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« L'ESS propose une économie alternative dans le sens où le lien social, et non plus le « contrat » (néo-classique), vient fonder l'activité économique (rentable). Sensible aux projets collectifs plutôt qu'individuels, à l'entreprise sociale plutôt que lucrative, l'ESS offre un cadre évident pour la mise en œuvre d'un développement durable52. Et par sa production dans les domaines culturel, environnemental et social, elle œuvre déjà dans ce sens. Cette évidence repose sur un constat : il s'agit d’une économie qui n'est pas « désencastrée » car elle applique des principes et règles en cohérence avec les valeurs qu'elle met en avant, par opposition à l'économie capitaliste ; celle-ci est décrite alors comme

« désencastrée » du social, sans lien avec l'éthique, sollicitant le cynisme et l'égoïsme des individus et aboutissant aux maux sociaux (chômage, pauvreté, ...) et aux dégâts environnementaux » (Crétiéneau, 2010, p. 43‑44).

Le réencastrement économique que l’ESS peut susciter a été évoqué en introduction ; c’est bien celui-ci qui apparaît en filigrane tout au long de ce travail (toujours au prisme de la transition écologique). Par ailleurs, nous avons jusqu’à présent replacé l’ESS dans son contexte

49 Il s’agit d’une synthèse entre de nombreuses recherches et techniques – incluant par exemple la permaculture, l’ESS, l’économie du partage – qui cherche à faire vivre les êtres humains et les écosystèmes en harmonie.

50 La gestion des ressources naturelles par des collectifs, au moyen de différentes formes de propriété collective, constitue le fondement de cette théorie.

51 L’enjeu de ce modèle est de dépasser l’impératif de croissance du PIB, en combinant équilibre des limites planétaires et prospérité.

52 Précisons que, dans ce travail, nous privilégions les termes « durabilité » et « transition écologique », en cohérence avec l’évolution récente de ce champ académique. Le DD évoqué par Crétiéneau dans son article, datant de 2010, recoupe parfaitement avec ces termes plus actuels (soutenabilité forte). Comme nous l’avons souligné, le DD souffre aujourd’hui d’une certaine récupération idéologique, ou d’une banalisation, de l’économie capitalise, le réduisant au concept de croissance verte.

historique, confronté les divers courants et expliqué de manière générale les caractéristiques contemporaines de ce type d’économie. Ici, en guise de compléments, nous allons mettre en exergue les éléments propres à l’ESS qui semblent s’intégrer particulièrement bien avec la transition écologique. Le lien entre ces deux objets a été peu, voire pas du tout, étudié dans la littérature53 ; ce travail vise aussi à apporter sa pierre à l'édifice analytique d’une nouvelle conception – intégrant pleinement l’écologie – de l’ESS. En l’occurrence, c’est le dispositif du RTE qui opérera l’éventuelle liaison entre les deux. Car, si historiquement, l’ESS n’a pas toujours eu vocation d’écologiser la société, une certaine tendance se profile ces dernières années et pourrait renforcer la convergence des luttes.

Nous allons tenter de comprendre en quoi la dimension sociale, inhérente à ce mouvement, s’imbrique dans les enjeux de l’urgence écologique, en soulignant quatre composantes principales : l’utilité sociale, l’ancrage territorial, la gouvernance collaborative et la lucrativité limitée. À noter que ces composantes ne sont pas complètement dissociables, mais s’alimentent entre elles et, de fait, se complètent.

2.3.1 L’utilité sociale

Cette notion est définie par certaines approches en référence à l’insuffisance de l’État ou du marché ; l’utilité sociale caractériserait les besoins non satisfaits par les secteurs public et lucratif (Rodet, 2008). Néanmoins, d’autres approches affirment que cette notion va au-delà de la dichotomie entre marché et alternatives au marché, car des entreprises issues du secteur purement lucratif peuvent également revêtir une forme d’utilité sociale. Par contre, il semble que l’architecture intellectuelle et pratique de l’ESS constitue, en son sein, une garantie d’utilité

sociale. Cette dernière résulterait, autrement dit, des règles délibérément établies par le mouvement (ibid., 2008). L’utilité sociale s’inscrit également dans une perspective de réencastrement économique, là où les indicateurs de richesse quantitatifs classiques (PIB, taux de rentabilité, etc.) découlent vraisemblablement d’un désencastrement – et ils l’alimentent aussi.

