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Partie 6 - Ancrage méthodologique

2 Les raisons de mener une recherche collaborative

2.2 Les caractéristiques de la recherche collaborative

Commençons par une définition, empruntée à Desgagné (1997), chercheur reconnu qui a abondamment étudié et mis en oeuvre la recherche collaborative au Québec : « A sa base, nous dirons qu’une recherche collaborative suppose la contribution des praticiens enseignants à la démarche d’investigation d’un objet de recherche, démarche le plus souvent encadrée par un ou plus d’un chercheur universitaire » (p. 372). Van Nieuwenhoven et Colognesi (2015) complètent cette définition en précisant les deux finalités incontournables de la recherche collaborative : « faire émerger une production de connaissances, et viser un développement professionnel de chaque catégorie d’acteurs concernés par le processus de recherche » (p. 105).

Ces éléments nous aident à identifier les traits caractéristiques de cette modalité de recherche, et ainsi de les discuter, d’un point de vue général, mais également spécifique à notre problématique de recherche. Elle autorise une schématisation de notre cadre descriptif de recherche collaborative, en nous inspirant des travaux de Desgagné, Bednarz, Lebuis, Poirier et Couture (2001). Nous reprendrons ensuite chacune de ces dimensions afin de les expliciter d’un point de vue général, puis plus précisément en référence à notre travail.

Figure 6 : La modélisation de notre recherche collaborative selon Desgagné et al. (2001) Thématique générale

Compréhension et développement des pratiques évaluatives sommatives d’un point de vue de cohérence d’alignement curriculaire

élargi

2.2.1 La thématique générale de la recherche

C’est autour d’elle que généralement les deux parties - enseignants et chercheurs - se rencontrent pour arriver à préciser, à l’issue d’une négociation, l’objet défini dans la double dimension de recherche et de formation. Cette négociation caractérise une étape de cosituation - un espace d’intéressement, au sens de Kahn (2010) - au cœur de laquelle praticiens et chercheurs définissent un objet de la pratique à investiguer (Desgagné et al., 2001).

Cette étape est fondamentale (Nizet & Leroux, 2015). Son enjeu est double : du point de vue de la pratique, il s’agit, au travers des questionnements et réflexions partagés, de faire émerger un objet faisant sens aux yeux des enseignants pour engager un travail compréhensif et produire des connaissances sur la pratique ; du point de vue de la recherche, il est question de problématiser cet objet d’un point de vue conceptuel et méthodologique, afin de produire des savoirs scientifiques. Il s’agit donc de négocier la nature de cet objet d’investigation entre les deux parties dans une perspective de co-construction, dans notre cas : les pratiques évaluatives sommatives des enseignants et leurs différentes composantes. Fidèlement à notre méthode, son investigation se réalise avec les enseignants, plutôt que sur eux (Lieberman, 1986 ; Desgagné et al., 2001 ; Jaworski, 2003), le avec constituant ainsi « un élément fondateur de la recherche collaborative » (Roditi, 2013, p. 354).

Il nous est dès lors apparu fondamental de mettre en oeuvre un dispositif de recherche qui permette aux questions et aux pratiques réelles des enseignants de se confronter à un modèle théorique - puisque notre objectif est notamment de produire de la signification sur les pratiques dans une « visée herméneutique » (Roditi, 2015, p. 56) - tout en envisageant mettre également à l’épreuve de la pratique ce même modèle. En cela, nous nous distançons quelque peu du concept premier de recherche collaborative tel que Desgagné l’a modélisé (1997), puisque volontairement, nous soumettons relativement rapidement les enseignants à la contrainte de penser leurs pratiques au regard d’un apport théorique, ou, dialectiquement, de dire en quoi ce modèle est pertinent à leurs yeux pour leurs pratiques évaluatives. Cette distance, que nous assumons, nous maintient dans une méthode de recherche collaborative, puisque la co-construction de l’objet perdure, et que pratique et théorie ne cessent d’interagir pour produire du sens110. En effet, le modèle théorique a besoin d’être lu à l’aune de la pratique réelle pour

110 Rappelons que cet apport a été annoncé aux enseignants dès l’étape de co-situation et qu’ils l’ont accepté.

Certains, comme Anouck ou Alizée, ont demandé dès le début à pouvoir s’appuyer sur des notions théoriques pour aller de l’avant.

épouser une épistémologie dynamique, et les enseignants ont besoin du modèle théorique proposé en formation pour développer des connaissances et des compétences distancées du sens commun.

