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Les apports de la géographie quantitative

Aurore Cambien

FONDEMENTS HISTORIQUES

3. L A RÉVOLUTION SYSTÉMIQUE

3.4. Les apports de la géographie quantitative

Ces premières représentations systémiques de la ville, qui considè- rent l’espace urbain comme un système relativement bien isolé de son environnement, vont considérablement évoluer au cours des vingt années suivantes. C’est dans le domaine de la géographie que vont émerger les travaux de modélisation urbaine les plus prometteurs d’un point de vue systémique. En effet, la période qui s’ouvre après la seconde guerre mondiale voit le développement de nombreux outils théoriques et méthodologiques. L’essor de la systémique d’une part, et

celle des sciences informatiques d’autre part, contribuent à produire les conditions d’une « révolution théorique et quantitative »4. La

modélisation constitue ainsi un paradigme central, un outil quasi incontournable dès lors qu’il s’agit de comprendre la complexité des phénomènes étudiés.

Le développement de la systémique se caractérise par ailleurs par un dialogue riche et fécond entre différentes disciplines, qui aboutit rapidement au transfert de concepts et de méthodologies. La modéli- sation fait partie de ces outils qui ont profité d’un rapprochement interdisciplinaire, et son utilisation s’est largement diffusée dans de nombreux domaines. Ce mouvement s’accompagne d’une forte ten- dance à la « mathématisation » des sciences sociales. Le recours à l’outil statistique se généralise ainsi dans les travaux de sociologie ou d’anthropologie. L’essor de la modélisation urbaine a ainsi rapidement influencé l’évolution de la géographie, mais avec quelques difficultés particulières.

En effet, la géographie a longtemps été un domaine où les mathé- matiques n’étaient admis qu’avec beaucoup de réserve. La réticence de cette discipline envers la formalisation mathématique trouve par exemple l’une de ses expressions dans certaines critiques récurrentes contre la statistique, accusée de réduire la richesse des faits humains. Ainsi, le chiffre, s’il n’est pas absent des études géographiques, n’y apparaît longtemps que « sous forme de tableaux de valeurs brutes ou de pourcentages [...] attestant simplement, pour ainsi dire, de la réalité d’un fait géographique, comme le faisaient de leur côté les photogra- phies ou autres documents. » (Pumain et Robic, 2002). L’usage du nombre y est essentiellement descriptif. Il n’est toutefois pas étonnant que, dans un contexte où les travaux de modélisation se généralisent, que la géographie finisse elle aussi par céder. A partir de ce moment, au début des années 1970, elle recourra pour une part à des outils et des concepts mathématiques relativement sophistiqués, souvent venus des Etats-Unis, qui transforment vivement ses pratiques.

Si l’on s’intéresse aux éléments qui ont déclenché la prise de cons- cience de la nécessité d’une transformation de la géographie et enclen- ché le mouvement théorique et quantitatif de la discipline, il faut reconnaître que la découverte des travaux anglo-saxons dans le domaine a joué un rôle important. La New Geography, née aux Etats Unis et dans les pays scandinaves dans les années 1950, est une révéla- tion brutale pour les géographes français des années 1970. Cette géo-

4. C’est sous cette expression que D. Pumain et M.C Robic (2002) identifient le mouvement de réforme qui donnera naissance à la géographie moderne.

graphie quantitative est ancienne de quinze ans lorsque ces chercheurs la découvrent et réalisent le retard pris par la France. Quantification, modélisation, approche systémique, analyse spatiale sont autant de mots clés que les géographes français entendent bien s’approprier pour entrer dans l’ère de la nouvelle géographie.

En France, nombre d’historiens suivent alors ce qu’ils identifient comme une rencontre de cultures jusque là séparées dans de multiples disciplines : mathématiques et sciences sociales acceptent de se parler. Dans le domaine de la géographie, de jeunes chercheurs s’investissent dans la formation mathématique, statistique et informatique. Les for- mations se multiplient et s’enrichissent, pour accompagner et nourrir ce mouvement. Ainsi des stages nationaux et des formations continues se développent, encadrés par des mathématiciens. La formation des étudiants aux statistiques, à l’analyse de données et à la géographie quantitative est proposée à la même période, et les premiers manuels sont édités. En 1979, les premières thèses à forte assise mathématique sont soutenues. En 1984, un grand congrès international de géographie (European Colloquium on theoretical and quantitaive gegraphy) s’inaugure à Strasbourg, et voit une forte mobilisation du mouvement théorique et quantitatif. La vitalité de la géographie française y est affichée et la fécondité des nouvelles démarches de recherche affirmée. Le retard de la France dans le domaine semble rattrapé.

La géographie quantitative et théorique se distingue de la géogra- phie « classique » par « le déplacement de la problématique des lieux vers la notion “d’espace”, en parallèle, la substitution d’une interroga- tion sur l’organisation sociale de l’espace à la question de la relation entre groupes humains et milieu » (Pumain et Robic, 2002). Les concepts importants sont ceux d’espace, de système, de dynamique, etc. Par ailleurs, la démarche de la nouvelle géographie est celle des sciences nomothétiques, caractérisée par la recherche de lois univer- selles, expliquant les régularités observées dans le temps sur l’espace géographique. On assiste à un véritable tournant dans le domaine de la géographie qui « impliquait de savoir passer de l’observation des régu- larités à l’analyse des processus, de l’identification des ’combinaisons’ ou de structures à l’étude du changement susceptible de les produire et de les transformer » (Pumain, 2003). Dans ce contexte, la modélisation apparaît comme l’outil privilégié de l’exploration de l’espace, de sa dynamique et de ses lois. Les progrès de l’informatique participent à son épanouissement. Le travail de modélisation apparaît dès lors comme un substitut à d’utopiques laboratoires d’expérimentation à taille humaine, permettant la construction de scénarios, la discussion et la confrontation des idées. En particulier, c’est autour de la modélisa-

tion que s’articulent les travaux portant sur les systèmes et leur dyna- mique. Dans les années 1990, le transfert vers la géographie de concepts issus de disciplines telles que la physique ou l’informatique est largement facilité par le recours aux modèles. Plus tard, le dépasse- ment des limites de la modélisation urbaine pour le traitement des données spatialisées ouvre la voie à deux progrès : le couplage avec des Systèmes d’information géographique (SIG) d’une part, et le dévelop- pement des modèles individu-centrés d’autre part.

La modélisation apparaît ainsi au centre d’un dialogue fructueux qui s’installe entre mathématiques et géographie. Elle semble cristalli- ser les avancées théoriques de la nouvelle géographie. D. Pumain (2003) écrit à ce sujet que « la simulation par les modèles permet en quelque sorte de sortir la géographie de son rôle de fille de l’histoire, condamnée à recourir au fil d’Ariane du récit biographique pour trou- ver du sens dans le labyrinthe causal des interactions sociales, écologi- ques et spatiales, en lui substituant une explication, certes réduite, “normalisée”, sous forme d’une trajectoire dynamique dans un proces- sus évolutif générique ».