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LES DESSINS D’IMAN

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ANALYSE DES RESULTATS

E- I : ANALYSES LONGITUDINALES

1.3 LES DESSINS D’IMAN

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1ère consultation

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La thérapeute principale donne la parole à Iman pour qu’elle raconte son rêve et dise ce que nous pourrions faire pour que cette présence arrête de l’effrayer. «  J’ai peur que la dame

vienne ». Cette dame est habillée en blanc, elle est vieille, « ne parle pas trop et elle tape ». La

thérapeute principale l’invite alors à dessiner et propose à une co-thérapeute de l’aider, comme nous avons l’habitude de le faire dans le groupe.

Elle fait un premier dessin (Iman, 1), le trait est hésitant, tremblotant presque. Elle se focalise tout de suite sur la partie la plus effrayante, la robe blanche, comme cela avait été le cas pour sa mère lors du mariage. La robe dessinée, elle précise «  non, je me suis trompée  » et elle tourne son dessin. La cothérapeute qui est à la petite table avec elle la rassure : «  Je

com-prends, ce n’est pas évident de dessiner un rêve qui fait si peur ». Elle prend alors une deuxième

feuille et recommence son dessin.

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Le deuxième dessin (Iman, 2) montre l’ensemble de la scène du rêve, mélangeant les temps et la logique narrative. Une fois dessiné, elle raconte à la cothérapeute son rêve : « Cette dame

dans le rêve est la copine à mon frère, en fait on était dans une chambre où on tient la nourriture… hum… le cagibi. Et elle est sur le frigo. J’appelle ma mère parce que j’ai peur, mais quand elle arrive la dame se cache. Et mon frère il sait tout dans le rêve, il est bien au courant de tout, c’est pour ça qu’il rigole là ». Elle laisse à la cothérapeute le rôle de relater au groupe (donc à sa maman, à

la thérapeute principale et aux cothérapeutes) sur son discours autour du rêve et du dessin. Iman la regarde intensément parler à la thérapeute principale, d’un air renfrognée, prête à in-tervenir si jamais la cothérapeute se trompait. Les mots sont importantes pour Iman, la préci-sion est nécessaire autant dans les dessins que dans les discours sur les dessins.

Analysons le dessin plus en profondeur. Le choix des couleurs est intéressant si on l’analyse comme signal du lien entre les personnages. Le frère, seul à porter des pantalons et à avoir les cheveux courts, est dessiné en marron, comme pour souligner la différence de rôle mais aussi de ressenti. Par contre, mère et fille sont dessinées en noir et avec une même coiffure, des mêmes vêtements. Elle dessine également en noir la fameuse robe blanche et la tête de la ‘’dame méchante’’. Par contre ses membres et le frigo sont en violet. Nous interprétons qu’il y a dans cette dame méchante quelque chose de familier représenté par le choix commun du noir. Probablement c’est pour cela qu’Iman décide de la faire sourire pour rendre moins ef-frayant ce visage familier. Iman rajoute une robe dans la robe, utilisant un crayon jaune, alors que le reste est dessiné avec des feutres. C’est comme si il y avait une robe (la noire/blanche) appartenant aux femmes de la famille, et une robe (la jaune au crayon), à peine visible, appar-tenant à ces membres qui donnent mouvement à la figure entière.

Ce dessin traduit parfaitement la théorie de la ‘’femme habitée par un djinn ’’ dont un cothé18 -rapeute parle en séance pour traduire, à travers une étiologie anthropologique connue dans la culture turque, le mal-être qui touche Nadia et qui probablement se répercute dans les rêves de sa fille. Ce désordre dans la famille pourrait venir de loin, des générations d’avant, et tou-cher toutes les femmes passant par « l’aiguille du couturier  ». « C’est vrai qu’un imam m’avait 19

dit que j’étais habitée par un djinn qui disait être marié avec moi. Je l’ai dit à mon mari, car ce djinn est très fort et dès que je me dispute avec lui j’ai une force en moi qui me dit de me séparer de mon mari et c’est très fort ».

Djinn : être surnaturel susceptible de s’emparer du corps et du fonctionnement psychique d’une personne afin d’obtenir une

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compensation, une offrande ou un sacrifice. Pour une revue de la littérature voir Nathan T., Moro MR, « Enfants de djinné. Evaluation ethnopsychanalytique des interactions précoces ». In : Lebovici S. (Ed) : L’évaluation des interactions précoces entre le bébé et ses partenaires. Genève, ESEL, 1989; 307-339.

