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Le but de cette étude était de tester expérimentalement la présence d’un biais attentionnel dans le CV inférieur chez les signeurs (sourds et entendants) comme observé dans l’étude de Dye et al. (2015). Nous avons comparé les performances de sourds signeurs, de CODAs et d’entendants non-signeurs dans la réalisation d’une tâche de recherche visuelle dans le CV périphérique. La tâche utilisée dans cette étude nécessite l’engagement de l’attention divisée et sélective. En effet, le participant doit déployer son attention sur les 6 formes géométriques présentées pour ne sélectionner que la cible et traiter l’information à l’intérieur (i.e., orientation de la ligne)

Avec un modèle hiérarchique de diffusion dans la de prise de décision, nous avons estimé les valeurs de 3 paramètres résumant les performances des participants. Les paramètres a et v représentent les caractéristiques inhérentes à la prise de décision avec la quantité d’informations nécessaires pour prendre une décision (a) et la vitesse à laquelle ces informations sont accumulées (v). En plus le modèle estime un dernier paramètre (t) illustrant le temps non-décisionnel c’est-à-dire, le temps écoulé avant le début du processus de prise de décision (ex., perception sensorielle, encodage visuel) ainsi que le temps écoulé entre la prise de décision et la réponse effective du participant (ex., processus sensoriels, planification et exécution motrice). Le premier paramètre, le threshold (a) reflétant la quantité d’information nécessaire pour prendre une décision, était comparable dans les trois groupes, quel que soit le champ visuel. En effet, le modèle expliquant le mieux les valeurs des threshold est le modèle n’incluant ni d’effet du groupe, ni d’effet du CV.Par contre, les résultats montrent une différence intéressante dans les asymétries de champ visuel entre les groupes dans la vitesse d’extraction des informations pertinentes pour prendre une décision

(drift-rate, v). Les trois groupes possèdent une vitesse globale d’extraction des informations similaire, mais les sourds signeurs présentent une asymétrie entre la vitesse dans le CV inférieur et celle dans le CV supérieur avec une vitesse plus élevée dans le CV inférieur. Cette différence ne semble pas attribuable à l’apprentissage précoce de la langue des signes puisque les CODAs ne présentent pas d’asymétrie de CV. Il est possible que l’absence de retour sonore suite à la réalisation de mouvements (e.g., le bruit d’un verre que l’on pose sur une table) obligerait à porter davantage d’attention visuelle vers l’espace d’action. Or, l’espace visuel inférieur peut être considéré comme l’espace de l’action4. Ainsi, grâce aux mécanismes de compensation sensorielle, la vitesse d’extraction des informations visuelles pertinentes dans cet espace de l’action se serait développée chez les personnes sourdes afin d’intégrer de manière optimale les détails nécessaires à la compréhension des conséquences de leurs actions (non linguistiques). Cette hypothèse pourrait expliquer un drift-rate plus rapide chez les sourds dans le CV inférieur. Enfin, les sourds signeurs possèdent un temps de réponse non décisionnel (t) plus court que les entendants non-signeurs et les CODAs quel que soit le CV. Bien qu’il ne soit pas possible de caractériser directement le processus « non décisionnel » à l’origine de cette différence, il est fort probable que ce soit un processus ayant lieu avant le début de la prise de décision du type perception sensorielle, encodage visuel puisque les sourds signeurs sont généralement plus rapides que les entendants (signeurs ou non-signeurs) dans les tâches de type détection cible qui ne nécessitent pas de prise de décision (étude 2 de ce travail de thèse, Bottari, Nava, Ley, & Pavani, 2010; Loke & Song, 1991; Neville & Lawson, 1987). De plus, il est difficilement concevable que cette différence soit due à une programmation ou exécution motrice plus rapide, puisqu’il n’existe -à notre connaissance- aucune étude suggérant une telle différence entre sourds et entendants. Ainsi il semble donc que les différences observées avec l’application du modèle de prise de décision dans la tâche de recherche visuelle soient davantage une conséquence de la surdité précoce plutôt que de la pratique de la langue des signes.

Nous pensons que la façon la plus précise pour analyser les données dans des tâches comme celle de cette étude est d’utiliser les modèles de diffusion afin de décomposer les

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Voir les travaux de Previc (1990, 1998). Selon cet auteur, l’espace inférieur est l’espace de l’action, l’espace péri-personnel principalement relié à la voie magnocellulaire. Au contraire, l’espace supérieur est l’espace lointain, celui par lequel on construit et perçoit son environnement principalement relié à la voie parvocellulaire.

