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3. Les Bacchantes

3.2. Au-delà d’Euripide

Euripide n'est pas le seul à nous avoir laissé une représentation des Bacchantes et, dès le VIe siècle avant J.-C., l’iconographie représente les suivantes du dieu sur les peintures vasculaires. Une représentation qui les place en rapport direct avec Dionysos, puisque la plupart de leurs apparitions se font dans des scènes mythiques dionysiaques . À l’instar des Bacchantes d’Euripide — où celles-ci se caractérisent par leur lien 184 avec la nature sauvage —, l’iconographie ensauvage la femme par l’insertion de motifs végétaux et animaux.

C’est par cet ajout d’éléments que la femme se transforme alors en Bacchante , la distinguant de la féminité 185 traditionnelle. En cela nous renouons avec l'importance du vêtement : l’habit de la femme joue dans sa métamorphose en Bacchante, dans son subvertissement de la féminité. C’est par l’emprunt du vêtement de Dionysos que la femme s'inscrit dans le ménadisme, devenant la représentation d'une féminité sauvage, folle, violente. La peinture grecque marque nettement le travestissement de cette féminité en mettant dans les mains de la Bacchante, déjà couverte de la nébride (cette fameuse peau de bête tachetée), le thyrse, qu’elle Sa mort est racontée dans un long récit pathétique rapporté par un messager, cf. EURIPIDE, Les Bacchantes,

181

v.1043-1052.

Sur l’érotisation des Bacchantes par Penthée, cf. Infra p.110-113.

182

James REDFIELD, « Homo domesticus » dans Jean-Pierre VERNANT (dir.), L’homme grec, op. cit., p.228-229.

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Thomas H. CARPENTER, Les mythes dans l’art grec, op. cit., p.38 : relevons que Thomas Carpenter précise que

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« Dionysos est l'un des sujets les plus fréquents des vases attiques à partir du milieu du VIe siècle jusqu’au IVe siècle [av. J.-C.], bien que l'immense majorité de ces scènes soient dépourvues de contenu narratif manifeste. »

François LISSARRAGUE, « Femmes au figuré », art. cit., p.294 : une transformation que François Lissarrague appuie

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en la mettant en parallèle à celle des satyres, compagnons récurrents des Bacchantes, qui sont animalisés dans leur corps (étant des êtres hybrides mi-homme mi-bouc) au contraire des femmes de Dionysos qui sont ensauvagées, non par leur corps, mais par un élément extérieur ; cf. Annexe 2, n°7.

partage parfois avec Dionysos . Partage ancrant la femme dans le domaine dionysiaque, un domaine 186 marginal où sont perverties les lois civiques, laissant libre court à une violence qui conclut la transformation de la femme. Représentant les Bacchantes habillées de leur tenue sauvage, l’iconographie peint également les Ménades dans leurs actes de violence, mettant en pièces à mains nues les animaux sauvages qu’elles pourchassent . Dès le VI187 e siècle sont représentées les Ménades dans des caractéristiques similaires à celles délimitées par le texte d’Euripide : servantes du dieu dont elles portent les insignes, les Bacchantes illustrent une féminité subversive, sauvage et capable d’une grande violence (portée à l'encontre des animaux, mais aussi de l’homme).

Au même titre que les Amazones, les Bacchantes ouvrent une voie alternative à la femme, un autre modèle de féminité. Et si elles semblent moins populaires que les filles d’Arès, elles sont néanmoins récurrentes tout au long de l’Antiquité grecque, apparaissant ponctuellement dans la littérature — du moins, au vu de celle qui nous reste. Et si l’on se tourne vers les littératures tardives, nous retrouvons ces Bacchantes anti-féminines. De même que dans l'iconographie grecque ou encore la pièce d’Euripide, elles prennent part avant tout à la geste dionysiaque, et lorsque Diodore de Sicile s’intéresse à ce dieu dans sa Bibliothèque historique, il finit forcément par faire référence aux Bacchantes. Car, au sein du Livre IV de son œuvre, Diodore choisit de traiter de la mythologie grecque après avoir passé les trois premiers livres à s’intéresser à la mythologie barbare. Servant de livre de transition , Diodore fait également appel à des 188 figures de transition dont Dionysos, un dieu dont la légende orientale permet cette opération. Il est en effet une des divinités qui a parcouru « la quasi-totalité de la terre habitée, [dont] il en civilisa un vaste territoire, et c'est pour cela qu’il obtint chez tous de très grands honneurs. » À l’instar d'Héraclès qui a posé les 189 bornes ouest du monde habité, Dionysos est celui qui a posé les bornes est en Asie, territoire qu’il a conquis.

