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Ainsi, c’est dans un climat de tensions et d’incertitudes que l’humanité traverse le 21ème siècle. Jamais elle n’avait rencontré de tels défis. La Suisse, nous l’avons vu, n’est pas épargnée par la crise écologique ; les effets délétères de celle-ci sur le territoire helvétique sont considérables. Les habitudes de consommation et le système de production suisses sont encore loin d’être ou de devenir durables.

C’est dans ce contexte de crise écologique, sociale, sanitaire, culturelle, et même intellectuelle pourrions-nous dire, que des « outils » efficaces doivent être mobilisés pour initier et finaliser ladite transition écologique. Le seul appel au progrès technique – la rhétorique de la promesse – ne suffira pas. Les solutions présupposent un changement systémique. Ayant construit son projet autour de plusieurs axes, dans une approche plus ou moins holistique, hétérodoxe, non-technocratique et critique du capitalisme, la recherche de solutions – nouvelles ou déjà existantes – passe-t-elle, entre autres, par l’ESS ?

CHAPITRE 2 - L’ESS

E N RE VUE 2.1 Contextualisation historique

L’économie sociale est née en France au 19ème siècle, dans un contexte de paupérisation croissante ; la condition ouvrière et féminine est extrêmement pénible et le travail des enfants prend de l’importance (Swaton, 2018b, p. 78). Ce contexte est le fruit de la révolution industrielle – le passage d’un monde agricole à un monde industriel –, qui a donné lieu à de nombreux bouleversements économiques et sociaux. En parallèle de la solidarité philanthropique héritière des principes de charité de l’Église, une nouvelle approche voit le jour. Les personnes qui partagent des intérêts communs commencent à s’entraider et à s’auto-organiser ; il s’agit pour les travailleurs de mutualiser et mettre en commun leurs instruments, outils et force de travail dans le but de constituer un capital collectif pour produire de manière autonome (Lacroix & Slitine, 2019, p. 6). Les premières coopératives37 de consommation, de production et de crédit naissent. Somme toute, « l’économie sociale est donc fille de la nécessité : elle provient d’une volonté de réduire les inégalités, de compenser les effets néfastes de la révolution industrielle et d’inventer des relations économiques plus équitables » (ibid., 2019, p. 7). Le lexique des sciences économiques et sociales indique – de manière restrictive mais synthétique – que l’économie sociale se serait constituée « pour répondre à des besoins peu ou mal pris en compte par le marché ou l’État » (Clerc & Piriou, 2011).

L’Angleterre, où la révolution industrielle aggrave significativement la condition ouvrière, a également été le lieu d’émersion d’expériences coopératives et de leur ancrage identitaire. Prenons l’illustration du cas de la « Société des équitables pionniers de Rochdale », entreprise coopérative créée en 1844 dans la région de Manchester (Swaton & de Poorter, 2015). Celle-ci se base sur deux expérimentations. La première est celle des charpentiers de chantiers navals, qui a débuté vers 1760 et a donné lieu à la création de leur propre moulin, dans le but de contrer la situation monopolistique à l’origine d’un prix élevé pour un pain frelaté.

Les charpentiers ont ensuite mis sur pied leur propre magasin. Sous l’impulsion de Robert Owen et William King, la deuxième expérimentation a débuté à Brighton en 1826, et s’est étendue ultérieurement à travers la Grande-Bretagne et l’Irlande. Lié aux syndicats ouvriers, ce mouvement était composé de « travailleurs qui se cotisaient pour installer une communauté

37 Les coopératives sont des « groupements de personnes qui poursuivent des buts communs (économiques, sociaux et/ou éducatifs) » (Swaton, 2011, p. 12). Plus précisément, l’Alliance coopérative internationale (ACI) les définit comme des

« associations autonomes de personnes volontairement réunies pour satisfaire leurs aspirations et besoins économiques, sociaux et culturels communs au moyen d’une entreprise dont la propriété est collective et où le pouvoir est exercé démocratiquement » ; https://www.ica.coop/fr/coop%C3%A9ratives/identite-cooperative.

inspirée par Owen ; ainsi que d’autres travailleurs qui se réunissaient pour créer des magasins afin de vendre leurs propres produits auprès des autres membres de la coopérative » (ibid., 2015, p. 10). En se basant sur ces deux expérimentation, les pionniers de Rochdale « vont mettre en œuvre et dégager des principes et des pratiques qui amorceront le processus historique de construction de l’identité coopérative » (ibid., 2015, p. 11). Voici quelques-uns de ces principes fondateurs :

• Chaque membre de la coopérative ne dispose que d’un seul vote, quel que soit son nombre de parts ;

• L’égalité entre les genres est appliquée ;

• Les comptes doivent être vérifiés et fréquemment présentés aux membres lors du bilan ;

• Les bénéfices de la coopérative doivent être redistribués aux membres en fonction de leur quantité d’achat.

Retournons désormais en France. La pensée politique et théorique de Charles Gide (1847-1932) – à côté notamment de celle du socialisme utopique (Charles Fourier, Pierre-Joseph Proudhon) – émerge, mettant en exergue le mouvement coopératif français. À partir de 1886, Gide développe le concept d’une économie sociale fondée sur la solidarité ; « refusant à la fois le marxisme et le libéralisme, il propose une troisième voie : il croit en un système qui serait guidé non par les profits mais par les besoins, et non par le seul capital mais également par le travail » (Lacroix & Slitine, 2019, p. 8‑9). C’est donc en recherchant une troisième voie, entre individualisme et collectivisme, entre socialisme et libéralisme, que l’économie sociale

« se donne pour projet de résoudre la question sociale en réconciliant la justice et l’intérêt, la justice et la liberté » (Azam, 2003, p. 153). La loi du 1er juillet 1901 concrétise ou solidifie cette idée en donnant, par la voie contractuelle, le droit à tous les citoyens de s’associer par simple déclaration à la préfecture, sans autorisation préalable (ibid., 2019, p. 7).