Il reste à savoir, dans un premier temps, en quoi consiste exactement l’utilité sociale et, dans un second temps, comment la mesurer. Pour cela, nous allons nous appuyer sur les travaux de Jean Gadrey (2004, 2006). L’économiste décompte cinq dimensions principales à l’utilité

53 En effet, le lien entre le DD et l’ESS a fait l’objet de quelques textes, mais ne sont pas très récents et n’évoquent pas le concept de transition écologique directement. Cette section s’appuie sur certains de ces textes, car ils restent toujours pertinents.

C’est plus le travail dans son ensemble, et particulièrement le chapitre sur les liens entre RTE et ESS, qui apporte de nouvelles analyses concernant l’articulation entre transition écologique et ESS.

sociale : « la première rassemble des critères économiques tels que le moindre coût collectif de certains services ou la contribution à la progression du taux d’activité. La deuxième concerne la lutte contre l’exclusion et les inégalités, la solidarité internationale et le développement humain, le développement durable. La troisième a trait au lien social de proximité et à la démocratie participative. La quatrième est la contribution à l’innovation sociale, économique et institutionnelle. La cinquième, enfin, traitant de l’utilité sociale « interne » (issue du mode de fonctionnement de l’organisation), fait débat » (Rodet, 2008, p. 168). Gadrey, en synthétisant ces dimensions, en a tiré une définition générale :

« Est d’utilité sociale l’activité [d’un organisme de l’ESS] qui a pour résultat constatable et pour objectif explicite, au-delà d’autres objectifs éventuels de production de biens et de services destinés à des usagers individuels, de contribuer : à la réduction des inégalités économiques et sociales, y compris par l’affirmation de nouveaux droits ; à la solidarité (nationale, internationale, ou locale : le lien social de proximité) et à la sociabilité ; à l’amélioration des conditions collectives du développement humain durable (dont font partie l’éducation, la santé, la culture, l’environnement, et la démocratie) » (Gadrey, 2006, p. 278).

Pour mesurer l’utilité sociale, Gadrey sollicite une double méthode : des indices qualitatifs (entretiens, témoignages, description d’actions), issus notamment des sciences sociales, doivent être mobilisés à côté et en complément d’indicateurs quantitatifs. Certaines dimensions de l’utilité sociale, comme le lien social, l’estime de soi, la qualité de vie ou la démocratie locale, ne peuvent être mesurées pertinemment avec des méthodes de quantification.

L’auteur nuance :

« Bien entendu, dans ce cas non plus, il ne s’agit pas de faire confiance aveuglément à la subjectivité

des acteurs. Il faut faire de l’analyse des témoignages et situer les cas exemplaires ou biographiques.

Mais, si cela est fait, la description « qualitative » honnête de certaines actions et de ce qu’elles ont produit aux yeux des bénéficiaires et des prestataires peut s’avérer un indice aussi convaincant que bien des tableaux statistiques, qui ne pourront pas intégrer toute la richesse de ce qui se passe dans l’action et dans la relation. À nouveau, nous suggérons une complémentarité de ces méthodes » (Gadrey, 2006, p. 275).

Rappelons qu’il n’y a pas de réel consensus parmi les acteurs et théoriciens de l’ESS pour définir ou mesurer l’utilité sociale. L’enjeu de celle-ci est aussi de dépasser les indicateurs de richesse mainstream précédemment évoqués, en interrogeant la séparation entre sphères économique et sociale, et ceci ne peut se faire sans la consultation de la société civile. C’est donc aussi par celle-ci que passe la détermination de l’utilité sociale, qui est amenée à se

construire à travers des processus sociohistoriques et des débats publics démocratiques (Rodet, 2008, p. 170‑171). Nous allons toutefois retenir la définition proposée par Gadrey, qui nous semble pertinente et suffisamment vaste pour englober les enjeux de la crise sociale et écologique discutée dans le premier chapitre.

D’un point de vue institutionnel, en Suisse, la notion d’utilité publique est employée.

