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Partie 6 - Ancrage méthodologique

5 Une démarche d’analyse dans un rapport dialectique entre déductif et inductif

Notre méthodologie a suivi d’abord un mouvement inductif, mettant au centre les questions et problèmes des praticiens ainsi que l’expression de leurs pratiques et leurs dimensions réelles.

Cette « entrée » va dans le sens des travaux d’Anadon et Guillemette (2007) pour qui la recherche qualitative valorise « l’exploration inductive » (p. 30), la connaissance étant produite à partir de données et non soumise à un modèle théorique.

Mais dans notre cas, c’est justement un modèle théorique qui est entré en confrontation avec les questions et problèmes évoqués par les enseignants, d’abord concrètement dans le dispositif de formation, puis dans la démarche d’analyse des données. C’est alors un mouvement déductif qui a pris le relais puisque c’est à l’aune de ce modèle que les données ont été interprétées, dans une perspective compréhensive. Cette phase, pour Guillemette (2006), constitue une limite de l’approche purement inductive. Mais elle est fondamentale, car il n’est pas possible d’obtenir des résultats de recherche purement construits a posteriori. Le recours à un modèle est donc bien nécessaire en recherche qualitative : « En somme, toute approche généralement inductive implique nécessairement des moments de déduction sans perdre son caractère essentiellement inductif, celui-ci provenant de l’orientation fondamentale qui consiste à étudier les phénomènes à partir de l’expérience propre des acteurs » (Anadon & Guillemette, 2007, p. 33).

Nous observons donc une alternance entre les deux mouvements, entrant dans chaque phase de la recherche dans un rapport dialectique. De fait, notre démarche méthodologique ne peut se résumer à une opération inductive, celle-ci étant insuffisante pour dégager des éléments de compréhension et/ou d’interprétation des phénomènes observés. Mais elle n’aurait pas non plus pu se réduire à une opération déductive, tout modèle théorique devant être éprouvé au regard de données reflétant des éléments de la pratique, dans une perspective compréhensive. Dans ce sens, notre approche a mis en lien le « pouvoir explicatif » du modèle théorique avec des données construites en référence à une problématique réelle partagée par les enseignants. D’un point de vue méthodologique, c’est à nos yeux un des critères de validité de notre démarche, dans le sens où elle cible, dans une visée interprétative, le « comment », mais aussi le

« pourquoi ». Comme le disent Saada-Robert et Leutenegger (2002) : « l’explication ne

suppose pas une démarche exclusivement déductive pas plus que la compréhension ne suppose une démarche exclusivement inductive » (p. 15). L’idée est plutôt ici d’ouvrir des possibles sur une potentielle reconfiguration de notre modèle théorique, tout comme d’être flexible sur les phénomènes qu’éclaireraient nos données. L’un pouvant dès lors influencer l’autre, et vice versa.

Cela étant, nous pourrions nous demander dans quelle mesure nous n’avons pas épousé une démarche abductive. L’abduction, au sens de méthode, est réalisée par une comparaison continue entre les données collectées et les construits théoriques en constante évolution (Anadon & Guillemette, 2007). Toutefois, bien que l’induction, la déduction et l’abduction aient des points communs, elles n’ont pas la même temporalité, et surtout, ne portent pas sur les mêmes objets (Dechamboux & Mottier Lopez, 2015). Dans ce sens, nous n’avons jamais eu pour but de faire évoluer notre modèle théorique, même si nous avons souhaité le soumettre aux pratiques évaluatives réelles afin de l’éprouver. Cela ne signifie en rien qu’aucun processus abductif n’a eu lieu, mais plutôt qu’il n’a pas été objectivé au point de devenir un outil de recherche. Nous resterons donc fidèle à conceptualiser le double mouvement inductif-déductif, en continuant notre propos en présentant quelques outils méthodologiques.

5.1 L’analyse à l’aide des catégories conceptualisantes

Fidèle à ce double mouvement, et afin de dégager des éléments de sens qualitatifs de nos données, nous avons opté, dans un premier temps, pour un type d’analyse à l’aide des catégories conceptualisantes (Paillé & Mucchielli, 2012 ; Raab, 2015). Ce type d’analyse nous a semblé pertinent pour trois raisons essentielles : il privilégie la dimension qualitative de la donnée ; il peut s’articuler avec une théorisation pré-existante ; son recours est valide pour toutes les données de notre recherche.

