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1. Le travestissement au prisme du culte

1.1. Le travestissement comme pratique rituelle

Le rite est omniprésent en Grèce ancienne. Rites sacrificiels, rites civiques, rites cultuels, ils structurent autant la vie privée que la vie publique des Grecs — mais aussi des Grecques. Si les femmes, les gunaikes, sont exclues du sacrifice sanglant et du partage des viandes, ce qui leur interdit l’accès d’un rite civique primordial et confirme leur statut marginal de la citoyenneté , elles ne sont pour autant pas totalement 347 évacuées des célébrations civiques. Louise Bruit Zaidman relève en ce sens que « sur la trentaine de fêtes célébrées chaque année [à Athènes], près de la moitié suppose une participation active d’une partie de la population féminine » . Elles prennent ainsi part à des célébrations publiques comme les Panathénées, ou 348

Louise BRUIT ZAIDMAN, « Les filles de Pandore : Femmes et rituels dans les cités grecques » dans Georges DUBY,

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Michelle PERROT et Pauline SCHMITT PANTEL (dir.), Histoire des femmes en Occident. I. L’Antiquité, op. cit., p.441-442 : « Ce sacrifice est au cœur de la pratique sacrificielle de la cité grecque, dans la mesure où elle fonde le politique, en manifestant l’accord des hommes avec les dieux d'une part, en renouvelant le lien entre les hommes qui constituent la communauté des citoyens, d'autre part. »

Ibid., p.444.

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encore aux représentations théâtrales présentées aux Dionysies ou aux Lénéennes . Mais plus intéressantes 349 encore sont les fêtes rituelles où les femmes, d’habitude participantes marginales, sont les actrices centrales.

Nous pouvons d’ores et déjà citer la fête des Thesmophories , célébrées chaque année en l'honneur de 350 Déméter et de sa fille Korê. Présentant un monde renversé dans lequel, pendant trois jours, les femmes sortent de leurs oikoi pour tenir l’Assemblée, prenant la place des hommes, ce rite annuel laisse entrevoir l'existence de pratiques cultuelles où les catégories du masculin et du féminin sont mobiles, voyageant de l’anêr à la gunê.

Ce déplacement se laisse entrevoir de façon spectaculaire dans la multiplication des fêtes où prennent place des travestissements rituels. Pour une société où les rôles genrés semblent avoir été clairement définis

— sans pour autant conceptualiser le genre bien sûr —, les Grecs n'ont pas hésité à revêtir le vêtement des femmes au cours de leurs nombreuses fêtes rituelles. À Athènes, lors des Oschophories , la procession est 351 menée par deux jeunes hommes travestis en femmes, travestissements masculins qui trouverait son origine dans la geste de Thésée . Néanmoins, ce travestissement se double d'une course d’éphèbes, activité virile, 352 qui rend compte du jeu autour des catégories du féminin et du masculin sur lequel s’organisent les Oschophories . Plus amusante encore est la fête organisée à Amathonte, sur l’île de Chypre, où est célébrée 353 une divinité intersexuée du nom d’Aphroditos, divinité à la semblance d’Aphrodite mais portant aussi une barbe et un pénis. Les sacrifices sont alors l’occasion de travestissements, les hommes portant les vêtements de femme et les femmes portant les habits de l’homme . Plus encore, au cours de cette fête, a lieu un 354 sacrifice durant lequel « un jeune garçon, couché, imite les cris et les mouvements des femmes en couche » , travestissant sa nature pour accéder, un temps, aux travaux des femmes, aux douleurs de 355 l’enfantement . Ainsi nous voyons une omniprésence des fêtes dans lesquelles le travestissement joue un 356 rôle central, n’abordant ici qu'un échantillon . Toutefois se note une importance du travestissement 357 masculin qui n’est pourtant pas toujours au centre. Il existe, au contraire, des fêtes rituelles où le travestissement féminin est primordial.

