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L’ESS, avant d’être labélisée comme telle, a eu de nombreuses appellations, produit de longs débats théoriques et de processus sociohistoriques (Laville, 2013). Car, évidemment, la réponse à la question sociale n’est pas uniforme et homogène ; plusieurs écoles de pensée y ont apporté leur contribution. Le débat n’est aujourd’hui pas clos, mais un certain consensus a vu le jour en Europe francophone. Ici, nous allons passer en revue quelques-uns des courants – à la fois contradictoires et complémentaires – rattachés, de près ou de loin, à l’ESS, pour en faire sa généalogie. Toutes ces notions posent plus ou moins explicitement la question du désencastrement économique soulevée en introduction, remettant de facto en cause l’autonomisation des activités économiques.

42 https://www.apres-ge.ch/node/29863

43 https://www.apres-ge.ch/ ; l’association genevoise a décidé, fin 2020, de ne plus s’appeler « chambre » mais « réseau » de l’ESS.

44 https://apres-bejune.ch/

2.2.1 L’associationnisme

L’associationnisme est né dans la première moitié du 19ème siècle, du contexte historique évoqué ci-dessus – la paupérisation du prolétariat, accentuée en France par la loi Le Chapelier (1791), qui interdit tous corps intermédiaires (syndicats, mutuelles, associations ouvrières, etc.) au nom de la liberté du travail et de la libre concurrence. L’associationnisme n’est pas un courant contemporain, mais influence, aujourd’hui encore, fortement l’ESS. À ce titre, un acteur important de l’ESS française, le sociologue Jean-Louis Laville, souhaite que l’ESS renoue avec le fil associationniste, qui perçoit l’agir associatif au sens large, et ne le réduit pas à de simples statuts (Laville, 2016, p. 25‑26). La genèse associationniste repose sur un postulat bien plus ample : « la société civile ne se réduit pas un système de besoins, pas plus qu’elle ne peut être isolée de l’économie dans une vision trop simpliste. (…) De nombreuses associations se forment pour revendiquer une influence réciproque et explicite des sphères politique et économique » (ibid., 2016, p. 50). La première phase de création moderne des associations cherchait donc à conjuguer les registres politique et économique pour répondre à la question sociale, ce qui dépasse largement la vision mainstream de l’association contemporaine.

L’association, au sens associationniste du terme, est promesse d’une « unité supérieure ». Le courant se distingue de l’utopisme, qui élude les questions du pouvoir politique et des droits de propriété. La spécificité de l’associationnisme est d’opérer la rencontre avec la démocratie, en revendiquant des « droits pour tous les citoyens » et en s’attaquant à un « ordre économique entérinant les inégalités » ; « il refuse que la naissance confère des privilèges » et s’oppose à l’idée d’une « loi naturelle de l’économie de marché ». In fine, le mouvement plaide pour une juste rétribution des classes laborieuses (ibid., 2016, p. 74‑75).

2.2.2 Le tiers-secteur

Traditionnellement, seuls deux secteurs s’opposent ou se complémentent : le privé et le public. Les approches anglo-saxonnes du tiers-secteur, qui se confrontent aux approches européennes de l’ESS, supposent une séparation entre trois secteurs : l’État, le marché et le tiers-secteur (non-profit sector) (Itçaina, 2018, p. 199). Ce troisième secteur n’est « ni capitaliste », « ni étatique » mais relève du secteur « non lucratif », « regroupant les associations et les démarquant ainsi à la fois des entreprises lucratives et des administrations publiques » (Laville, 2016, p. 243). Le non-lucratif est privilégié lorsque les « solutions fournies par le marché et l’État s’avèrent défaillantes » (ibid., 2018, p. 199). Le tiers-secteur se différencie de l’économie sociale du fait que cette dernière accepte, dans une certaine mesure, la lucrativité et d’autres formes juridiques au-delà de la seule association. La conception du

tiers-secteur souffre, selon l’approche française, d’un biais anglo-saxon ; sa conception serait

« influencée par la configuration américaine du secteur, avec une discrimination positive en faveur de la philanthropie, une structuration autour de la contrainte de non-distribution des excédents et un rôle marqué des fondations bénéficiant de fortes incitations fiscales » (Laville, 2016, p. 285). L’économiste Geneviève Azam, en faisant implicitement écho au désencastrement économique, résume :

« La reconnaissance d’institutions tierces reste finalement le produit des défaillances de l’ordre marchand et non celui d’un projet collectif. Elle renvoie davantage à l’ordre du faire, du fabriquer, de la poiesis au sens d’Aristote, que de l’agir commun, de la praxis. En ce sens-là, comme l’indique H. Arendt, elle ne peut conduire au politique. (…) Le tiers-secteur traduit précisément l’affaiblissement des utopies politiques, des grands récits. (…) Il concourt à l’économicisation des pratiques sociales, à leur dépolitisation » (Azam, 2003, p. 157).

