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La croissance verte comme modèle de développement ?

Il s’agit ici de questionner le futur de notre modèle de développement actuel, qui repose largement sur la croissance économique, mais aussi de démontrer une corrélation, sinon une causalité, entre les activités économiques et la dégradation de l’environnement. Si celle-ci est causée par les activités humaines – ce qui n’est plus à démontrer (ère de l’Anthropocène) –, son lien direct avec le modèle économique mainstream est plus flou.

1.4.1 L’indicateur du PIB

La croissance économique est souvent mesurée grâce à l’indicateur du Produit Intérieur Brut (PIB). Jean Gadrey et Jany-Catrice définissent sa croissance comme « la progression du volume de toutes les productions de biens et de services qui se vendent ou qui coûtent monétairement, produites par du travail rémunéré » (Gadrey & Jany-Catrice, 2012). En des termes plus techniques, le PIB est égal – dans une économie ouverte – à la somme de la consommation, des investissements, des dépenses publiques et du solde de la balance commerciale. Mécaniquement, si la consommation ou les exportations augmentent, ceteris paribus, le PIB augmente à son tour. Il existe une relation positive entre la croissance de cet indicateur, soit la croissance des activités économiques telles que mesurées aujourd’hui, et les pressions sur l’environnement. Nous pouvons aisément le voir grâce à la pandémie du COVID-19 : depuis sa progression, l’appareil productif est ralenti, sinon paralysé, dans de nombreuses

29 Dans le canton de Vaud, la mobilité représente plus de 40% des émissions de GES.

30 Dans le canton de Vaud, la combustion d’énergies fossiles génère près de 38% des émissions de GES.

31 L’agriculture, quant à elle, est responsable d’environ 11% des émissions de GES sur le territoire vaudois.

régions ; l’on y observe alors une diminution drastique de la pollution de l’air (chute des taux de dioxyde de carbone et d’oxyde d’azote) (IEA, 2020; Liu et al., 2020). Les limites à la croissance ont d’ailleurs été discutées très tôt, avant même l’accumulation du savoir climatologique : en 1972 est publié le premier rapport du Club de Rome, aussi appelé Rapport Meadows. Ses auteurs y développent divers scénarios au moyen d’un modèle informatique de simulation nommé « World3 », dont les résultats montrent l’impossibilité d’une croissance infinie dans un monde fini (Meadows et al., 2017).

Revenons désormais à la définition du PIB. Selon l’école néoclassique, toujours dominante aujourd’hui, la croissance économique repose sur deux facteurs majeurs : l’accumulation du capital et le progrès technique. C’est du moins ce que Robert Solow suppose lors de l’élaboration de son modèle de croissance à long terme (Solow, 1956), qui va servir de base pour les modèles contemporains. Il utilise une fonction de production agrégée, dont est exclu le facteur de production des terres ; il ne s’agit plus que d’une affaire entre le capital et le travail. En ce sens, Solow marque une rupture, toujours d’actualité aujourd’hui, entre l’économie et le vivant (Passet, 1996). Le facteur du progrès technique, omniprésent non seulement dans le modèle de Solow, mais également dans la rhétorique des classes dirigeantes, est à l’origine des gains de productivité, lesquels permettent de produire plus en moins de temps, et donc de croître économiquement. Autrement dit, le progrès technique augmente la productivité marginale du capital, donc son rendement.

1.4.2 Le découplage

Ce n’est dès lors pas surprenant si la majorité des solutions à la crise écologique s’orientent actuellement vers une réponse technique. La croissance économique est actuellement couplée aux pressions sur l’environnement, mais le progrès technique permettrait de la découpler : c’est l’hypothèse que fait le concept de croissance verte. Ce dernier est l’équivalent d’une durabilité faible, ou d’un développement durable (DD) « faible », c’est-à-dire un DD qui reposerait essentiellement sur le pilier économique. Cette vision constitue présentement la vision prédominante du DD, qui voit en la croissance économique une fin en soi – la croissance per se ou l’économie au service de l’économie –, à l’instar de l’ODD 832. L’enjeu de la faisabilité de la croissance verte est de taille, puisque comme le rappelle le philosophe et économiste Frédéric Lordon, « la décroissance en univers capitaliste, c’est

32 https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/economic-growth/

comme un cercle carré, c’est une contradiction dans les termes33. » En ce sens, si la croissance verte s’avère réalisable, alors le capitalisme vert ne serait plus un oxymore.

Distinguons tout d’abord le découplage relatif du découplage absolu. Il est relatif si la dégradation environnementale est moins rapide que la croissance économique. Il est absolu si cette dégradation diminue alors que la croissance augmente. La question est donc de savoir si ce dernier est faisable, puisqu’un découplage relatif serait quant à lui insuffisant (Jackson, 2017). Le progrès technique promu par l’économie mainstream34, en développant des énergies

« propres » et en substituant des ressources rares par des ressources ordinaires, rend-il le découplage réalisable ?