Encore faut-il préciser qu’elles ne sont jamais actrices, les hommes prenant en charge les rôles masculins et

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féminins, néanmoins, rien n’interdit de croire que les femmes étaient elles aussi assises parmi le public, participant ainsi au jugement de la cité sur la scène théâtrale — et surtout à leur propre jugement, les femmes étant rarement glorifiées sur la scène de Dionysos.

Sur les Thesmophories et la contre-cité des femmes, cf. Infra p.121-123.

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Les Oschophories sont une fête annuelle célébrée à la veille des vendanges en l'honneur de Dionysos et d’Athéna

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Skiras à Athènes, mais elles commémorent aussi le retour de Thésée après son combat contre le Minotaure.

cf. PLUTARQUE, Vie de Thésée, 23, 2-3 : Accompagnant les tributs envoyé·e·s au Minotaure, Thésée substitue deux

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jeunes filles par deux de ses compagnons travestis en femme. Notons que Plutarque donne ici une très jolie scène de travestissement masculin.

Florence GHERCHANOC, « Les atours féminins des hommes : quelques représentations du masculin-féminin dans le

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monde grec antique. Entre initiation, ruse, séduction et grotesque, surpuissance et déchéance », art. cit., p. 772-773.

Vern L. BULLOUGH et Bonnie BULLOUGH, Cross Dressing, Sex, and Gender, Philadelphie, University of l’honneur de son amante. Notons qu'une nouvelle fois, l’aition de cette fête se trouve dans la geste de Thésée.

Voir notamment : Nicole LORAUX, Les expériences de Tirésias. Le féminin et l’homme grec, Paris, Gallimard, coll.

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« NRF Essais », 1989, où elle démontre comment, dans la pensée grecque, l’accouchement est pour les femmes ce que la guerre est pour les hommes, les deux ayant valeur de combat, de ponos viril.

Voir notamment : Marie DELCOURT, Hermaphrodite. Mythes et rites de la bisexualité dans l’antiquité classique,

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Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Dito », 1992, et plus particulièrement le « Chapitre premier : Déguisements intersexuels dans les rites privés et publics » où Marie Delcourt décline toute une série de rites incluant des travestissements (masculins et féminins).

Notamment à Argos où l’on retrouve des « déguisements intersexuels » (selon les termes de Marie Delcourt) au cours d'une fête annuelle nommée les Hubristika. Ce nom duquel ressort le terme hubris (la démesure) laisse entendre une fête du débordement, se rapprochant d'un « carnaval déchaîné, accompagné d'injures et de propos salés. » Mais ce qui nous intéresse ici est son cœur constitué d’un renversement des 358 genres, les femmes revêtant les habits de l'homme et les hommes les vêtements de la femme. Certes, nous renouons ici avec les rites déjà organisés à Amathonte où hommes et femmes échangent rituellement leurs vêtements, mais la particularité des Hubristika est leur aition, leur origine. Celle-ci est racontée au Ier siècle après J.-C., dans un texte déjà rencontré précédemment , parmi les 359 Conduites méritoires des femmes de Plutarque. Si la fête est toujours célébrée à son époque, elle est sans doute plus ancienne et il est possible que l’aition rapporté ne soit qu'une invention tardive pseudo-historique pour expliquer une tradition dont on avait oublié le sens premier . Il n’en reste pas moins que l’explication qui nous est donnée — et qui était donc 360 donnée aussi aux Grec·que·s du Ier siècle après J.-C. — est la célébration de la victoire d’Argos sur Sparte, victoire emportée par les femmes sous la conduite de Télésilla :