Dans plusieurs cultures cet objet symbolise, par exemple, une possible possession par des esprits malveillants ou bien un

Madame fait là un lien important entre ce qui la touche et ce qui touche sa mère. Ce djinn, qui vient lui suggérer de se séparer de son mari, pourrait être le même qui a conduit sa mère à vouloir se séparer de son père. « Je pense que j’ai une puissance qui me permet de me battre avec

ce djinn, car d’autres personnes auraient déjà abandonné de combattre depuis longtemps ». Il y a

ici une première tentative de différenciation d’avec l’histoire de sa mère qui n’aurait pas eu autant de force qu’elle pour résister aux avances du djinn et rester avec son père.

Iman écoute les discours des adultes, tant les mots de sa mère que ceux des thérapeutes. Tout particulièrement, elle est attentive à la parole des hommes qui connaissent les étiologies tra-ditionnelles, qui parlent d’invisible et d’esprits, comme si ce savoir devait venir du masculin, symbolisant là l’importance du paternel dans un processus de différenciation. Le djinn est le lieu de symbiose par excellence. Nommer la relation de cette manière permet à Iman de s’interroger sur la question de la séparation-individuation (Malher, 1973) à travers ses dessins. Iman continue de dessiner, s’autorisant à exprimer l’ampleur de sa frayeur à la cothérapeute qui dessine avec elle. Ce cauchemar n’est pas le seul, « je les fais toujours ces rêves ».

Dans le troisième dessin (Iman, 3), les éléments sont encore plus pauvres, comme si la frayeur était ressortie à travers la remémoration du premier cauchemar, sans pouvoir s’apaiser. Au contraire, les personnages sont encore plus petits et n’occupent que l’angle en bas à gauche de la feuille. Ce sont deux animaux, pas plus identifiables si ce n’est par leur couleur, le mar-ron. Ce choix pourrait faire référence à une représentation du masculin-paternel, la même couleur utilisée pour tracer son frère dans son deuxième dessin. Cette couleur représente les animaux-masculin qui attaquent et qui défendent aussi.

Quand elle a terminé de dessiner, sans soulever son regard de la feuille, elle dit à la théra-peute qui est avec elle : « Dans un autre rêve, elle est venue m’attaquer avec des animaux. Mais

moi aussi j’avais des animaux et ils m’ont défendue. Depuis ce rêve, elle ne vient que camouflée en mon tonton ou ma mami. Elle me dit de la suivre pour m’amener dans sa maison, mais je sens que c’est elle, donc j’y vais pas ».

Nous pourrions interpréter ce dessin comme une production intermédiaire, nécessaire pour parler de ce qui fait peur (cette dame) sans pour autant la tracer sur la feuille. Ceci permet de diminuer la force de cette présence dans son monde imaginaire. Comme si le dessin voulait dire : Elle a beau se ‘’déguiser’’ en quelque chose de familier, Iman sait la reconnaitre, donc s’en protéger, au point qu’elle n’a plus de place dans ses dessins. De plus, l’absence de cette dame méchante/familière est probablement un escamotage pour combattre la toute-puis-sance de la transmission de la frayeur maternelle. Le choix d’animaux (et non pas d’êtres hu-mains), dans ce dessin-rêve, symbolise d’autant plus cette mise à distance avec des personnes - femmes ou hommes, mère ou frère, grand-mère ou oncle, visible ou invisible - qui pourraient l’attaquer ou pire encore, l’amener chez elles l’obligeant à se séparer de chez soi. C’est le thème de la séparation qui revient également dans le dessin suivant. Pendant ce temps sa mère raconte à quel point Iman était forte pour « faire semblant d’être malade. Je n’arrivais plus

à distinguer quand elle jouait la malade pour ne pas aller à l’école et quand elle était réellement malade. Elle ne le fait pas avec son père, qu’avec moi les crises sont si fortes ».

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Subitement Iman prend le feutre vert et trace un bâtiment (Iman, 4). « Voilà, c’est l’école », an-nonce-t-elle à voix basse. Elle pose le vert et récupère le noir. Elle trace alors un autre bâti-ment, plus petit mais toujours pointu, et plusieurs personnages indifférenciés. Ces person-nages deviennent de plus en plus ‘’mal dessinés’’ en arrivant au bâtiment noir. Les deux der-niers sont presque plus proches d’un gribouillage que d’un dessin d’un petit bonhomme. « C’est un autre rêve. A l’école en fait il y avait un bouton que j’appuie et l’école se gèle. Alors tous

les élèves s’échappent. Et moi je rentre dans ma maison…hum…voilà la porte…et la clé ». En le

di-sant, elle dessine une grande serrure sur la porte noire et sa clé.