2.2.3 L’économie sociale

L’originalité de l’approche de l’économie sociale réside dans sa conception plus large des organisations, en comparaison à celle du tiers-secteur, qui exclut coopératives et mutuelles conformément au facteur déterminant de la non-lucrativité, et qui envisage le bénévolat sous un angle économiciste. A contrario, l’économie sociale impose des limites à la lucrativité, tout en rendant possible l’inclusion des actions collectives « fondées sur l’entraide et la participation des citoyens concernés par les problèmes sociaux » (Laville, 2016, p. 286). Selon l’approche juridico-institutionnelle, l’économie sociale met l’accent sur tous les statuts qui restreignent l’appropriation privée des résultats par le capital (acapitalisme), tout en favorisant la constitution d’un patrimoine collectif (Laville, 2016, p. 288). Néanmoins, cette approche court le risque de « donner la primeur au critère d’activités marchandes et d’occulter l’interrogation sur le fonctionnement interne » (Itçaina, 2018, p. 199). À préciser que l’économie sociale n’est plus une spécificité française, mais est présente en Europe et ailleurs dans le monde à travers de nombreuses organisations, dont le spectre statutaire peut varier (Swaton, 2011, p. 19). Ce dernier fait d’ailleurs l’objet de débats entre les tenants de l’économie sociale pour déterminer s’il est pertinent ou non d’inclure les fondations45 dans celle-ci, ou plus largement de savoir à partir de quel moment une entreprise quitte le mouvement de l’économie sociale (ibid., 2011, p. 34).

45 Par exemple, la fondation philanthropique étasunienne Bill & Melinda Gates, dont les motivations commerciales font partie intégrante de leur fondation (Astruc, 2019).

Par ailleurs, selon Jean-François Draperi, l’économie sociale ne doit pas seulement être une doctrine, mais doit rechercher une cohérence entre la pensée et l’action. Pour Draperi, l’économie sociale est une « tradition de pensée à part entière », par-delà les deux traditions dominantes de l’approche « classique » de la sociologie et de l’approche « critique », basée sur l’œuvre de Marx (Draperi, 2014). Mais cet aspect théorique, qui pense le rapport entre économie et humains différemment, doit être complété par un mouvement de pratiques – la création d’entreprises « au service des hommes » (Draperi, 2005).

2.2.4 L’économie solidaire

Le courant théorique de l’économie solidaire cherche à pallier les manquements de l’économie sociale. Comme indiqué précédemment, c’est « à la fois le retour de formes massives d’exclusion sociale et l’échec politique de l’économie sociale traditionnelle qui se trouvent à l’origine de l’économie solidaire » (Azam, 2003, p. 158). Car, selon certaines critiques, les entités de l’économie sociale ont délaissé le fil associationniste en abandonnant

« l’ambition sociétale au profit de la recherche de performance gestionnaire ou du respect des normes publiques » et en oubliant l’aspect politique (Laville, 2001, p. 41). L’économie solidaire met alors l’accent sur l’hybridation entre le marché, la redistribution et la réciprocité (Itçaina, 2018, p. 199).

Ces principes sont issus de l’analyse polanyienne de l’économie. Le principe de marché, selon Polanyi, « réduit les êtres humains à des vecteurs de mobiles économiques individuels autonomes les uns des autres » (Servet, 2007, p. 262). Chaque humain n’est qu’un simple consommateur ou producteur, et agit selon un motif utilitariste de défense de ses propres intérêts ; aucune solidarité n’est pensée comme telle. Cela renvoie, dans les grandes lignes, à la définition de l’homo oeconomicus donnée en introduction. Le principe de redistribution, quant à lui, est « fondé sur une logique qui soumet la production et la circulation des richesses à des objectifs collectifs et politiques » (ibid., 2007, p. 262). La redistribution est effectuée par des prélèvement, par exemple fiscaux – ce principe est traditionnellement responsabilité de l’État.