L’analyse à l’aide des catégories conceptualisantes a lieu après un premier examen empirique des données. Son objectif est de « qualifier les expériences, les interactions et les logiques selon une perspective théorisante » (Paillé & Mucchielli, 2012, p. 315). Le principe de cette méthode d’analyse réside dans une tentative de théorisation des données, afin, par exemple, de relever les processus de pensées et d’action en jeu, de qualifier les dilemmes ou les paradoxes, de cerner les logiques présentes ou les résistances dans les pratiques. Ce travail de conceptualisation et de théorisation se déroule dans le temps présent de l’analyse, à l’aide d’un outil qualitatif spécifique : la catégorie.

5.1.1 La catégorie conceptualisante

Paillé et Mucchielli (2012) définissent la catégorie comme « une production textuelle se présentant sous la forme d’une brève expression et permettant de dénommer un phénomène perceptible à travers une lecture conceptuelle d’un matériau de recherche » (p. 316). Cette méthode d’analyse nous semble particulièrement valide dans notre dispositif. Partant du postulat que toute catégorie désigne un phénomène, nous pouvons considérer les concepts de notre modèle théorique comme étant proches de catégories. Par exemple, le concept de tâche évaluative joue non seulement un rôle structurant dans la compréhension des phénomènes évaluatifs par le praticien, mais il demande au chercheur d’incarner l’attribution de signification des phénomènes relatifs au concept pour comprendre les pratiques. Aussi, dans une perspective inductive-déductive au cœur de laquelle nous avons mis en dialogue les concepts de notre modèle théorique avec nos données perpétuellement questionnées, nous avons construit cinq catégories :

- « rapport au référentiel » ; - « expression de l’objet » ;

- « élaboration des tâches évaluatives » ; - « pratiques de pondération » ;

- « pratiques de notation ».

Par ailleurs, ce travail à l’aide des catégories engage le processus de traitement des questions de recherche ancrées dans les phénomènes observés. Nous retrouvons ici aussi la dialectique inductive-déductive décrite plus haut entre un mouvement descendant, dans lequel la catégorie éclaire une compréhension du phénomène, et un autre ascendant, ou le phénomène donne à voir la puissance explicative de la catégorie, mais aussi ses limites. En effet, d’un point de vue compréhensif, la catégorie ne peut à elle seule offrir une compréhension complète et exhaustive du phénomène qu’elle met en évidence conceptuellement. Il s’agit donc de croiser les catégories, de les envisager comme un système compréhensif et non comme des cellules de sens isolées. Les opérations d’analyse ne sont dès lors pas que « bassement » techniques, mais relèvent d’articulations, de mises en lien conceptuelles, au travers d’un travail de questionnement des données. Pour le chercheur, l’enjeu ici est de convoquer des catégories conceptualisantes certes en rapport avec l’étude de l’objet de recherche, mais aussi, et peut-être surtout, qui vont permettre de dégager un sens conceptuel et pratique. Ce qui nous amène à les caractériser.

5.1.2 La catégorie : un condensé de significations

Le centre de l’activité de catégorisation est l’interprétation/conceptualisation. Une catégorie renvoie donc à l’articulation d’autres catégories, dans une perspective systémique, et dans une finalité de production de sens. Cela nous pousse à être en contact avec l’entier de nos données, la catégorisation n’étant pas en mesure d’être saisie qu’à l’aune des phénomènes issus du terrain. Les catégories donnent ici à voir les expériences vécues, quelles qu’elles soient, comme autant d’essais de compréhension. Elles s’enracinent dans des discours, des traces, des mots et les propulsent à un niveau synthétique de compréhension globale. Comme le dit Perrenoud (1988) : « la catégorie permet de construire une représentation théorique de certains types de pratiques, de fonctionnement, de processus, en prenant en compte ce qui leur donne sens dans l’esprit des acteurs » (p. 102).

5.1.3 La catégorie : pour l’étude de phénomènes divers

Les phénomènes que nous cherchons à observer, décrire et conceptualiser sont d’ordre évaluatifs et relatifs aux pratiques réelles des enseignants engagés. Nos catégories visent à saisir la complexité de la pratique en question de manière située et empiriquement fondée, tout en tenant compte de l’intention de communication des enseignants. De ce fait, nos catégories sont denses, parce qu’elles se rapportent à des logiques et des processus intimement ancrés dans le rapport qu’entretiennent des pratiques évaluatives avec des éléments théoriques. Elles donnent à voir ce qui se passe, ce qui est en mouvement, ce qui est en jeu dans ces pratiques, tout en étant intimement liées à nos questions de recherche (Raab, 2015).

