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La langue des signes : pratique et expertise d’une langue visuo-motrice

2. Les différents gestes de parole

Les gestes de paroles de la langue des signes peuvent être de natures différentes. Ils peuvent être des signes iconiques, des signes non iconiques ou des classifieurs. Les signes iconiques sont des signes qui ressemblent au mot auquel il fait référence. Le mot tree en American Sign Language (ASL) peut ainsi être caractérisé d’iconique (figure 1.17) puisque l’on comprend facilement que l’avant-bras représente le tronc et la main le feuillage et que le tout est posé sur le sol illustré par l’avant-bras gauche. Au contraire, un signe non iconique est un signe dont la gestuelle ne ressemble pas à son sens. Le mot mother en ASL est par exemple un signe non iconique (figure 1.18). Un signe possède 4 caractéristiques : la forme de la main (ou des deux mains si le signe est bimanuel), son orientation, sa localisation et enfin son mouvement. Ainsi les signes tree et mother partagent la caractéristique de la forme de la main, mais diffèrent sur toutes les autres. Les signes mother et father sont identiques sur la forme, l’orientation et le mouvement, mais alors que le signe mother si signe au niveau du menton, le signe father se signe au niveau du front. Il n’existe pas de signes pour tous les mots et notamment les noms propres, les noms de villes ou de marques ; dans ces cas-là, le mot est épelé avec l’alphabet manuel.

Figure 1.17: Le signe tree en ASL. Pour illustrer le mouvement des feuilles la main droite fait de mouvements de rotation. http://www.lifeprint.com/

Figure 1.18: Le signe mother en ASL vu de face et de côté. http://www.lifeprint.com/

Un signe peut également être un classifieur qui permet à l’interlocuteur de simplifier un signe pour préciser sa taille, sa forme, sa localisation ou son mouvement. Un même classifieur peut être utilisé dans des situations très variées pour faire référence à des choses ou actions très différentes. Par exemple en ASL le classifieur C (i.e., la forme de la main ressemble à la lettre C, figure 1.19) peut faire référence à un objet de forme cylindrique comme une bouteille et va être utilisé pour décrire les actions réalisées avec cette bouteille (e.g., prendre une bouteille d’eau sur une table, boire et la reposer sur la table), mais le classifieur C peut aussi permettre de préciser l’épaisseur de quelque chose (e.g., épaisseur de la couche de neige tombée pendant la nuit, figure 1.19).

Figure 1.19 : Le classifieur C en ASL. Dans l’image de gauche, le signeur fait référence à un objet cylindrique. Dans l’image de droite, il fait référence à l’épaisseur de quelque chose. http://www.lifeprint.com/

Les signes ne sont pas les seules productions nécessaires à la communication en langue des signes puisqu’une partie du message linguistique est véhiculé par des informations non-manuelles via les expressions faciales ou la posture du corps. En effet, les expressions faciales vont être indispensables pour remplacer la prosodie de la voix et donner des indices sur l’état émotionnel de la personne, mais elles servent également de marqueurs grammaticaux et syntaxiques (Brentari & Crossley, 2002; Liddell, 2003; Reilly, Mcintire, & Seago, 1992; Reilly & Bellugi, 1996). Un même signe n’aura pas la même signification selon l’expression faciale associée. Les sourds possèdent ainsi une très grande palette d’expressions faciales pour préciser et nuancer leurs gestes de paroles. Enfin, comme ils doivent traiter les informations affectives et syntaxiques des visages il est possible que les sourds développent un système particulier du traitement des visages afin de maximiser et optimiser la prise d’informations nécessaires à la compréhension de la langue des signes.

ii. Une langue (presque) comme les autres

Plusieurs études se sont interrogées sur la nature et la localisation des activations cérébrales de la langue des signes. Grâce aux études de cas de sourds atteints d’aphasie et aux études en neuroimagerie, on sait maintenant que les langues visuo-motrices partagent un grand nombre d’activations cérébrales avec les langues orales avec une activation importante de l’hémisphère gauche et des aires de Broca et Wernicke dans la compréhension et production de langue des signes (Campbell, MacSweeney, & Waters, 2008; MacSweeney, Capek, Campbell, & Woll, 2008, figures 1.20). Il existerait néanmoins des différences entre les langues orales et les langues signées avec notamment un recrutement plus important de l’hémisphère droit chez les signeurs (pour des résultats contradictoires voir la revue de questions de Campbell et al., 2008). Cette possible augmentation de l’activation pourrait être liée à la spécialisation de l’hémisphère droit dans les processus visuo-spatiaux (Hellige, 1993) dont certaines aptitudes sont nécessaires à la compréhension de la langue des signes. De plus, les performances en rotation mentale, génération d’images ou encore en mémoire spatiale seraient améliorées chez les signeurs sourds ou entendants (Emmorey, 2001). Cette possible augmentation de l’activation pourrait également être liée à la spécialisation de l’hémisphère droit dans le traitement et la

reconnaissance des visages (Haxby, Hoffman, & Gobbini, 2000) et à la nécessité, en langue des signes, de traiter efficacement les expressions faciales.