Le combat (tên makhên) eut lieu, selon les uns, le septième jour, selon les autres, le premier de ce qui est maintenant chez les Argiens le quatrième mois, mais était autrefois le mois Hermaïos. Ce jour-là, ils célèbrent jusqu’à présent la Fête de l’Insolence (ta Hubristika), pendant laquelle ils font revêtir aux femmes des tuniques et des casaques d'hommes et aux hommes des robes et des voiles de femmes. 361 Apparaît une fête qui, chaque année, commémore l’andreia féminine des Argiennes, ce jour où elles ont pris les armes pour sauver leur cité. Cette part de virilité des femmes est valorisée et célébrée rituellement par ce travestissement : en prenant les vêtements des hommes, les femmes d’Argos rappellent annuellement cette bataille (tên makhên) où leurs ancêtres — féminines — ont pris la place de l’homme. Les Hubristika d’Argos prennent ainsi une tonalité particulière en cela que le travestissement est moins en faveur des hommes qu’en faveur des femmes. Les valorisant en leur faisant revêtir (physiquement) l’andreia, les 362 Hubristika rappellent également — par son aition — la valeur féminine.

Un rappel qui n’est pas unique dans l'histoire des rites grecs puisque d’autres célébrations semblent s’être organisées autour de cette valorisation de la valeur féminine, ou plutôt de l’andreia féminine. Si l’on se souvient des Bacchantes, suivantes du dieu Dionysos, pratiquantes de son culte, elles forment également son armée. Et lorsque Diodore de Sicile raconte, dans sa Bibliothèque historique, les exploits militaires de Dionysos en Inde, il fait référence à une armée composée d’hommes et de femmes . Une armée composite 363 qui marque assez les esprits pour que tous·tes instaurent de nouvelles célébrations :

Marie DELCOURT, Hermaphrodite. Mythes et rites de la bisexualité dans l’antiquité classique, Paris, Presses

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Universitaires de France, coll. « Dito », 1992, p.21, [en ligne], mis en ligne le 10 novembre 2016, URL : https://www-cairn-info.buadistant.univ-angers.fr/hermaphrodite--9782130441854.htm.

cf. Supra p.60-62.

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Vern L. BULLOUGH et Bonnie BULLOUGH, Cross Dressing, Sex, and Gender, op. cit., p.29.

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PLUTARQUE, Conduites méritoires de femmes, 245, e-f.

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Cela est à entendre dans le sens où dans beaucoup des rituels de travestissement cités plus haut, l’homme est au

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centre, le travestissement en femme agissant pour lui comme une dramatisation de son passage de jeune homme à l’âge adulte, à l’état viril, cf. Florence GHERCHANOC, « Les atours féminins des hommes : quelques représentations du masculin-féminin dans le monde grec antique. Entre initiation, ruse, séduction et grotesque, surpuissance et déchéance », art. cit., p. 765-782.

cf. Supra p.43.

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Les Béotiens, tous les autres Grecs et les Thraces gardant le souvenir de cette expédition (strateias) en Inde, ont institué des sacrifices triennaux à Dionysos, et ils pensent que le dieu, à ces moments-là, se manifeste auprès des hommes. C’est pourquoi, dans beaucoup de villes grecques, tous les trois ans, des troupes bachiques de femmes s’assemblent, et il est d’usage pour les vierges de porter le thyrse et d’entrer en transe en poussant des cris et en rendant hommage au dieu ; les femmes, en groupe, offrent des sacrifices au dieu, célèbrent les mystères bachiques, et, en somme, louent par un chant la présence de Dionysos, en mimant (mimoumenas) les compagnes en délire qui jadis, raconte-t-on, entouraient le dieu. 364

À l’époque de Diodore, au Ier siècle avant J.-C. , les victoires de Dionysos sont encore commémorées 365 tous les trois ans. Une célébration du dieu qui passe par la mise en place de rites bachiques, appelant forcément à la participation des Bacchantes. Toutefois, en mettant au centre ces figures féminines, les rites semblent également rappeler que la victoire de Dionysos est aussi une victoire des Bacchantes, soit une victoire féminine. Évacuant les hommes, la valeur féminine est placée au cœur du rite. Et si elles ne se travestissent pas en homme, elles procèdent néanmoins à une forme de travestissement en s’assimilant aux Bacchantes, elles-mêmes figures travesties. Les femmes « miment » les suivantes du dieu, adoptant leur 366 habit, leur arme — « les vierges [portent] le thyrse » —, leur sauvagerie. Par là elles acquièrent une forme de masculinité elles aussi, en prenant en charge la virilité des Bacchantes — par cet état de transe sauvage qui est poussé jusqu’à la réalisation des rites bachiques . Devenues Ménades, les femmes commémorent par le 367 rite non seulement la victoire du dieu, mais aussi l’andreia féminine de ses suivantes. En cela nous pouvons l'ajouter parmi les célébrations cultuelles de la valeur féminine, une célébration où se retrouve de nouveau un travestissement, les femmes devenant, à l'instar des Bacchantes, égales à l’homme — si ce n'est supérieures, celui-ci étant évacué du rite.