Celle-ci est avant tout pertinente en droit fiscal, puisqu’une organisation reconnue d’utilité

publique bénéficie d’exonérations d’impôts et de taxes ; essentiellement, il s’agit d’un outil d’incitation fiscale. La reconnaissance est sujette à l’interprétation des administrations fédérale et/ou cantonale. Aussi bien des éléments objectifs (but non-lucratif, capital affecté à des buts idéaux, etc.) que subjectifs (intérêt général, désintéressement) composent la prise de décision (Peter & Merkt, 2019). Cette notion souffrant de nombreuses limites, notamment celle d’un

« biais ploutocratique » (Lambelet et al., 2019, p. 20), nous privilégierons celle d’utilité sociale, qui semble plus complète et plus adaptée à ce travail. En effet, la notion d’utilité publique exclut les organisations de l’ESS qui visent à promouvoir l’intérêt de leurs membres. La notion d’utilité sociale est plus inclusive, car elle n’est pas entièrement encadrée institutionnellement, se veut évolutive et déterminée par les acteurs locaux. Cette dernière appartient davantage à une approche bottom-up, tandis que la notion d’utilité publique à une approche top-down. En ce sens, l’application de la notion d’utilité sociale est plus adaptée aux activités de l’ESS que la notion assez restrictive d’utilité publique.

2.3.2 L’ancrage territorial

L’une des caractéristiques essentielles de l’ESS est son enracinement dans le

« développement local ». Face à la globalisation effrénée du marché, les activités liées à l’ESS représente une alternative territoriale plausible et agissante (Crétiéneau, 2010, p. 42). En effet, les organisations de l’ESS disposent d’une aptitude inhérente – par leurs principes fondateurs – à développer des territoires locaux (Parodi, 2005). Selon Parodi, la gestion collective généralement adoptée par les organisations de l’ESS les prédispose à « entrer dans des dispositifs d’alliance forte ou de rapports dialectiques avec les acteurs publics locaux (…) » (p.

36). Les acteurs de l’ESS, en outre, ont une vocation spécifique à « s’investir dans le capital social local », par le « renforcement des réseaux », par leur « implication dans les dispositifs de coordination des acteurs » ou par les liens de « contacts qu’ils créent » (p. 36). En substance, l’ancrage territorial stimule la cohésion sociale, qui est un impératif de la transition écologique.

Le principe de double qualité54, souvent de mise dans ce type d’organisation, assure également une certaine durabilité du rapport au territoire : « il est difficile d’imaginer, par exemple, que les salariés sociétaires votent la délocalisation d’une activité qui les fait vivre » (Blanc, 2008, p. 13). À l’inverse, nous pourrions arguer que les acteurs de l’ESS sont plutôt favorables à une relocalisation des activités économiques, pour pouvoir accroître leur réseau, leur travail et l’ampleur de leur impact sociétal. Par ailleurs, les circuits courts55, basés sur la proximité et donc favorisant le développement local, sont privilégiés par les acteurs de l’ESS, notamment au sein des filières alimentaires (Gallais & Paillet, 2012). En ce sens, l’ESS forme une sorte d’économie de proximité, non-délocalisable. Une « synergie immédiate » apparaît entre ses organisations et le développement local (Akhabbar & Swaton, 2011, p. 20), qui joue un rôle éminent dans la transition écologique et solidaire ; il va sans dire qu’ancrer localement les activités économiques constitue un atout écologique (et social56) majeur.

Notons tout de même que la transition écologique est un enjeu global, et pas seulement local. Malgré cela, « la préoccupation pour le « local » n’exclut pas des réflexions internationales » (Akhabbar & Swaton, 2011, p. 20). Il s’agit donc d’interconnecter les différents réseaux de l’ESS, dans le but de collaborer à l’échelle internationale et de reproduire ses pratiques plus largement, à la fois dans le temps et dans l’espace, et peut-être plus institutionnellement (Colletis et al., 2005).

2.3.3 La gouvernance collaborative

La gouvernance collaborative se combine aisément à l’ancrage territorial. Ce mode de gestion repose sur l’égale participation des membres d’un organisme. En opposition à une structure pyramidale ou hiérarchique 57 des entreprises capitalistes, la gouvernance collaborative tend vers un management horizontal, favorisant l’écoute des besoins et aspirations des individus. De cette manière, des solidarités se nouent et la logique individualiste, hégémonique dans la société moderne, est rompue (Crétiéneau, 2010, p. 58). Nous avions souligné à quel point la question sociale est indissociable de la question écologique. C’est surtout en ce sens que la gouvernance collaborative endosse une responsabilité écologique. Elle

54 Le salarié est aussi l’associé, ou l’assuré est aussi l’assureur.

55 Un circuit court peut être défini comme un mode de production, de gestion ou de distribution qui ne comporte pas plus d’un intermédiaire. Ce circuit est territorialisé et permet de réduire le bilan carbone, ou la production de déchets (Gallais & Paillet, 2012).