Enfin, le principe de réciprocité se trouve aux antipodes de celui de marché, et suppose que les

« partenaires soient en relation de complémentarité et d’interdépendance volontaire » (ibid., 2007, p. 264). Il s’oppose à l’intérêt pour soi, et met l’accent sur le souci pour autrui. Ainsi, l’économie solidaire « s’appuie sur un principe permettant de la distinguer des autres modes de production, de circulation et de financement soumis aux logiques de la redistribution, du marché ou des contraintes domestiques. (…) Le social, la culture et la spiritualité n’y sont pas absorbés en réduisant leur fonctionnement aux seules contraintes économiques de la production, de la

circulation et du financement » (ibid., 2007, p. 264). Ce dernier principe est essentiel puisqu’il demeure au fondement de la solidarité, un concept antinomique du néolibéralisme, lequel institue de manière hégémonique le principe de marché.

L’économie solidaire cherche donc à intégrer pleinement les dimensions politique et économique – pour renouer avec l’associationnisme –, en définissant ses initiatives comme des actions collectives, autant socioéconomiques que sociopolitiques (Laville, 2016, p. 323).

L’aspect socioéconomique repose sur l’impulsion solidaire par réciprocité égalitaire et par une hybridation entre économie non monétaire, non marchande et marchande ; entre réciprocité, redistribution et marché. La dimension sociopolitique, quant à elle, se fonde sur les initiatives de la société civile relevant de l’espace public et sur l’hybridation entre démocratie représentative et participative (ibid., 2016, p. 329). C’est en ce sens que l’économie solidaire peut prétendre à un réencastrement économique ; elle constate que « l’économie est une construction institutionnelle et non la simple mise en rapport de l’offre et la demande ajustée par le biais de la fixation d’un prix » (ibid., 2016, p. 365‑366). De fait, l’économie solidaire réinscrit l’économie comme un moyen au service de finalités humaines, tout en acceptant la pluralité de l’économie via la coexistence et la reconnaissance des trois principes évoqués ci-dessus (Azam, 2003, p. 158).

2.2.5 L’entrepreneuriat social

Sous l’impulsion de la Social Enterprise Initiative lancée en 1993 par la Harvard Business School aux États-Unis, le concept d’entrepreneuriat social s’est largement développé (Lacroix & Slitine, 2019, p. 14). En France, l’Institut de l’innovation et de l’entrepreneuriat social de l’ESSEC (école de commerce) le définit comme « l’ensemble des initiatives privées au service de l’intérêt général, qui vise à fournir des solutions novatrices à des enjeux et à des problèmes sociaux » (ibid., 2019, p. 15). L’OCDE en donne une définition très proche (OCDE et al., 2013). Une partie de l’entrepreneuriat social s’appuie sur « le don, la philanthropie et la centralité de l’entrepreneur, soutenue en cela par des firmes voyant les pauvres et l’environnement comme des marchés émergents » (Itçaina, 2018, p. 200). Il s’agit de la partie

« récupérée » par le secteur capitaliste, laquelle a donné lieu à des craintes de banalisation du concept, ou de vision trop extensive ; il a donc été retenu, dans l’approche française46 et non anglo-saxonne, que le critère de finalité sociale doit être « supérieur ou égal » à la finalité économique (Lacroix & Slitine, 2019, p. 15). Le concept reste nonobstant issu du milieu des

46 Par exemple, nous pouvons citer le Mouvement des entrepreneurs sociaux (Mouves) en France, qui bénéficie d’une bonne réputation auprès des théoriciens de l’ESS.

affaires étasuniens, reposant principalement sur la figure de l’entrepreneur comme individu exceptionnel. En ce sens, même si l’entrepreneuriat social reste un mouvement de pensée hétéroclite, il se distingue de l’ESS en plusieurs points, notamment ceux-ci (Draperi, 2011) :

• « L’entrepreneuriat social s’appuie sur l’action d’un entrepreneur, l’ESS se fonde sur l’action collective (…) ;

• L’entrepreneuriat social émane des grandes entreprises capitalistes, des cabinets de consultants, de philanthropes et des écoles de commerce, l’ESS émane des classes populaires et moyennes (…) ;