performances en différents paramètres reflétant différents des processus cognitifs (Ratcliff & Childers, 2015). Malgré cela, nous avons également analysé les données brutes de notre étude en comparant les temps de réponses d’un côté et la précision des réponses de l’autre afin de pouvoir comparer nos résultats avec la littérature, car il n’existe pas, à ma connaissance, d’étude ayant appliqué un modèle de prise de décision dans le traitement de leurs données. Au niveau des temps de réponses correctes, l’analyse « classique » ne révèle pas de différence notable entre les trois groupes avec également une proportion bonnes réponses similaires avec environ 90% de bonnes réponses. Mais si l’on s’intéresse à la distribution de ces bonnes réponses entre les CV supérieur et inférieur, les signeurs (sourds et entendants) présentent un profil différent des entendants non-signeurs. Alors que les performances entre les deux CV sont similaires chez ces derniers, les signeurs font davantage de réponses correctes dans le CV inférieur. Ce biais pourrait être le reflet d’une redistribution des ressources attentionnelles vers le CV inférieur chez les signeurs. La pratique de la langue des signes ne permettrait pas une augmentation globale des bonnes réponses, mais modifierait l’équilibre dans la sensibilité des CV. A force de sollicitation, le CV inférieur drainerait des ressources attentionnelles habituellement dévolues au CV supérieur afin de pouvoir répondre de façon optimale aux contraintes de la langue des signes.

La redistribution de l’attention visuelle chez les sourds a été observée dans une précédente étude entre le CV central et le périphérique (Proksch & Bavelier, 2002). La tâche utilisée dans cette étude est une tâche d’attention sélective. Selon Proksch et Bavelier (2002) la redistribution de l’attention vers le CV périphérique chez les sourds signeurs ne serait pas la conséquence d’un apprentissage précoce de la langue des signes puisque les CODAs présentaient des performances comparables aux entendants non-signeurs. Mais, ces résultats ne sont pas nécessairement incompatibles avec les nôtres puisque les auteurs ne se sont pas intéressés aux différences de performances entre le CV supérieur et inférieur. Il est possible que globalement les entendants (signeurs ou non) aient moins de ressources attentionnelles dans l’espace périphérique que les sourds, mais qu’en même temps, la pratique de la langue des signes (chez les sourds ou et les entendants) entraine un biais attentionnel en faveur du CV inférieur périphérique. Cette hypothèse explique les résultats de l’étude de Dye et collaborateurs (Dye, Hauser, & Bavelier, 2009; Dye et al., 2015). En effet, dans cette étude les auteurs ont observé que les sourds (signeurs ou non) avaient de

plus grandes capacités d’attention divisée et sélective entre le CV central et périphérique que les entendants (signeurs ou non), mais que les signeurs (sourds ou entendants) présentaient un biais attentionnel dans leur CV périphérique inférieur plus important que les non-signeurs (sourds ou entendants).

Même si l’analyse ‘’RT & Accuracy’’ n’est pas la plus optimale, elle permet de faire un parallèle très intéressant entre nos résultats et ceux rapportés par la littérature. Elle illustre l’importance d’explorer davantage les asymétries verticales de CV chez les sourds et entendants signeurs. De plus, l’absence d’étude sur la cognition visuelle chez les sourds utilisant les modèles de diffusion pour la prise de décision rend compliqué la mise en perspective de nos résultats. Il serait extrêmement intéressant de pouvoir récupérer les données de certaines études précédemment publiées afin d’estimer les paramètres du modèle et de les comparer dans une méta-analyse. Il serait également très intéressant de comprendre mieux pourquoi les résultats du HDDm et de l’analyse classique ne sont pas compatibles vis-à-vis de l’impact de la pratique de la langue des signes. Les deux méthodes d’analyse ne se focalisent pas tout à fait sur des mécanismes cognitifs équivalents. La modélisation des données a pour but de décomposer les processus de prise de décision dans les temps de réponse avec que l’analyse ‘’RT & Accuracy’’ donne un aperçu des performances brutes des participants. Il se pourrait ainsi que sur les données brutes on observe un effet de la pratique de la langue des signes avec un biais en faveur du CV inférieur, mais que si l’on se concentre sur les mécanismes de prise de décision on observe que la surdité précoce entraine un biais dans la vitesse d’extraction des informations en faveur du CV inférieur. Le calcul d’un d’ serait pertinent pour évaluer la sensibilité respective dans le CV inférieur et supérieur de chacun des groupes.

Pour conclure, nos résultats corroborent la littérature avec des performances d’attention divisée et sélective dans le champ visuel périphérique plus élevées chez les sourds signeurs (e.g., Proksch & Bavelier, 2002 ; Dye et al., 2015) particulièrement dans le CV inférieur. L’influence de l’apprentissage précoce de la langue des signes sur ces performances attentionnelles est néanmoins difficile interpréter à cause de résultats d’analyses différentes relativement contradictoires. Cette étude corrobore également la littérature avec des temps de traitement visuel bas niveau (non-decision time) plus rapides chez les sourds signeurs que chez les entendants (e.g., Bottari et al., 2010 ; Loke & Song,

1991 ; Neville & Lawson, 1987). Cette étude étant la première à utiliser un modèle de prise de décision dans l’étude du traitement visuel chez les sourds et les signeurs, il serait désormais intéressant de compléter et de répliquer nos observations avec des données traitées de façon similaires.