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Différentes conceptions de la ville

Aurore Cambien

PRÉÉMINENCE DE L ’ APPROCHE CENTRÉE SUR L ’ INDIVIDU ?

4.3. Différentes conceptions de la ville

La deuxième moitié du 20e siècle voit ainsi nos conceptions de la question urbaine se modifier durablement. C’est cette évolution théo- rique que nous tentons d’interpréter au travers de l’histoire de la modélisation urbaine de ces cinquante dernières années.

4.3.1. La ville : un système auto-régulé

Les premières réflexions qui s’engagent sur la question urbaine laissent apparaître une conception de la ville comme un système auto-

régulé qui tendrait vers un certain équilibre. Ainsi, les premières ten- tatives de modélisation urbaine, nous l’avons vu, renvoient à une expli- cation économique du fonctionnement de la ville. La prééminence de la pensée économique du 19e siècle, qui structure la manière d’envisa- ger les sociétés et la ville, expliquerait ce parti pris par les « premiers modélisateurs ». Les sciences économiques sont caractérisées par l’idée que les systèmes tendent vers l’équilibre. La ville conçue comme un système régi par l’économie n’échappe pas à la règle et la forme de la ville est bien envisagée comme le résultat d’un équilibre entre les logiques économiques des différents acteurs. Ainsi les modèles de Von Thunen ou d’Alonso proposent-ils finalement une explication de l’organisation urbaine comme produit des comportements économi- ques et rationnels des producteurs, des industries ou des ménages.

Dans les années 1970, les modèles (notamment ceux qui se fondent sur la dynamique des systèmes) proposent également une vision de la ville conçue comme une entité auto-organisatrice qui tend vers un équilibre souhaitable. Ainsi, le modèle de dynamique urbaine déve- loppé par J. Forrester (1969), repris et décliné depuis par de nombreux modélisateurs, conçoit la ville comme un système autorégulé : la mise en évidence d’un cycle économique « développement / dégradation » y conduit à envisager l’équilibre urbain comme la solution à la crise qui touche la plupart des villes américaines à son époque. Il s’agit donc pour les villes de chercher à atteindre un équilibre dans chacun des trois sous systèmes envisagés : la population, les logements et l’industrie.

Ici, la ville est donc d’abord conçue comme un système auto-régulé, qui tend vers un équilibre. Une meilleure compréhension de son fonc- tionnement est alors supposée permettre de mieux diriger l’action urbaine. La logique qui accompagne cette conception urbaine est de ce fait plutôt une logique « Top-Down » (du haut vers le bas), qui donne toute son importance et tout son poids à l’action publique, à la planifi- cation comme participant à la construction des villes. Cette approche qui met en avant la prise de la planification sur le développement urbain tend aujourd’hui à laisser sa place à une vision qui inverse ces rapports au profit d’une conception de l’organisation urbaine entendue comme le résultat de processus qui se produisent au niveau élémen- taire. Il s’agit de l’approche dite « Bottom-Up » (du bas vers le haut).

4.3.2. Du « Top-Down » au « Bottom-Up »

Ce renversement, comme l’ensemble des avancées techniques et méthodologiques qui en découle, n’est pas sans incidence sur la portée théorique des modèles basés sur les agents. Il vient actualiser les théories interactionnistes latentes. L’essor de l’approche individu-

centrée semble contribuer fortement à un glissement vers une autre conception de la ville. De l’application des théories de la complexité et de la systémique à la question urbaine émergerait ainsi une conception de la ville vue comme un système complexe, constituée de nombreux sous-systèmes en interaction les uns avec les autres. Et notamment, la ville ne serait plus pensée comme le seul produit de la planification urbaine : son émergence en tant que ville serait plus globalement le résultat de la somme des actions individuelles et collectives qui y prennent place.