• L'entrepreneuriat social se centre sur une finalité sociale ou environnementale, l’ESS ambitionne d'intervenir dans toute l'économie ;

• L'entrepreneuriat social conçoit l'entreprise comme un contrat en accord avec la théorie des parties prenantes. L'économie sociale la conçoit comme une institution sociale. »

Somme toute, pour les tenants de l’ESS, l’entrepreneuriat social est une approche limitée, qui ne propose pas au préalable une réflexion économique d’ensemble, et qui, par conséquent, ne constitue pas une réponse satisfaisante aux problèmes du capitalisme (ibid., 2011). Également, le débat se déplace vers l’innovation sociale, « qui prend des acceptions distinctes selon que l’on y voit une rhétorique de la modernisation des politiques publiques, un argument de l’entrepreneuriat social ou un mode de développement territorial porté par l’ESS » (Itçaina, 2018, p. 200; Richez-Battesti et al., 2012).

2.2.6 La responsabilité sociale des entreprises

Cette approche réfute l’idée de Milton Friedman (1970) selon laquelle la seule responsabilité sociale des entreprises est de maximiser son profit. La responsabilité sociale des entreprises (RSE) est inspirée du concept issu des États-Unis de Corporate Social Responsibility (CSR), qui prend place dans un contexte de globalisation de l’économie. La RSE a en effet d’abord concerné « les firmes transnationales confrontées à un problème d’image à l’égard des consommateurs et des investisseurs financiers » (Blanc, 2008). En 2011, la commission européenne redéfinit la RSE comme « la responsabilité des entreprises vis-à-vis des effets qu’elles exercent sur la société47. » Elle se rapporte aux actions d’une entreprise qui vont au-delà du cadre juridique. Autrement dit, il s’agit de soft law (droit non-contraignant),

47 https://www.ecologie.gouv.fr/responsabilite-societale-des-entreprises

motivé par les bonnes intentions d’une entreprise. Ainsi, les entreprises peuvent procéder à une sélection des dispositions qu’elles entendent appliquer, ce que le juriste Alain Supiot (2004) appelle un « self-service normatif ». Les activités sociales des entreprises adhérant à la RSE, de plus, s’inscrivent dans une logique commerciale avant tout ; il n’est pas question de reconsidérer l’objectif de lucre et l’activité principale de l’entreprise (Crane et al., 2014).

L’ambition sociale est alimentée par l’appât du gain, et non par des motivations intrinsèques.

Cela peut conduire à des cas de green ou de social washing.

Il est par conséquent essentiel de souligner que si une entreprise adhère à la RSE, ce n’est pas pour autant qu’elle appartient au mouvement de l’ESS. En effet, la RSE implique un certain isomorphisme de l’ESS, c’est-à-dire une banalisation des pratiques de l’économie non capitaliste par l’économie capitaliste (Swaton, 2015). Il s’agit d’éviter une récupération idéologique car « signer une charte dite éthique, même très bien construite, ne signifie pas adhérer à une organisation, de type associatif, mutualiste ou à une entreprise de l’économie sociale » (Swaton, 2011, p. 47). Les implications et enjeux ne sont pas les mêmes. De plus, même si la RSE s’inscrit dans le cadre des ODD, elle ne s’applique qu’à une échelle microéconomique. En substance, bien que certains rapprochements existent entre l’ESS et la RSE, nous sommes loin d’une action collective et politique, ancrée localement, telle qu’envisagée par l’ESS (Blanc, 2008).

Par ailleurs, une approche non-contraignante, pour des problématiques aussi importantes que les dimensions sociale et environnementale, soulève une question fondamentale : est-il pertinent de seulement inciter, sans contraintes juridiques, les entreprises à respecter les droits humains et environnementaux ? À cet égard, le peuple suisse s’est exprimé en défaveur de la responsabilité des entreprises multinationales dans les désastres humanitaires et environnementaux dans le monde en novembre 2020. L’enjeu de l’initiative était de passer du soft law à du hard law (droit contraignant). Les ethnologues Hertz et Schulz sont catégoriques : « malgré des décennies d’efforts, la RSE n’a pas permis de mettre un terme aux graves violations des droits humains et environnementaux. De toute évidence, la bonne volonté des entreprises se heurte à des limites qui résultent des contraintes systémiques auxquelles elles sont confrontées » (Hertz & Schulz, 2020). Les grandes entreprises capitalisées en bourse sont bien souvent soumises à la contrainte structurelle de la rentabilité court-termiste. Face à celle-ci, notamment, la marge de manœuvre des dirigeants d’entreprise, aussi bienveillants soient-ils, se retrouve bornée à la pression actionnariale et aux intérêts du capital. Le principe inhérent

d’une entreprise capitaliste reste, en outre, l’accumulation du capital ; elle n’est pas pensée pour servir des intérêts communs, sociaux ou locaux.