56 En effet, les acteurs de l’ESS, par définition rattaché à un certain territoire, ont connaissance des problématiques sociales locales, et sont plus proches des gens ; les solutions à la question sociale ne proviennent pas de décideurs technocratiques dépourvus de sensibilité territoriale. Encore une fois, l’ESS se conjugue plus aisément avec une approche bottom-up.

57 Ce type de structure est souvent oppressif, car issu des rapports de classe ; d’un côté la classe bourgeoise, qui dirige et décide, de l’autre les classes populaires, qui s’adaptent et obéissent. La gouvernance collaborative, exercée dans une organisation de l’ESS, permet, dans une certaine mesure, de sortir de cette oppression structurante.

permet de favoriser les initiatives citoyennes, de redonner du sens au travail, de responsabiliser de manière constructive les individus – en leur donnant un pouvoir organisationnel non négligeable – à la fois socialement et écologiquement. Dans son ensemble, cela encourage l’émancipation individuelle et collective, indispensable à une société écologique non punitive ; un changement radical de société, pour être soutenable et réalisable, doit être voulu par le plus grand nombre – et doit donc être désirable, souhaitable. L’ESS permet, notamment par le biais de ce mode de gestion à caractère holacratique, de renforcer l’espace démocratique et de tendre vers une société construite par tous, et pour tous. En somme, la dimension politique de l’ESS, portée notamment par la gouvernance collaborative, « implique une démocratie directe et locale, donc un bouleversement dans le schéma de prise de décisions, et doit effectivement privilégier l’approche bottom-up dans l’action collective » (Crétiéneau, 2010, p. 64).

À titre d’exemple, soulignons qu’au sein des organisations de l’ESS, ce type de gouvernance permet de réduire l’écart salarial. Nous renvoyons ici à la section consacrée à la crise sociale contemporaine, dont les inégalités socioéconomiques criantes sont sans doute le point de départ. Cet élément a toute sa légitimité dans l’argumentaire écologique. En effet, la réduction des inégalités engendre des effets bénéfiques pour le capital naturel. A contrario, les inégalités croissantes ont un impact négatif sur l’environnement et les ressources naturelles (Akhabbar & Swaton, 2011; Thomas et al., 2000).

2.3.4 La lucrativité limitée

L’idée sous-jacente primordiale derrière ce critère est bien le primat de l’humain – et donc de la nature – sur le capital économique. La maximisation du profit ne doit pas constituer le cœur de telle ou telle organisation ; celle-ci doit être animée par un projet de société. Le profit – l’argent – est relégué au second plan, alors que l’utilité sociale demeure la motivation intrinsèque de toute organisation de l’ESS. En ce sens, il s’agit bien de mettre en question la finalité même de l’économie capitaliste, où le capital, incarné par son désir de lucre, est souverain.

Le principe singulier de lucrativité limitée, compte tenu de l’encadrement statutaire et économique qu’il impose, possède, par sa dimension sociale, une étendue écologique.

Effectivement, grâce à ce critère, l’ESS sort du carcan financier de l’exigence de rentabilité

forte (Akhabbar & Swaton, 2011, p. 19), ce qui permet à ses acteurs de se focaliser sur d’autres objectifs, sociaux et écologiques, court, moyen ou long-termistes – en quelques mots, des buts plus « encastrés ». La priorité n’est plus l’accumulation du capital, qui, nous l’avons vu, est l’un

des moteurs principaux de la croissance économique, et donc de la dégradation de l’environnement. Limiter la lucrativité, pour autant, ne signifie pas une dépendance financière vis-à-vis d’acteurs externes ; l’autonomie financière est aussi l’une des ambitions des organisations de l’ESS.

Nuançons tout de même : le principe de lucrativité limitée ne permet pas en soi d’accroître le capital naturel, ou de régénérer le biotope. À ce titre, nous croyons que les théoriciens et acteurs de l’ESS doivent dorénavant mettre l’accent sur le tournant écologique de leurs activités économiques, lequel est indispensable à la préservation de la viabilité de la planète. Dans une certaine mesure, ce scénario est en train de se réaliser – en tout cas théoriquement –, en Suisse romande entre autres.