Ce sont les raisons pour lesquelles nous considérons les pratiques non seulement au travers de ce que les enseignants font dans leur classe, c’est-à-dire de leurs connaissances mises en œuvre dans la réalité sous forme de compétences, mais également au niveau de ce qu’ils pensent et croient de leurs pratiques et de leurs contextes. À ce titre, et en référence à nos questions de recherche, nous observons les pratiques dans trois espaces privilégiés donnant lieu à une activité réflexive : des séances de formation articulant trois expressions de la pratique évaluative (analyse, conception et discussion d’épreuves), des entretiens semi-dirigés et des écrits sous forme de récits exemplaires. Nous reviendrons plus loin en détail sur ces différents éléments.

Mais il est déjà intéressant de constater que c’est notre acception de la pratique, ici évaluative, qui a en partie conditionné le choix de notre méthode de recherche. Comme le dit Roditi (2015),

« produire des savoirs scientifiques sur les pratiques suppose que ces dernières soient non seulement observées et explicitées, mais aussi théorisées et analysées en fonction du cadre théorique adopté » (p. 67). Il est dès lors également fondamental, dans une telle perspective, de définir le rôle du chercheur et des praticiens, ainsi que leurs modalités de collaboration au service de la production de connaissances pour la pratique et la recherche.

Notre thématique est née de constats réalisés en formation111, raison pour laquelle elle met au centre les pratiques évaluatives sommatives réelles d’enseignants en exercice. Son inscription référée au modèle théorique de l’alignement curriculaire élargi comme modèle compréhensif112 des pratiques provient également de son exploitation dans des formations continues.

L’impossibilité matérielle d’investiguer plus profondément l’évolution des pratiques dans le format alors adopté (3 demi-journées de formation, avec des effectifs d’enseignants pouvant aller jusqu’à 20 personnes, toutes disciplines et degrés confondus) est à la base de cette curiosité à investiguer les questions en suspens, questions que nous avons retrouvées chez les participants à la recherche lors de la phase de négociation.

111 Pour l’explicitation de ces constats, se référer à l’introduction de la thèse.

112 Nous explicitons dans la partie conceptuelle 3 les raisons qui nous font considérer ce modèle théorique comme compréhensif, alors qu’il est décrit par certains chercheurs comme plutôt prescriptif.

2.2.2 La double dimension de recherche et de formation

Du point de vue de la formation, le fait de travailler à l’élaboration d’épreuves sommatives en lien avec l’enseignement répond à une demande explicite des enseignants exprimée lors de la phase de négociation113. Pour eux, c’est en « faisant » qu’ils verraient comment éprouver de nouvelles ou différentes manières de procéder, de trouver des réponses à leurs nombreuses questions. L’enjeu de partager une culture commune entre binômes intervenant dans une même classe ou au sein d’un établissement est également bien présent. Il y a donc eu, dès le départ, une attente forte autour d’un partage d’un langage et de références identiques, allant parfois jusqu’à des manières semblables de considérer la prescription (le Plan d’Etudes Romand, les directives départementales en matière d’évaluation), de construire des outils d’évaluation (grilles de critères, échelles) ou de négocier des consensus au niveau des exigences attendues chez les élèves (conception des seuils de suffisances en fonction des disciplines ou des objets de savoir enseignés).

Du point de vue du chercheur, le défi a été de récolter des données pour documenter et comprendre comment la cohérence des pratiques évaluatives sommatives réagit à la confrontation avec le modèle théorique de l’alignement curriculaire élargi, notamment au regard des caractéristiques disciplinaires contrastées (français et mathématiques) et des contextes des enseignants (type d’élèves, prescriptions locales, logiques d’équipes). Il était donc nécessaire que ces données documentent également les connaissances acquises par les praticiens et leur influence sur le développement hypothétique de compétences évaluatives114. 2.2.3 L’activité réflexive

L’aménagement de cette activité consiste en l’espace dans lequel se co-construit le savoir sur un objet lié à la pratique, issu du croisement de deux logiques, celle du chercheur-formateur et celle des enseignants. Dans ce sens, l’activité réflexive est au coeur de la recherche collaborative, en constitue le pivot (Bednarz, 2013). En d’autres termes, elle est « une zone interprétative partagée entre chercheurs et praticiens où les argumentations et les ressources des uns et des autres sont mobilisées, où les praticiens en collaboration avec des chercheurs viennent éclairer un certain objet lié à cette pratique » (Bednarz, 2015, p. 174). À ce titre, elle

113 Voir la description du dispositif dans la partie 5.

114 Les connaissances et les compétences étant étroitement liées, comme nous le justifions dans notre chapitre sur l’assessment literacy.

est également l’espace privilégié de récoltes des données.

