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5. Les travesties « historiques »

5.3. Un cas particulier : la « lesbienne »

Il reste ainsi un dernier cas à voir : le statut particulier de la femme lesbienne. Et s'il est dit particulier, cela est d’une part dû à la rareté des sources, les Grec·que·s nous ayant plus largement légué des récits entre deux partenaires masculins , mais d’autre part à cause de l'écueil anachronique. Le risque est grand 326 d’aborder le personnage de la lesbienne puisque celui-ci n’existe pas dans l’Antiquité — du moins, pas comme nous l’entendons : si le terme « lesbienne » existe, il désigne simplement « les femmes de Lesbos » sans connotation sexuelle. Les catégories d’orientation et d’identité sexuelles, si familières de nos jours, n’ont aucun sens pour l’Antiquité où l’eros, le désir, se multiplie indépendamment des genres . Néanmoins, 327 il nous semble intéressant d’aborder ces figures qui — selon les catégories heuristiques modernes — se diraient « lesbiennes », puisque au sein de ces récits abordant des femmes qui aiment d'autres femmes se déploie une certaine virilisation de celles-ci.

Et Sappho pourrait en être l’archétype. Femme historique, originaire de l'île de Lesbos, Sappho pourrait représenter le prototype de la « lesbienne » . Poétesse du VII328 e siècle avant J.-C., elle laisse derrière elle une série de fragments dont la virtuosité est reconnue dès l’Antiquité. Et si Sappho a été mariée, a eu un enfant

— suivant le chemin traditionnel de la féminité —, sa poésie marque une affection féminine, chantant les amours de la poétesse pour Agallis, pour Anactoria et autres femmes. Ainsi elle devient la première chantre de l’amour homoérotique féminin, offrant de magnifiques vers chantant la beauté et le désir féminins. Ses textes (du moins ce qu'il en reste) ne laissent transparaître aucun travestissement de sa nature féminine — ni celle de ses amantes —, pour autant, la réception de Sappho en dit autre chose. En effet, si les amours entre femmes semblent avoir été vécues librement à l’époque archaïque, la période classique a procédé à une censure, et à une disparition de ceux-ci . Avec cet effacement, la lecture de Sappho en a été altérée, du 329 moins remaniée : Sappho a pu voir son image virilisée, de manière à la replacer dans une optique hétérosexuelle. Une virilisation effective dès l’Antiquité , travestissant dès lors la nature féminine de la 330 poétesse. Une masculinisation indépendante de la volonté de Sappho mais provoquée par sa réception, elle laisse entendre que les Ancien·ne·s ont eu du mal à aborder le concept d’amour entre femmes.

Une difficulté peut-être visible dans un texte daté du IIe siècle après J.-C., écrit par un auteur déjà rencontré : Lucien de Samosate. Ce dernier s’est plu à rédiger des Dialogues des dieux, mettant en scène les divinités de l’Olympe, mais il s'est également attaché à des personnages de plus basses extractions, et notamment les travailleuses du sexe qu’il met en scène dans ses Dialogues des courtisanes. Il s’agit en effet d’un récit de fiction, Lucien imaginant dans quinze saynètes successives des conversations humoristiques, largement inspirées de la Comédie Nouvelle du IIIe siècle avant J.-C., entre des prostituées et leurs mères,

Zeus, Apollon, Dionysos, Héraclès multiplient les aventures avec des jeunes hommes, néanmoins nous ne pouvons

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citer dans la mythologie grecque que le cas de Callisto et Artémis, et encore est-il qu'il s’agit de Zeus métamorphosé en Artémis.

Voir notamment : Claude CALAME, L’Éros dans la Grèce antique, Paris, Belin, coll. « L’antiquité au présent », 1996,

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une étude dans laquelle Claude Calame rend compte de la multiplicité des lectures de l’eros grec, dépendant largement des situations d’énonciation, plutôt que des grilles contemporaines d’hétérosexualité ou d’homosexualité, ou bien des rôles actif ou passif, ou encore des relations publiques et privées.

Notre conception moderne lui doit d'ailleurs beaucoup : la périphrase « amours saphiques » pour désigner les amours

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homosexuelles féminines est issue de son nom, et le substantif « lesbienne » est dérivé du nom de son île.

Annalisa PARADISO, « Sappho, la poétesse » dans Nicole LORAUX (dir.), La Grèce au féminin, Paris, Les Belles

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Lettres, 2003, p.43.

cf. HORACE, Épitres, I, 19 où il est fait référence aux « chants de la mâle Sappho ».