5.1.4 La catégorie : pour expliciter la dynamique des concepts

Si nos catégories s’ancrent directement dans notre modèle théorique, elles n’en sont pas pour autant une transposition directe à l’interprétation des phénomènes observés. Ainsi, ces phénomènes ne prennent toute leur ampleur que lorsqu’une tentative de compréhension met en synergie, par exemple, la catégorie « pratiques de pondération » avec celle de « expression des objets », ou « pratiques de notation » avec « élaboration des tâches évaluatives ». Nous pourrions dire que dans cette perspective, nos catégories ont fait l’objet, dans la phase de recension des résultats, d’un travail de mise en lien, réflexif, progressif (Rondeau & Paillé, 2016).

5.1.5 La catégorie : pour interpréter toutes les données

Dans une perspective qualitative, le travail d’analyse à l’aide de catégories conceptualisantes peut se réaliser avec tout type de données. C’est bien ce que nous nous proposons de faire, au niveau de nos quatre corpus. Dans un premier temps, cette manière de procéder nous permettra de croiser l’analyse de nos données dans une perspective « horizontale » afin de dresser des portraits de chaque enseignant. Puis, dans un second temps, elle nous offrira la possibilité d’investiguer un axe d’analyse plus « vertical », en approfondissant la question des pratiques de notation et du développement des compétences évaluatives y relatives chez tous les enseignants122.

5.2 Catégorie et catégorisation

Dans notre méthodologie, la grille catégorielle s’inspire de notre modèle théorique de l’alignement curriculaire élargi. Il ne demeure pas moins qu’un travail de double questionnement est à l’œuvre : un questionnement des données à l’aune du modèle théorique, et dialectiquement, un questionnement du modèle au regard des données. Cette articulation est nécessaire à la compréhension des phénomènes en jeu. Là, nous retrouvons la complémentarité des mouvements inductifs et déductifs décrits plus haut. L’analyse des données ainsi conçue permet d’éprouver notre système interprétatif - le modèle théorique de l’alignement curriculaire élargi - en référence à la réalité de la pratique, mais aussi, et de manière conjointe, d’interpréter les données empiriques d’un point de vue conceptuel. Dans ce sens, nous suivons Paillé et Mucchielli (2012), lorsqu’ils affirment qu’« en acceptant les concepts comme décrivant indéniablement la “réalité“ à construire, on accepte implicitement tous les principes présupposés du système interprétatif de départ puisque celui-ci explique les phénomènes avec ces concepts » (p. 332). Ce positionnement interprétatif de recherche court-il dès lors le risque, comme le suggèrent les auteurs, d’être relativement clos ? Nous ne le pensons pas. En effet, et comme nous l’avons précisé dans la section précédente, les catégories donnent à voir davantage une circulation de sens au travers du processus de catégorisation, plutôt que des explications étriquées centrées sur des épiphénomènes éclairés par des concepts isolés. Nous faisons l’hypothèse que c’est aussi et surtout grâce aux processus de triangulation des données que cette richesse de sens peut exister.

122 Ces éléments sont approfondis plus loin.

5.3 Un travail de déduction et d’induction, encore…

Notre démarche méthodologique est en accord avec, au départ, une observation empirique des phénomènes évaluatifs, des logiques en jeu dans les pratiques, des questions ou problèmes évoqués par les praticiens, et d’un essai de leur conceptualisation. Ce processus relève de procédés « d’induction théorisante » (Paillé & Mucchielli, 2012), où le chercheur tente d’amener les phénomènes à un niveau d’intelligibilité pour qu’ils deviennent objets de recherche. Comme nous l’avons dit, ce travail reste principalement inductif, dans la mesure où la catégorie est construite, et non reproduite d’une catégorie pré-existante. L’enjeu de ce travail consiste à élaborer un concept, et non à l’importer de manière décontextualisée. Puis, parce que tout processus d’analyse en émergence engendre des « coadaptations des observations et des théories » (Gil, 1998, p. 137), l’effort inductif va progressivement laisser la place à un travail plus déductif ancré, ici, dans un modèle théorique permettant d’interpréter les phénomènes émergeants. En effet, ce cas de figure est particulièrement présent dans des recherches comme la nôtre, où les catégories, comme autant de référents, proviennent de modèles théoriques en lien avec l’objet de recherche. Là, à mesure que l’analyse monte en généralité, le chercheur doit

« combiner la seule induction avec des propositions théoriques établies » (Kaufmann, 2008, p.

227).