2.2.7 La jonction « ESS »

Il y a eu un long conflit entre économie sociale et économie solidaire. En guise de synthèse, deux points principaux peuvent être mis en exergue. Les tenants de l’économie solidaire reprochent la « dérive bureaucratique » de l’économie sociale, qui se limite à une approche juridique ou statutaire. À l’inverse, les partisans de l’économie sociale reprochent à l’économie solidaire un trop grand rapprochement avec l’État et une approche palliative de l’économie sociale ; « le statut souvent associatif des organisations de l’économie solidaire les rend davantage dépendantes des subventions publiques, ce qui, à terme, risque de peser sur leur autonomie » (Swaton, 2011, p. 17). Néanmoins, ces dissensions théoriques et pratiques sont, dans une large mesure, dépassées. La fusion nominale et conceptuelle entre économie sociale et économie solidaire a eu lieu dans le courant des années 2000, sous l’impulsion de personnalités politiques et de penseurs engagés (Lacroix & Slitine, 2019, p. 16). Le but est d’accentuer les coopérations entre économie sociale et économie solidaire (Laville, 2001), mais aussi d’accepter leurs différences significatives, car « ces écarts semblent pouvoir s’atténuer autour d’un référentiel pluraliste qui admet l’insuffisance du marché et de l’État » (Laville, 2016, p. 377). Ces divergences, de surcroît, se subordonnent à « l’existence d’une convergence fondamentale dans le rapport de force général » (ibid., 2016, p. 378). La complémentarité a alors été privilégiée à la différenciation, pour finalement donner naissance à l’ensemble que forme l’ESS48, aussi hétérogène soit-il.

En effet, les contours et enjeux de l’ESS ne sont pas toujours clairs, surtout en Suisse, où aucune définition institutionnelle ne fait foi. En France, la délimitation de ce champ a été précisée en 2012. La maison commune de l’ESS y est définie comme « un mode d’entreprendre et de développement économique adapté à tous les domaines de l’activité humaine auquel adhèrent des personnes morales de droit privé, qui remplissent elles-mêmes un certain nombre de conditions, tenant à leur de mode de partage des résultats, leur gouvernance et leur utilité sociale » (Lacroix & Slitine, 2019, p. 17). Néanmoins, la genèse de l’ESS recouvre une

48 Cet ensemble est donc caractérisé par les éléments mis en évidence dans la partie sur l’économie sociale (statuts juridiques limitant la lucrativité et l’appropriation des plus-values par le capital) et sur l’économie solidaire (questionnement politique sur l’économie, pluralisme économique, hybridation des principes). Il faut donc se référer à ces deux sous-sections pour une définition théorique détaillée (et complexe) de l’ESS. La suite de ce travail offre une vision plus concrète et complète de celle-ci.

construction sociohistorique récente, dont le regroupement est composite, mouvant et évolutif (Rodet, 2019).

Par ailleurs, il importe ici de rappeler que l’ESS contemporaine s’inscrit dans des modèles économiques « macro », à la fois écologiques et sociaux, qui mettent en question le modèle économique dominant. Nous pouvons citer, par exemple, l’économie symbiotique49 d’Isabelle Delannoy (2017), la gouvernance des biens communs50 d’Elinor Ostrom (2010), ou le Doughnut Economics51 de Kate Raworth (2017). Également, la société permacirculaire, pensée par Dominique Bourg et Christian Arnsperger, fait partie des influences de l’ESS contemporaine. Son objectif global est de tendre vers une empreinte écologique à la dimension d’une planète. Bourg perçoit un potentiel « hautement environnemental » dans l’ESS : « on peut imaginer que, grâce à un taux de croissance faible, voire négatif, pour de nombreux types d’activité très ancrés territorialement et liés à des ressources locales, elle soit tout particulièrement appropriée » (Bourg, 2018, p. 33).