A travers ce dessin, Iman montre le clivage entre les mondes qui lui appartiennent : le monde de la maison et le monde de l’école, le monde du dedans et le monde du dehors (Moro, 2004). Ce clivage se dessine dans le vide du reste de la feuille qui reste blanche, sans trouver d’allié possible. Aucun animal ne pourrait la sauver. Aucun élément ‘’marron‘’ ne pourrait l’accompa-gner. Le féminin prend tout l’espace phallique possible à travers ces deux bâtiments, l’un gelé, l’autre fermé avec un grand verrou. Et les enfants entre les deux, nus et dépourvus de conno-tations sexuelles jusqu’à perdre leur propre forme et devenir un angoissant gribouillage. Nadia, sa maman, parle de sa sensibilité de petite fille, qu’elle a du mal à apaiser. « Je n’ai pas

eu une vie de petite fille, j’ai grandi trop vite, pas eu d’enfance, finalement. (…) Mais je n’étais pas malheureuse d’avoir eu la place que j’avais, d’avoir pris la place de ma maman.. ». « Et c’est vrai qu’après le mariage, avant l’arrivée du djinn, je me sentais souvent seule, car mon mari a dû aller travailler loin, il rentrait tard le soir et je me retrouvais seule à la maison ».

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Iman dessine alors deux arbres (Iman, 5). Elle commence avec le marron des deux troncs, et continue avec le vert pour faire les deux feuillages. Au milieu elle trace une plante. Des feuilles pointues sur la tige verte qui se termine avec trois fleurs, marron et bleue sur les cô-tés et rose au milieu. Petite plante humanisée, elle ressemble à un enfant qui tend ses grands bras ouverts vers les mondes. Nous pouvons penser que cette fleur est le symbole de l’élabo-ration psychique d’Iman et de sa construction identitaire entre les mondes. Ce dessin montre la force de la résolution du clivage du précédent dessin. Les entités du dedans et du dehors trouvent une manière de cohabiter. Les parties clivées deviennent semblables, presque iden-tiques, mais elles gardent une différence en elles, entre le tronc/racines et les feuilles/advenir. Et Iman, au milieu, se sent capable de fleurir dans un beau métissage coloré. Par cette repré-sentation, Iman nous laisse espérer que l’angoisse se soit un peu atténuée. Quand la théra-peute qui accompagne ses dessins lui demande de raconter son dessin, elle répond : « Là non

… là c’est juste des fleurs et des arbres ». Les détails augmentent et le dessin peut finalement se

banaliser. Le soleil apparait dans l’angle en haut de la feuille ainsi que les nuages.

Les deux dessins suivant sont visiblement plus paisibles. Nous les interprétons dans un sens transférentiel et avec le groupe et avec la cothérapeute qui dessine avec elle. Le premier (Iman, 6) représente une constellation de petits cœurs. Cela nous montre l’importance et la force de l’affect qui est à la fois enjeu de protection relationnelle et à la fois lieu de solitude psychique. Chaque petit cœur est séparé des autres par des jolies lignes bleues, ondulées. Chacun est d’une couleur différente, qu’Iman choisit minutieusement mais tous cohabitent sur la même feuille la remplissant complètement. Il n’y a plus dans ce dessin d’espace vide, blanc, silencieux. Tout est parole, tout est affection, dans cette représentation. Nous voyons dans ce dessin un signe d’alliance thérapeutique, là où elle symbolise par les cœurs les thérapeutes du groupe ainsi qu’elle même tout en haut, seule à porter son prénom écrit. Elle a besoin de se nommer dans le groupe maintenant qu’elle a décidé de nous faire confiance. C’est cette in-terprétation qui nous permet de dire que ce dessin est aussi un dessin de protection. Une pro-tection qui peut se mettre en relation à l’autre sortant du clivage qui la faisait prisonnière. Chaque cœur est encore doublement protégé : envers les autres et par les autres. Cette ambi-valence psychique par rapport à ce qui protège montre les traces du clivage important qui faisait barrage aux affects d’Iman envers les mondes qui l’habitent.

Dans le dessin suivant, les cœurs/thérapeutes peuvent se libérer des cages bleues et devenir bleu eux-mêmes (Iman, 7). La petite fille accompagnée par ses animaux défenseurs réapparaît dans ce dessin coloré et apaisé. « C’est toi la fille là » dit-elle à la thérapeute qui dessine avec elle. « C’est à la fois moi et à la fois toi aussi » lui répond-t-elle. « C’est vrai » dit-elle, avec un grand sourire.