En guise de synthèse, nous pouvons mettre en exergue sept résultats principaux issus du rapport du Environment European Bureau, qui a fait un compte rendu des dernières recherches scientifiques relatives au découplage :

• Le coût marginal des dépenses énergétiques augmente ;

• L’amélioration de l’efficience engendre une augmentation de consommation d’une ressource donnée ou une réallocation de l’argent économisé vers une autre ressource – l’effet rebond ;

• Les solutions technologiques amènent souvent à un déplacement du problème (ex : la production de voitures électriques fait pression sur les ressources en lithium, cuivre et cobalt) ;

• L’impact des services sur l’environnement est sous-estimé car l’économie dite immatérielle est en fait tributaire de l’économie matérielle et ne s’y substitue pas ;

• Le recyclage dispose d’un potentiel limité : les taux de recyclage sont actuellement faibles et n'augmentent que lentement, et les processus de recyclage nécessitent généralement encore une quantité importante d'énergie et de matières premières vierges ;

• Les changements technologiques sont insuffisants et inappropriés : ils ne permettent pas un découplage suffisant et un remplacement des technologies indésirables ;

33 https://europeinsoumise.org/fr/dossiers-thematiques/ecologie/item/62-lordon

34 Voir par exemple les modèles de William Nordhaus (1992), lauréat 2018 du prix de la Banque de Suède en sciences économiques.

• Certaines observations empiriques de découplage sont en fait rendues possibles par l’externalisation de l’empreinte écologique des pays à haute consommation vers des pays à basse consommation.

L’agence conclut le rapport ainsi : « il n’existe nulle part de preuve empirique d’un découplage à une échelle suffisante pour faire face à la crise environnementale, et, ce qui est sans doute plus important, un tel découplage a peu de chances de se produire dans le futur » (Parrique et al., 2019, p. 3). Une autre étude de même nature est arrivée à des conclusions similaires, selon lesquelles le découplage comme principale stratégie face à l’urgence écologique est synonyme d’une prise de risques considérable pour notre futur commun (Vadén et al., 2020). Par ailleurs, un récent document de l’OCDE indique qu’un « changement de paradigme », « au-delà de la croissance économique » (et donc du découplage), doit avoir lieu, car « le cadre analytique de l’économie orthodoxe n’est plus capable de résoudre les problèmes contemporains » (OCDE, 2020, p. 29).

1.4.3 Changer de cap ?

Ainsi, il faut certainement passer par une redéfinition des indicateurs économiques et du modèle de développement actuel pour rediriger les sociétés vers des objectifs durables et sociaux : « s’il s’avère que nous peinons à découpler sa croissance de celle de la consommation d’énergies fossiles, alors il faut abandonner l’augmentation du PIB comme impératif catégorique de l’économie contemporaine » (G. Giraud, 2017, p. 82). Il semble en effet irresponsable et naïf de miser uniquement sur le facteur du progrès technique pour construire une société écologiquement soutenable ; la croissance verte est compromise, d’une part, par l’absence de preuves scientifiques d’un découplage empirique et, d’autre part, par la contrainte temporelle – selon l’Accord de Paris, nous n’avons plus que dix ans pour agir efficacement.

Le modèle de développement contemporain, occidental puis mondial (Rist, 2002), s’avère être obsolète. Des solutions techniques plus réalistes, sobres et résilientes, comme par exemple le low-tech35 (Bihouix, 2014), existent. Mais la solution ne réside pas seulement dans la technique – elle la dépasse même largement (Akhabbar & Swaton, 2011; Bihouix, 2017;

Bourg, 2019; Illich, 2004; Jackson, 2017; Jancovici, 2015; Latouche, 2010; Servigne &

Stevens, 2015). En définitive, nos modèles de prospérité doivent se transformer radicalement en adoptant une appréhension de la richesse tout à fait autre. L’ESS pose indirectement cette

35 S’opposant au high-tech, les « basses technologies » sont éco-conçues, réparables et recyclables ; elles invitent à optimiser les impacts tant écologiques que sociaux liés au recours à la technique.

question (Richez-Battesti, 2008; RTES & ARF, 2012) ; elle s’érige en dispositif socioéconomique à part entière, dépassant, a priori, le mythe de la technologie salvatrice et de l’unique richesse matérielle :

« La plupart des travaux en Europe portant sur la contribution des entreprises de l’ESS au bien-être collectif conduisent généralement à une rupture avec la logique marchande et de monétarisation de la vie sociale. En ce sens, ils s’inscrivent dans la droite ligne des travaux remettant en cause notre manière d’appréhender la richesse à travers la seule valeur monétaire comme le PIB » (Gonin & Gachet, 2015, p. 71).