En d’autre termes, l’idée qui s’exprime ici est celle que les villes en général et le développement urbain en particulier, entendu au sens de la croissance des villes, est moins le fait de la logique « Top-Down » de la planification urbaine que celle d’un mécanisme « Bottom-Up. » Les formes spatiales observées à des échelles agrégées peuvent être lues comme le résultat des actions des acteurs à des niveaux très désagré- gés, voire individuels. Les phénomènes urbains ne sont plus conçus comme le seul produit de l’action planificatrice des services en charge de l’urbanisme. Désormais, ils sont envisagés comme le résultat des multiples interactions entre les mécanismes économiques, démogra- phiques, juridiques, sociaux, etc. Finalement, le développement des modèles « agents » contribuerait à mettre en évidence l’idée que nous sommes passés d’un urbanisme de plan, d’équipement du territoire à un urbanisme de gestion d’un territoire en perpétuelle reconfigura- tion : « L’urbanisme n’est plus l’art de ’faire’ l’urbanisation, mais l’art de “faire avec” » (Castel, 2007). Cet ébranlement de la pensée a deux types de conséquences :

– d’une part, il oriente la recherche vers l’identification de « lois » qui gouverneraient l’évolution des systèmes urbains. Ce caractère nomothétique de la recherche urbaine est d’ailleurs parfois vivement critiqué ;

– d’autre part, en même temps que l’essor de la modélisation par agents met à mal les pratiques urbanistiques actuelles, elle fournit de nouvelles pistes d’action.

Dans ce contexte, la mise en évidence des limites de l’action publi- que sur l’organisation des territoires, loin de sonner le glas de l’urba- nisme, appelle au contraire à une action mieux comprise. Les réflexions menées sur l’existence d’une boucle de rétroaction entre l’homme et le territoire invitent à une meilleure évaluation a priori des impacts des politiques publiques et orientent l’action vers la mise en place de combinaisons de mesures plutôt que de mesures isolées. La modélisation par agents illustre avec force la nécessité et le caractère

primordial de l’articulation entre les différentes actions sur le système urbain.

Ces idées contribuent à la naissance des modèles basés sur les individus et les agents en même temps que ceux-ci, en retour, fournis- sent un moyen d’appliquer et de tester ces théories. Ainsi, les progrès en informatique permettent le développement des automates cellulai- res et des systèmes multi-agents qui constituent les deux principaux types de modèles individu-centrés. Cette approche, qui fait finalement la part belle à l’individu et à sa liberté d’action, entre en résonance avec les paradigmes qui dominent aujourd’hui nos sociétés. Ce rappro- chement suggère qu’il existe un lien entre la pensée du monde, la pensée de la ville, et par suite, sa modélisation. Ainsi, pour N. Bouleau (2006), « les modèles sont des représentations partisanes, au bon sens du terme, c’est-à-dire qu’au sein de multiples possibilités d’expression et de représentation, ils sont le choix d’un parti. […] [Le modélisateur] n’est plus un mauvais scientifique, il est un constructeur de représenta- tions pour agir et décider ». Aujourd’hui des approches mixtes se développent, qui tendent à dépasser les « apories de l’opposition entre holisme et individualisme » (Pumain, 2003).

4.3.3. Une conception alternative ?

Une lecture rapide de l’évolution de la modélisation urbaine pour- rait laisser penser que la modélisation « Bottom-Up » l’emporte aujourd’hui sur les autres formes de formalisation et qu’elle représente le présent comme l’avenir de ce champ. Pour autant, certains éléments invitent à une lecture plus nuancée de cette histoire. Il semble en effet qu’à plusieurs niveaux, certains modèles développés récemment s’emploient précisément à interroger les spécificités de chacune de ces deux options, pour mieux tirer profit de leur rapprochement. Ainsi, si le développement des modèles individu-centrés permet la pleine actualisation du paradigme interactionniste dans le champ de la modé- lisation urbaine, il semble important de dépasser l’opposition radicale entre les modèles centrés sur l’individu et les autres modèles systémi- ques. Au delà des différences fondamentales qui existent entre ces deux types de modélisation, chacun s’inscrit en réalité dans une même perspective systémique. Ce qui les distingue renvoie plus fondamenta- lement à l’existence de deux courants (Tannier, 2005) :

– l’analyse de systèmes vue sous l’angle de transfert de flux entre différents éléments, flux qui peuvent être très divers (matière, énergie, information, argent, etc.) : le système est alors le plus souvent consi- déré comme un ensemble de sous-systèmes interconnectés. Cette approche est essentiellement basée sur les notions de régulation, de

stabilisation et de fonctions de transfert. L’intérêt est marqué ici pour la définition de la structure des systèmes ;

– les approches centrées sur les systèmes définis comme des entités auto-organisatrices, dont le fonctionnement et l’évolution est le pro- duit du comportement d’ensemble d’entités en interaction. Il s’agit d’une approche basée sur l’analyse du comportement d’agents intera- gissants, l’action et l’interaction étant considérées comme les éléments moteurs de la structuration d’un système dans son ensemble.