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Nous arrivons en fin de séance à un dessin (Iman, 7) qui reflète une production typique d’un enfant de huit ans (Royer, 1995a), située au stade du ‘’dessin localisé’’ du premier âge scolaire. Pour cela, il lui a fallu accepter de quitter petit à petit l'illusion de n'être qu'une avec sa mère, illusion jusque-là fondamentale pour son équilibre. Elle commence ainsi, non pas à se projeter dans l'autre, mais d'abord à l’introjecter en elle, ce qui est symbolisé par la petite fleur à trois têtes (Iman, 5). Son désir de vie la pousse à approcher l'inaccessible, l’inconnu de ce va-et-vient entre le dedans et le dehors. La force des affects qu’elle porte trouve une manière d’être figurée (Iman, 6). Elle peut maintenant se saisir complètement du lien transférentiel à la thé-rapeute qui accompagne son jeu, lui donnant une place de double d’elle-même et la/se posi-tionnant au centre du groupe (Iman, 7) et de la feuille. La liberté trouvée à travers l’union avec la cothérapeute laisse surgir le besoin de se séparer d’elle. Ainsi, Iman arrive même à ‘’corriger’’ la cothérapeute. En fait, quand la cothérapeute résume l’ensemble de ses dessins au groupe, Iman précise « non, j’ai fait cela aussi ». La projection du lien maternel est intense dans la rela-tion à la cothérapeute, rendue visible par cette ‘’correcrela-tion’’. Iman cherche les stratégies pour ‘’corriger’’ le lien avec sa maman, pour se séparer d’elle et profiter d’une individuation possible. Elle ne sait pas encore comment le faire, mais la pulsion à le faire est forte, comme le montrent ses dessins. En fait, les images restent vides de remplissage. Seuls les contours sont

pour le moment possibles. Cette caractéristique figurative montre qu’elle n’est pas encore dans un complet apaisement psychique. Elle pose ses limites, les contours, dans ses dessins pendant cette première consultation. Nous devrons attendre la troisième séance pour avoir accès à un dessin véritablement apaisé où elle peut prendre le temps de colorier ses rêves.

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2ème consultation

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Iman est absente à cette consultation à laquelle Nadia vient accompagnée par son époux Ad-nan. Les récits se centrent sur la relation de couple et la place de la maladie de Madame dans l’histoire familiale. Nous prenons des nouvelles d’Iman qui est à l’école ce jour et qui va net-tement mieux selon les parents ainsi que selon l’équipe qui accompagne. Cette séance est particulièrement importante puisque le couple n’arrive plus, depuis un long moment, à parler des problèmes liés à la maladie de Madame. Nous retraçons l’histoire des fiançailles et de leur dix-huit ans de vie commune marqués par plusieurs sentiments de trahison et de secrets entre les deux familles, ainsi que de peurs envers l’autre très fortement abandonniques. Cette consultation est intense et permet une élaboration au niveau du couple, mais nous analysons ici seulement certains éléments qui nous semblent fondamentaux pour comprendre les des-sins d’Iman.

Le rôle des langues et des cultures dans la famille a pu s’expliciter au cours de la séance. « Quand elle s’énerve elle ne parle qu’en français » nous dit Monsieur, qui parle uniquement turc et comprend très peu le français. La langue française occupe une place singulière à la maison. Elle est la langue à la fois maternelle et à la fois celle de l’étranger ; aussi, elle représente le langage de la colère et du secret. Elle est aussi la langue du dehors, dans laquelle Iman s’inscrit pour ses études et sa vie dans le monde sociale au-delà de la famille. Le turc, en re-vanche, représenterait la langue de l’amour dans laquelle Madame a cherché refuge pour se marier avec quelqu’un qui vient de la même culture que ses parents. D’ailleurs, les lectures de Nadia sur ce qui la touche sont culturellement très adaptées et significatives, peut-être encore plus que les interprétations de son époux. C’est elle qui nous donne les étiologies le plus culturellement codées selon l’univers turc : la jalousie et le mauvais œil, les djinns et la théo-rie de la frayeur, ainsi que les négociations possibles avec l’invisible pour pouvoir enfin apai-ser ce qui l’habite depuis si longtemps. Monsieur se dit en désaccord avec toutes ces idées « Il

n’y croit pas, ne leur fait pas confiance. Peut-être cela est vrai pour d’autres, mais pas pour sa femme », nous traduit l’interprète. Monsieur ne croit pas aux remèdes traditionnels, mais cela

Quant aux décisions de vie maritale de Monsieur, il a probablement fait un choix que nous pouvons lire en miroir de celui de Madame. Adnan a choisi une épouse française, née en France, mais liée à ses origines. Une femme qui fait comme les femmes d’ici : dépense l’argent, sort beaucoup, ne s’occupe pas de la maison, s’énerve vite et sans pudeur contre les hommes, ne cache pas ses sentiments. Les étiologies d’Adnan sur la maladie de sa femme ne peuvent donc pas se référer au monde de là-bas. Pour Monsieur, la maladie est liée à des choses d’ici, c’est ici qu’il faut la guérir et avec des remèdes français.

Par ailleurs, Adnan nous dit très fortement qu’il aime sa femme, il ne se voit pas vivre sans elle, avec ou sans maladie. Cette déclaration d’amour, intense et inattendue, en fin de séance,

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