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leurs amants, leurs ennemies. Malgré la fictionnalité du texte, nous touchons peut-être du doigt, derrière les images littéraires et érudites de l'auteur, la conception que l’époque se fait des amours homoérotiques féminines à partir de la lecture du cinquième dialogue . 331

Celui-ci met en scène deux courtisanes, Clonarion et Léaina, qui discutent de l’expérience qu’a eue Léaina : elle a eu une relation sexuelle avec Mégilla de Lesbos, une femme « amoureuse [d’elle] comme un homme » . Là se joue l’intérêt de ce texte pour notre étude : la femme aimant d’autres femmes est 332 assimilée à un homme. Et d’abord il est intéressant de noter le marqueur géographique de Mégilla : elle est originaire de Lesbos (l’île de Sappho) et, pour la première fois dans la littérature (conservée jusqu’à nous), un lien explicite est fait entre cette île et les pratiques homoérotiques féminines . D’ailleurs, au même titre 333 que Sappho qui est, dans la littérature tardive, identifiée comme la « mâle Sappho », Clonarion précise « qu'il y a de ces femmes mâles à Lesbos, qui se refusent aux hommes et s’approchent des femmes à la manière des mâles. » Il est tentant d'y voir une première définition de la figure de la « lesbienne » qui apparaîtrait dès 334 lors comme une femme virile, travestissant sa nature féminine pour aimer « comme un homme ».

Néanmoins, l’identité de Mégilla est mise à mal par la suite du récit où celle-ci se brouille entre masculinité et féminité.

Clonarion presse Léaina de raconter le récit de son aventure avec Mégilla, une aventure qui, en réalité, inclut un troisième personnage : Démonassa. Léaina est ainsi prise entre les deux femmes et, alors que les esprits s’échauffent, la scène érotique débute : elles embrassent Léaina « comme font les hommes » , lui 335 caressent les seins et lui les mordent. Et si elles agissent à la manière des hommes, nous faisons face à la description d'une scène d'amour sans phallus, une étreinte féminine relativement rare parmi les motifs anciens . Pourtant, cette féminité se brouille par la suite, dès lors que Mégilla retire sa perruque, entamant 336 un véritable processus de masculinisation. « Tondue au ras de la peau comme les athlètes les plus mâles » , 337 Mégilla s’identifie semblable à un « beau garçon » , refusant d'être désignée au féminin, et se présentant 338 comme « Mégillos [qui a] épousé depuis longtemps Démonassa [qui] est [sa] femme. » Dès lors s'opère 339 une difficulté à identifier Mégilla-Mégillos : non plus une femme, elle se présente comme un homme, revêtant son aspect — au crâne rasé comme les athlètes — et « [ses] goûts, [ses] désirs » , et même son 340 rôle social puisqu'iel se présente comme le mari de Démonassa. Néanmoins, Mégilla-Mégillos reste à la frontière de l’homme qui — dans l’Antiquité — est avant tout identifié par son phallus, ce qu'iel n'a pas.

Mais iel affirme qu’iel a « de quoi remplacer le membre du mâle » , ce qui pourrait s’identifier à un 341 godemiché. Pour autant, dans les représentations traditionnelles du maniement du godemiché, seule celle qui

cf. Annexe 1, n°5.

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LUCIENDE SAMOSATE, Dialogues des courtisanes, 5, 1.

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Sandra BOEHRINGER, « Pratiques érotiques antiques et questions identitaires : ne pas prendre Lucien au mot

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(Dialogues des courtisanes, V) » dans Clio. Femmes, Genres, Histoires, n°31, « Érotiques », Paris, Éditions Belin, 2010, p.30, [en ligne], consulté le 14 décembre 2020, URL : https://www.jstor.org/stable/44406305.

LUCIENDE SAMOSATE, Dialogues des courtisanes, 5, 2.

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LUCIENDE SAMOSATE, Dialogues des courtisanes, 5, 3.

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se fait pénétrer éprouve du plaisir , au contraire d’ici où Mégilla-Mégillos éprouve également « un plaisir 342 sans mesure » . En réalité, l’auditoire — tout comme Clonarion — est laissé·e sans réponse face à ce que 343 manie Mégilla-Mégillos, et plus largement face à son identité de genre.