L’économie solidaire, quant à elle, invoque la finalité sociale avant tout. C’est au cours des années 1980 qu’un certain nombre d’initiatives ont été catégorisées sous le label « économie solidaire », dans un contexte marqué par le chômage et la crise économique (ibid., 2019, p. 12).

Ces initiatives sont principalement celles de la réinsertion socioprofessionnelle, partant du principe que « nul n’est inemployable ». Cependant, dans les années 1990, « la notion d’économie solidaire s’est élargie à toutes les pratiques économiques qui ont pour but commun de renforcer le lien social, par exemple dans le secteur des services aux personnes, du commerce

équitable, de la protection de l’environnement, etc. (…) L’économie solidaire ambitionne de servir l’intérêt général38 et pas simplement l’intérêt collectif de ses membres » (ibid., 2019, p.

13). Il s’agit, pour ces entreprises, d’innover, dans un sens sociétal, afin de répondre nouvellement à la question sociale. Bien que l’économie sociale ait connu un ralentissement lors de la première moitié du 20ème siècle39, dès les années 80 – soit à la fin des Trente Glorieuses et de l’État-providence, ainsi qu’au début de la mondialisation néolibérale –, elle connaît un nouveau souffle grâce à l’émergence de l’économie solidaire, appuyée par le mouvement altermondialiste.

Aujourd’hui, l’ESS bénéficie d’une reconnaissance institutionnelle en France et dans d’autres pays, parfois sous différentes formes. En 1984, un secrétariat d’État à l’économie sociale est créé en France. Puis, de nombreux collectifs voient le jour, militant pour la reconnaissance d’une économie plus solidaire. En 1997, à l’échelle internationale, le Réseau Intercontinental Pour l’Économie Sociale et Solidaire (RIPESS)40 naît dans le but de favoriser la coopération internationale pour la promotion de l’ESS. Selon des estimations, l’ESS représente 10% de l’ensemble des entreprises au sein de l’Union Européenne, et environ 8 à 10% de son PIB (RTES, 2018; Stokkink & Perard, 2015). Nous reviendrons après sur l’unification de l’économie sociale et de l’économie solidaire, mais la reconnaissance institutionnelle de l’ESS en France prend véritablement forme avec la loi du 31 juillet 2014 dite loi « Hamon », qui délimite juridiquement et pratiquement le périmètre de ce secteur. Est ensuite créé un Haut-Commissariat à l’ESS et à l’innovation sociale, avec un pacte de croissance de l’ESS (Lacroix & Slitine, 2019, p. 21). En 2017, l’ESS est rattachée au ministère de la Transition écologique et solidaire. En revanche, sur le territoire suisse, l’avancement de la reconnaissance institutionnelle est tout autre.

En Suisse, les premières coopératives voient le jour en 1816 (Swaton & de Poorter, 2015, p. 10). Au début du 20ème siècle apparaissent dans les trois régions linguistiques suisses des associations de consommateurs, souhaitant défendre leurs intérêts, notamment en organisant la distribution des biens d’usage courant41. Celles-ci reproduisent les principes de la coopérative de Rochdale précédemment évoquée, même si elles ne survivront pas à l’émergence des grandes coopératives de distribution que nous connaissons aujourd’hui. Depuis

38 Encore faut-il déterminer si, d’abord, un tel intérêt existe, et, dans le cas échéant, en quoi il consiste exactement.

39 Après 1945, « le compromis entre le capital et le travail ne se formulera pas dans les termes de l’économie sociale, mais bien davantage dans le compromis keynésien-fordiste, avec la hausse du pouvoir d’achat, l’institutionnalisation des syndicats et la négociation de conventions collectives » (Azam, 2003, p. 155).

40 http://www.ripess.org/

41 https://www.apres-ge.ch/node/29863

les années 1970, le nombre d’associations et de fondations se multiplie, avec également le

« développement d’organisations autogérées dans les milieux alternatifs, sous forme de coopératives et d’associations, dans des domaines divers tels que le logement, la culture, l’agriculture, les librairies, la restauration ou encore les soins42. » Ainsi, l’histoire de l’ESS suisse correspond en bien des points à celle de ses voisins. Toutefois, le modèle politique fédéral conduit à un ancrage davantage cantonal. C’est en 2004 à Genève que naît la première association pour la Promotion de l’Économie sociale et Solidaire : APRÈS-GE43. La bannière

« ESS » en Suisse prend véritablement forme à cette occasion. En 2010, l’association compte plus de 250 membres collectifs, actifs dans la plupart des secteurs sociaux et économiques : manufactures, arts, loisirs, enseignement, production alimentaire, services financiers et juridiques, domaine de la santé, etc. (Swaton, 2011, p. 23). Se basant sur le modèle genevois, la chambre de l’ESS vaudoise, APRÈS-VD, voit le jour en mai 2009. De manière similaire, en 2012, la région de Berne, du Jura et de Neuchâtel s’unissent pour créer l’association APRÈS-BEJUNE44. La création d’une chambre fribourgeoise est actuellement en discussion. L’ESS romande représente aujourd’hui environ 5’000 salariés et plus de 12’000 bénévoles (APRÈS-GE, 2015). Celle-ci est donc en plein essor, mais toujours à la recherche d’une reconnaissance institutionnelle à l’échelle nationale, sinon cantonale.