Cette activité réflexive a traversé tout notre dispositif de recherche. En effet, dès le départ, les enseignants ont été amenés à thématiser, au travers d’un entretien et d’un écrit, les problèmes et/ou questions qu’ils souhaitaient traiter. Il s’agit bel et bien déjà d’un acte de réflexivité au sens de Schön (1983), puisque les enseignants ont été invités - mais le faisaient aussi spontanément - à questionner progressivement leurs connaissances, leurs habitudes, leurs prescriptions, leur expérience, au regard du modèle théorique présenté. Cette activité réflexive a perduré dans toutes les phases du dispositif, que ce soit dans l’analyse d’évaluations en vue de les modéliser, dans l’élaboration d’évaluations en référence à leur enseignement et à l’aune de l’alignement curriculaire élargi, dans la confrontation de leurs évaluations avec les éléments de discussion proposés par le formateur ou les pairs, ou encore dans les écrits faisant référence à la pratique évaluative115.

2.2.4 Les retombées pour la pratique

Les bénéfices à retirer d’une participation à une recherche collaborative devraient être préhensibles dès le départ pour les enseignants engagés. Il est dès lors important de se demander quelles retombées, même lointaines, peuvent espérer les enseignants à la fin de l’expérience collaborative à laquelle ils sont conviés (Barry & Saboya, 2015).

Cette recherche collaborative, bien que menée avec un échantillon restreint d’enseignants et sur deux disciplines au secondaire, donne à voir les conditions à partir desquelles une cohérence dans l’évaluation sommative peut être envisagée. Pour les enseignants, cela signifie qu’ils devraient être en mesure, progressivement, d’acquérir des connaissances et des compétences pour prendre des décisions évaluatives cohérentes et savoir les justifier, en fonction de leurs contraintes et de leurs contextes. Ils devraient être capables de répondre à leurs questions évaluatives ou à trouver des stratégies pour les affronter, faire face aux dilemmes qu’ils verbalisent. C’est une retombée significative qui devrait hypothétiquement leur permettre de réaliser des transferts, des généralisations. Car il n’est clairement pas question pour eux ici de figer les apports dans des produits - des « façons de faire » ou des « exemples à suivre » - mais bien davantage de les incarner dans une manière de penser la cohérence évaluative sommative du point de vue de leurs pratiques réelles, dans une perspective dynamique, contextuelle et

115 Pour voir où s’inscrivent ces moments de formation dans le dispositif de recherche-formation, se référer à la partie 5.

disciplinaire.

2.2.5 Les retombées pour la recherche

Les données récoltées et leur analyse devraient aider à mieux comprendre le développement des connaissances et compétences évaluatives sommatives, inscrites dans des pratiques réelles et faisant écho à de « vrais » problèmes rencontrés par les enseignants. Une telle démarche serait également à même de donner à voir comment l’appropriation d’un modèle théorique dans une visée compréhensive peut infléchir, ou non, les pratiques évaluatives sommatives, et à quelles conditions d’éventuels changements dans les pratiques sont possibles au regard des disciplines. En effet, nous faisons l’hypothèse que méthodologiquement, il serait présomptueux de considérer que des mouvements observés dans les pratiques d’un enseignant au sein du dispositif pourraient de facto survivre dans le terrain. Nous avons abordé cette question dans la partie conceptuelle traitant de l’assessment literacy, et nous y reviendrons dans notre conclusion de manuscrit.

Par ailleurs, et c’est un point fondamental, cette méthode de recherche collaborative pourrait mettre en évidence la pertinence, ou non, d’exploiter l’alignement curriculaire élargi à des fins de modélisation des pratiques évaluatives sommatives, dans des situations d’évaluation réelles, c’est-à-dire référées à des pratiques de classe contextualisées (Balach & Szymanski, 2003).

L’objet s’y prête fort bien, puisque nous sommes à ce niveau en pleine adéquation avec une des caractéristiques principales de la recherche collaborative (Desgagné et al., 2001 ; Vinatier &

Morrissette, 2015).

Enfin, cette manière de considérer les retombées est compréhensive et en lien direct avec notre choix de méthode de recherche, car elle permet également de considérer les limites, voire les difficultés relatives aux processus évaluatifs étudiés, notamment lorsqu’il s’agit de considérer leur mise en œuvre dans des contextes spécifiques.

2.3 Les modalités spécifiques de participation des praticiens dans une recherche