Comme le souligne L. Sanders (2007), l’utilisation de ces modèles n’implique pas a priori une modélisation au niveau des individus. Le recours à la modélisation par agents se justifie lorsque la problémati- que concerne un phénomène collectif dont on suppose qu’il émerge en fonction d’interactions opérant au niveau élémentaire. Mais « en aucun cas il n’implique de considérer l’agent comme représentant nécessairement un individu humain, même si toute la terminologie des SMA [Systèmes multi-agents] est largement anthropomorphe ». Des modèles récemment mis au point proposent de travailler au niveau de groupes d’individus présentant des caractéristiques similaires, ces groupes étant considérés comme les « agents » de la simulation. La modélisation individu-centrée apparaît donc finalement comme un simple outil complémentaire offrant de nouvelles possibilités de simu- lations à un niveau agrégé.

Les allers-retours sont ainsi de plus en plus fréquents entre les différents niveaux de modélisation. En d’autres termes, le niveau de l’individu reste aujourd’hui le niveau privilégié de la modélisation, mais il est de plus en plus pensé en relation avec des niveaux plus globaux (celui du groupe d’agents par exemple) qui semblent plus pertinents pour l’étude de certaines problématiques. Le modèle SIM- BOGOTA, par exemple, s’intéresse à l’étude des relations entre les dynamiques du système urbain et l’organisation spatiale qui en découle et les méthodes d’analyse de ces relations. Ce qui intéresse plus particulièrement les modélisateurs ici est « de repérer, d’identifier et d’expliquer les liens qui existent entre le niveau micro de l’individu (son comportement, ses caractéristiques, ses motivations...) et le niveau macro, qui révèle une configuration générale de la ville, avec ses territoires en constante constitution. » L’objectif de la démarche est bien l’explicitation des relations entre les différents niveaux de perception de l’espace et d’action dans l’espace.

En second lieu, la prise en compte croissante des interactions entre espace et société est caractéristique des modèles les plus récents. La démarche mise en œuvre dans ces modèles ne consiste plus « simple- ment » à faire émerger la configuration spatiale à partir de l’ensemble

des comportements individuels. Ils s’attachent désormais à prendre en compte les boucles de rétroaction qui existent entre l’espace et la société : les comportements individuels contribuent alors à organiser l’espace, et en retour, la configuration spatiale influence ces comporte- ments. A. Ourednik (2007) s’intéresse précisément à cette question dans un modèle qu’il développe pour mieux comprendre les mécanis- mes de ségrégation socio-spatiale.

Enfin, on voit également se développer de plus en plus de modèles qui intègrent des comportements stochastiques et qui laissent une place importante à l’aléa et au hasard. Paradoxalement, ils donnent de plus en plus de place à l’action publique et à l’impact de la planifica- tion. C’est donc bien au développement de modèles qui croisent les approches « Top-Down » et « Bottom-Up » que nous assistons aujourd’hui.

CONCLUSION

La modélisation, en tant que représentation simplifiée de la ville et de son fonctionnement, est finalement une notion relativement ancienne, même si sa théorisation et sa mise en pratique ne s’affirment que plus tardivement. Les modèles se distinguent selon leurs finalités et selon les disciplines au sein desquelles ils situent leurs réflexions. Dans ce trop bref historique de la modélisation urbaine, l’émergence de la systémique constitue le fait marquant de la deuxième moitié du 20e siècle. Tant par les concepts qu’elle développe et qu’elle diffuse que par les pratiques qu’elle contribue à renouveler, appelant notam- ment les chercheurs à l’interdisciplinarité, la pensée systémique provo- que un véritable tournant dans le domaine de la modélisation de la ville et de ses politiques de transport. A l’heure actuelle, la multiplicité des types de modèles et des courants dans le domaine de la modélisa- tion systémique de la ville est remarquable. Elle reflète différentes conceptions du fonctionnement des systèmes urbains. Finalement, il apparaît que la modélisation, conçue comme un « produit mixte » (Bouleau, 2006), est largement influencée par la pensée dominante d’une époque. L’histoire de la modélisation urbaine est bien inscrite dans un contexte plus large, avec lequel elle est nécessairement partie prenante.

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