De manière générale, nous faisons face dans le cinquième Dialogue des courtisanes à un jeu littéraire où Lucien de Samosate joue avec son propre public, remettant en cause les attentes et les clichés de son époque, et notamment la grille de lecture active-passive qui partage, dans l’acte sexuel, celle (ou celui) qui donne du plaisir et celle (ou celui) qui reçoit le plaisir . Toutefois, malgré la tonalité ironique du récit, le texte de 344 Lucien présente un intérêt : il rend compte de la complexité du personnage de la « lesbienne », de la femme aimant d’autres femmes. Présentée sous des traits virilisants, la femme saphique se travestit (voire opère une transition de genre) de manière à aimer des femmes. Et s'il s’agit ici d’une fiction, peut-être présente-t-il une réalité sous-jacente, celles de femmes réelles ayant aimé d’autres femmes, dont les relations — sans phallus — ont été rendues intelligibles aux yeux des hommes par la virilisation de l'une des amantes. Et si nous n'avons fait qu'une entrée partielle dans un sujet beaucoup plus vaste et complexe que d’autres ont étudié avec plus de profondeur , il semblait toutefois intéressant d’aborder cette femme « lesbienne » (au 345 sens moderne du terme) qui, subissant dans les textes une masculinisation, entre dans le canon des femmes travesties de la littérature grecque.

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Dépassant le cadre de la mythologie, voire de la fiction, des femmes viriles apparaissent au sein de l’Histoire — du moins telle qu'en rend compte la littérature historiographique. Genre littéraire particulier qui, depuis ses origines, compte sauvegarder de l’oubli les « grandes et merveilleuses actions » des hommes, il 346 conserve également les actions d’éclat des femmes. Dans certains cas, ces dernières se montrent dignes de mémoire, par leur vertu, par leur résignation féminine mais aussi, parfois, par leur courage. Alors se révèlent dans la littérature des figures féminines — sur fond historique — revêtant les atours de l’homme. Se battant pour sauver leur cité à l’image des Argiennes, ou encore se travestissant en homme pour sauver leurs époux à l'image des femmes des Tyrrhéniens, elles font toutes état d’actions avant tout viriles. Caractérisées par leur courage et leur audace — qui ont rapport à la masculinité grecque —, elles apparaissent comme travesties, prenant les armes de l'homme, parfois seulement ses attributs moraux. Et par là elles s’ancrent dans la lignée de toutes ces femmes viriles et autres travesties que la fiction nous donne à voir, un lignage sans doute plus visible dans les personnages féminins individuels. Que ce soit Artémise ou Sémiramis, toutes deux reines historiques, elles s’ancrent pleinement dans l’arrière-fond héroïque grec. Derrière Artémise se découpe la figure de l’Amazone, cette femme travestie qui prend les armes comme l’homme, se battant en première ligne contre les Athéniens. Derrière Sémiramis se dévoile un ensemble de figures héroïques masculines, décliné cette fois au féminin, la reine assyrienne se construisant comme une héroïne guerrière, à la recherche du kleos par la guerre. Par ces exemples se dévoile aussi le fait que la figure de la femme virile se construit, à

Sandra BOEHRINGER, « Pratiques érotiques antiques et questions identitaires : ne pas prendre Lucien au mot

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(Dialogues des courtisanes, V) », art. cit., p.39-40.

LUCIENDE SAMOSATE, Dialogues des courtisanes, 5, 4.

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Sandra BOEHRINGER, « Pratiques érotiques antiques et questions identitaires : ne pas prendre Lucien au mot

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(Dialogues des courtisanes, V) », art. cit., p.38-42.

Voir notamment : Sandra BOEHRINGER, L’homosexualité féminine dans l'Antiquité grecque et romaine, Paris, Les

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Belles Lettres, 2007.

HÉRODOTE, Enquête, I.

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l’instar de cette femme « lesbienne » du texte de Lucien de Samosate — femme aimant les femmes, elle est construite comme ayant un ethos viril, travestissant sa nature pour séduire sa compagne. Et, finalement, il ne s'agit pas tant ici de savoir si ces femmes aux aspects masculins, qui vont jusqu’aux travestissements pour assouvir leurs ambitions viriles, ont réellement existé telle quelles au cours de l'Histoire, mais simplement de voir qu’elles ont été représentées comme telles par la littérature grecque. Une représentation qui nous révèle que, aussi construite soit-elle, la femme virile s’est montrée comme une réalité probable pour les Grecs.