Figure 1.20: Régions cérébrales activées dans la compréhension de phrases en British Sign Language chez les sourds signeurs natif (à gauche) et dans la compréhension de phrases audio-visuelles anglaises chez les entendants non-signeurs. (MacSweeney et al., 2008)

iii. Les contraintes visuo-spatiales de la langue des signes

La pratique et la compréhension de la langue des signes imposent des contraintes visuo-spatiales. En effet, pour avoir une communication efficace en langue des signes, les locuteurs doivent gérer deux flux d’informations visuelles différentes simultanés avec le traitement des signes de parole d’une part et le traitement des expressions faciales de leur interlocuteur d’autre part. L’espace de signation est l’espace dans lequel le signeur produit les signes (figure 1.21). La majorité des signes sont produits entre la poitrine et le cou, une partie moins importante au niveau du visage et de très rares signes sont produits au-dessus du visage ou au niveau de la ceinture.

Figure 1.21: Représentation de l’espace de signation (parabole noire). La parabole violette représente la zone où la majorité des signes sont produits.

L’étude des mouvements oculaires lors de conversations en langue des signes montre que les signeurs regardent presque exclusivement le visage de leur interlocuteur et non les signes (Agrafiotis, Canagarajah, Bull, & Dye, 2003; Emmorey, Thompson, & Colvin, 2009; Muir & Richardson, 2005). Par exemple, Emmorey et al. (2009) ont analysé les stratégies visuelles d’un groupe de sourds signeurs précoces et d’entendants suivant des cours de langue des signes (ASL) depuis 9 à 15 mois (i.e., signeurs novices) lors de l’observation de deux histoires signées. Quel que soit le niveau de fluence en ASL, les participants passaient au moins 80% du temps total de l’histoire à observer le visage du signeur1. Par ailleurs, les auteurs ont observé une interaction intéressante entre le niveau de fluence en ASL et la partie du visage observée. Alors que les sourds signeurs focalisaient leur regard principalement sur le nez du signeur, les entendants novices en ASL focalisaient davantage leur regard sur la bouche du signeur (figure 1.22). Pour les auteurs, les novices fixeraient davantage la bouche du signeur dans le but d’acquérir des informations lexicales supplémentaires fournies par les mouvements de la bouche qui ressemblent souvent à ceux nécessaires à la production du mot en anglais. Les novices seraient donc plus dépendants que les signeurs précoces des informations provenant de cette partie du visage. Mais cette différence pourrait également refléter une différence plus générale dans la stratégie d’observation des visages entre les sourds et les entendants plutôt qu’une différence entre novices et fluents en ASL.

Figure 1.22 : Répartition du temps de regard passé sur le visage du signeurs chez les sourds signeurs précoces et les entendants novices en ASL. Emmorey et al. (2009)

Les signeurs ne regardent donc pas en vision centrale les signes produits par leur interlocuteur. Ces derniers sont perçus et traités dans le champ visuel périphérique inférieur de l’observateur. On peut estimer que les signes sont perçus entre 4° et 15° d’excentricité visuelle2. La conversation en langue des signes nécessite donc un traitement du visage par le champ visuel central et la perception des signes dans le champ visuel périphérique inférieur.

iv. Déterminer l’influence respective de la surdité et de la langue des signes

L’étude de l’impact de la surdité dans la cognition doit nécessairement considérer le rôle de la pratique de la langue des signes dans les résultats observés. La surdité et la pratique de la langue des signes sont, en effet, deux potentielles sources de plasticité perceptive. Une plasticité observée chez les sourds profonds précoces est une conséquence de la compensation sensorielle alors qu’une plasticité observée chez les signeurs (sourds et entendants) peut être une conséquence d’une expertise linguistique et visuo-motrice. Pour contrôler l’effet de la variable confondue de la pratique de la langue des signes chez les sourds, un groupe d’entendants signeurs comme les CODAs est parfois ajouté au design expérimental.

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Estimation basée sur un calcul d’angles pour deux interlocuteurs situés à environ 120 cm l’un de l’autre. 120 cm représente la distance limite entre l’espace personnel et social selon la théorie de la proxemie (Hall, 1963).

Les CODAs (Child Of Deaf Adults) sont des entendants dont les parents sont sourds. La langue des signes étant leur langue maternelle, cette population très particulière constitue la population contrôle idéale puisque les performances des CODAs reflètent les conséquences de l’acquisition précoce de la langue des signes sans l’influence de la surdité. Les CODA constituent une population relativement rare et former un groupe expérimental avec uniquement des CODAs est compliqué. Il est alors plus facile de constituer un groupe d’entendants signeurs ayant appris la langue des signes tardivement en tant qu’adolescents ou adultes. Ces derniers sont généralement des interprètes de langue des signes, des professionnels de soins ou d’accompagnement social ou encore des éducateurs/enseignants spécialisés travaillant quotidiennement avec des personnes sourdes. Un tel groupe d’entendants signeurs aura certes une grande variabilité dans l’âge d’acquisition de la langue des signes, mais tous auront une fréquence de pratique élevée et régulière contrairement à la population CODA dont la fréquence de pratique peut être très variable (les CODAs n’interagissent pas forcement quotidiennement avec des personnes sourdes).

CHAPITRE 2 :

La perception dans le champ