À travers ces diverses célébrations et autres rituels se dévoile une Grèce antique en proie au travestissement. Moins stricte sur les rapports de genre que prévu, des rites apparaissent où, durant un temps contrôlé et déterminé, les catégories du masculin et du féminin fluctuent. Une mobilité des qualités de l’homme et de la femme que partagent d’autres peuples en dehors de la Grèce, comme semble l’indiquer Hérodote dans son Enquête. Ne refusant aucune digression, l’historien s’inquiète également au cours de son enquête des coutumes et pratiques grecques et barbares. Et, alors qu’il s’intéresse aux Sauromates, peuple barbare censé descendre des Amazones, Hérodote révèle une tradition intéressante :

Voici quelle est chez eux la règle en matière de mariage : aucune fille (parthenos) ne se marie avant d’avoir tué un ennemi (tôn polemîon andra) ; il en est qui meurent, et meurent vieilles, avant d’être mariées, faute de pouvoir satisfaire à cette loi (ton nomon). 368

DIODOREDE SICILE, Bibliothèque historique, IV, 3, 2-3.

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Ce rite d'imitation des Bacchantes a pu être observé par Diodore de Sicile qui, en tant qu’historiographe, a dû

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voyager dans toute la Méditerranée pour récolter ses sources lui-même, néanmoins, il est également possible que Diodore ne fasse que compiler le récit d’un rite récolté dans une source écrite de seconde main. Qu’il l’ait vu ou non de ses propres yeux, le récit présente cette pratique comme un rituel historique récurrent.

Le participe mimoumenas est apparenté au terme mimesis, « l’imitation », qui renvoie à l'un des principes

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fondamentaux du théâtre antique selon Aristote. Par la mimesis, il y a une véritable assimilation entre les femmes et les Bacchantes, rejouant durant le rite les suivantes du dieu.

Diodore de Sicile reste très elliptique sur les rites bachiques, sans doute car ces mystères relèvent de l’initiation,

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néanmoins, lorsque l’on connaît les Bacchantes d’Euripide, nous pouvons avoir tendance à croire que ces rites secrets relèvent de la même violence que le diasparagmos et autres pratiques omophagiques.

HÉRODOTE, Enquête, IV, 117.

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Loi barbare néanmoins institutionnelle, elle est propre au peuple des Sauromates, lointain héritage des Amazones, ces femmes égales aux hommes. Dans ce court passage se construit un rapport des genres particulier où la femme doit se montrer supérieure à l’homme sur son domaine — celui de la guerre, du polemos. Néanmoins se révèle aussi un cadre particulier : cette loi concerne les parthenoi, les « jeunes vierges », qui sont en attente de leur mariage — par lequel elles s’accompliront en tant que gunê. En cela, cette coutume (sanglante) semble relever d'une forme d’initiation : en mettant à mort un homme, les femmes sauromates se montreraient digne de valeur — prouvant leur aretê, si ce n’est leur andreia —, permettant dès lors leur accès à un statut d’adulte confirmé par le mariage. Et si les Grecques ne connaissent pas l’initiation par le meurtre, néanmoins elles présentent des affinités avec ces parthenoi viriles. Car elles aussi subissent une initiation par le mariage qui semble parfois se lire au prisme du travestissement.