigme différent, mais n’a pas observé non plus de différences entre sourds et entendants (Jayaraman, Klein, Hilchey, Patil, & Mishra, 2016).

En utilisant une méthodologie légèrement différente que dans les expériences précédentes (Heimler et al., 2015) ont voulu comparer l’effet d’un indiçage central à composante sociale (i.e., le regard d’un visage) à celui d’un indiçage central classique (i.e., une flèche).Contrairement aux études précédentes qui ne présentaient que la cible d’un côté ou de l’autre l’écran cette étude présentait en plus de la cible (i.e., un losange dépourvu de son angle supérieur) un distracteur dans l’autre moitié de l’écran (i.e., un losange classique), voir figure 2.16. Selon les auteurs et considérant la place particulière du visage dans la langue des signes, il est possible que les informations délivrées par le regard puissent avoir un potentiel d’interférence plus important chez les sourds signeurs que chez les entendants non-signeurs. L’indice à composante sociale était un visage dont le regard portait vers la droite ou vers la gauche. Tout comme avec l’indiçage classique, l’orientation du regard pouvait être congruent ou non au côté d’apparition de la cible. Les résultats montrent que les deux groupes sont sensibles de la même façon à un regard incongruent. Mais alors que les entendants non-signeurs répondent plus rapidement quand le regard est congruent, les sourds ne tirent aucun avantage du regard congruent dans leur temps de réponse.

Figure 2.16: Paradigme expérimental utilisé par Heimler et al. (2015). Le participant devait indiquer de quel côté apparaissait le losange « coupé », ici à gauche. À noter que la cible était précédée par un visage (identique) aux yeux fermés dans la moitié des essais ou aux yeux ouverts avec le regard droit devant dans l’autre moitié.

Les sourds ne présentent donc pas d’effet de congruence en présence d’indiçage à portée sociale. Cette résistance à l’orientation du regard serait un processus davantage lié à la surdité qu’à la pratique de la langue des signes puisque les données de 13 CODAs testés par la suite par les auteurs montrent un pattern de performances similaire entre entendants signeurs et non-signeurs. Il est par ailleurs important de noter que cet effet de résistance à la compatibilité indice-cible semble spécifique à l’orientation du regard puisque dans la tâche classique d’indiçage fléché sourds et entendants présentaient le même profil de performances avec des TR et un effet de compatibilité similaires (figure 2.17). L’absence d’effet de congruence chez les sourds uniquement dans la condition visage montre le rôle atypique du visage pour cette population dans la modulation de l’attention spatiale. Les auteurs interprètent cette résistance comme le reflet d’une hausse du contrôle cognitif face aux informations délivrées par les visages. En effet, afin de favoriser les interactions sociales et les échanges signés il semble nécessaire de ne pas être distrait dès qu’une personne fait

un mouvement oculaire même si celui-ci s’avère par la suite pertinent. Cette hausse du contrôle cognitif face aux mouvements du regard permettrait d’assurer un focus attentionnel performant. Les auteurs concluent alors les mécanismes attentionnels modulés par la surdité semblent en partie dépendants de la nature du stimulus et soulèvent l’importance de réaliser des études plus écologiques afin de se rapprocher au maximum de situations réelles pour comprendre la surdité.

Figure 2.17 : Comparaison des temps de réaction moyens (en ms) dans la tâche d’indiçage social (gaze cue) et d’indiçage fléché (arrow-cue) en situation incongruente (uncued) et congruente (cued). Heimler et al. (2015).

Dans l’ensemble, les études sur la détection de cibles montrent que sans interférences les sourds sont plus rapides que les entendants pour détecter l’apparition d’une cible dans leur champ visuel périphérique. Cette hausse de réactivité pourrait être attribuée à une hausse de l’attention exogène (i.e., capture attentionnelle) chez les personnes sourdes. En condition d’interférence, les résultats sont moins clairs. Les disparités observées pourraient être dues à la diversité des méthodes et variantes du paradigme de Posner utilisées, à la diversité des consignes données au participant ou encore à la diversité des excentricités visuelles utilisées. Alors qu’il est difficile de conclure sur une modulation de l’IOR, les sourds semblent néanmoins avoir des mécanismes d’orientation et de désengagement attentionnel plus efficaces que les entendants non-signeurs. Ces modulations pourraient être sensibles à la nature de la cible. Il faut enfin noter que l’effet éventuel de la langue des signes dans ces modifications reste largement inexploré.

iv. Discrimination et identification dans le CVP

Contrairement à la détection, la discrimination de cibles nécessite un engagement attentionnel. En effet, alors que la détection implique principalement la capture d’une attention distribuée face à l’apparition d’une cible (i.e, attention exogène), la discrimination nécessite un engagement et une orientation attentionnels contrôlés afin de traiter la cible de façon adéquate (i.e., attention sélective endogène). Ces capacités attentionnelles pour le traitement d’une cible ont également été étudiées auprès de la population sourde.