Conquête faite par les armes, puisque Dionysos « était, en outre, entouré d'une armée (stratopedon) non seulement d'hommes mais aussi de femmes » . Et, ici, nous retrouvons les Bacchantes en ces femmes qui 190 prennent part, à l’égal des hommes, à la guerre. Car le terme ne trompe pas, il s’agit bien du lexique militaire, de l’armée dans laquelle se joignent les hommes — à leur habitude — et des femmes, elles qui ne sont pas des Amazones, mais des suivantes du dieu, des Bacchantes. Ainsi nous voyons que les Ménades de Dionysos, moins des femmes que des travesties, sont capables de prendre les armes à l'égal des hommes, intégrant ainsi l’expédition militaire du dieu et devenant des guerrières au sein de la conquête de l’Asie.

Par là nous pouvons également voir que la Bacchante subit une nouvelle inclination, devenant la Bacchante guerrière. Et si ce motif apparaît déjà chez Euripide, il n’est exploité que dans un cadre restreint

— lorsque les Bacchantes sont pourchassées, elles s’arment à leur tour pour devenir chasseuses, néanmoins, le cœur de la pièce tourne autour du motif de la Bacchante sauvage, barbare. Au contraire, la littérature tardive semble s'être intéressée plus largement à ce motif de la Ménade guerrière, et cela semble se confirmer dès lors qu'on se tourne vers un auteur tel que Lucien de Samosate.

Thomas H. CARPENTER, Les mythes dans l’art grec, op. cit., p.38.

186

François LISSARRAGUE, « Femmes au figuré », art. cit., p.295-296.

187

cf. Introduction au Livre IV, dans DIODOREDE SICILE, Mythologie des Grecs. Bibliothèque historique, Livre IV, trad.

188

Anahita Bianquis, Paris, Les Belles Lettres, coll. « La roue à livres », 1997, p.2.

DIODOREDE SICILE, Bibliothèque historique, IV, 2, 5.

189

Ibid., IV, 2, 6.

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Écrivant environ trois siècles après Diodore de Sicile, à l’époque de la Seconde Sophistique , Lucien 191 renoue avec les mythes de la Grèce classique qu’il met régulièrement en scène dans ses textes. Ainsi Dionysos est invoqué dans l’un des vingt-cinq Dialogues des dieux192 où le dieu n’a pas voix, mais se trouve être le sujet d'une conversation entre Héra et Zeus. Plein d’humour potache, le dialogue met en scène une Héra jalouse qui reproche à son mari d’avoir eu un enfant adultère qui n’est pas tant un fils qu’un homme efféminé, « [surpassant] les femmes en mollesse » . Et, une nouvelle fois, les Bacchantes apparaissent sous 193 leurs habits de guerrières, Héra faisant référence à « cette armée de femmes » de Dionysos qui lui a permis 194 de conquérir les Indes. Toutefois, si la déesse invoque ces Bacchantes armées, ce n’est pas pour en faire l'éloge, mais bien pour ridiculiser Dionysos, lui qui se bat aux côtés de femmes en délire qui portent les armes — cette image a de quoi faire rire un public grec. Quel que soit le projet de la déesse, il n'en reste pas moins qu’ici encore les Bacchantes apparaissent avant tout comme des guerrières, certes particulières, mais combattant hardiment malgré tout.

Une image à laquelle fait appel Lucien dans un deuxième texte où l’aspect satirique invoqué par Héra dans le Dialogue des dieux est effacé. Il s’agit d’une prolalia, c’est-à-dire un prologue qui est prononcé avant un discours du rhéteur de manière à capter l’attention de son auditoire en montrant les preuves de son talent.

Et dans l'une d’elles, Lucien invoque le mythe de Dionysos et sa conquête de l’Inde qu’il mène avec son armée particulière, une armée qui fait rire les peuples indigènes :

La phalange et les bataillons, avaient-ils dit, sont formés de femmes folles et furieuses, couronnées de lierre, vêtues de peaux de faons, munies de petites piques sans fer en bois de lierre, elles aussi, et de boucliers légers, qui résonnent pour peu qu’on les touche (car ils avaient sans doute pris leurs tambourins pour des boucliers). 195

Le rapprochement du lexique guerrier au féminin offre une image paradoxale qui, toutefois, ne surprend plus dans le cadre des Bacchantes, ces suivantes de Dionysos. Ce court extrait rassemble une nouvelle fois les caractéristiques des Ménades en délire, ensauvagées par ces couronnes de lierre et ces peaux de faon si caractéristiques de leur état, habillées non pour la guerre mais pour le dieu, de ce thyrse typique et des tambours — que les Indiens confondent avec des boucliers — qui renvoient à la musique et la danse par lesquelles les Bacchantes entrent en transe. Néanmoins, tout cela reste perçu par le prisme de la guerre et si elles semblent peu adéquates au combat, par leur nature féminine, par leur habit, elles se montrent redoutables. Les Indiens méprisent cette armée qui, naturellement, les fait rire, choisissant une attitude passive face à ces troupes de femmes — et de satyres qui complètent le régiment. Attitude préjudiciable puisque, une fois le combat entamé, ces femmes particulières libèrent toute leur sauvagerie : le thyrse, bâton rudimentaire, devient une véritable arme de guerre, permettant de massacrer l’ennemi. Dès lors, la

La Seconde Sophistique est une expression créée par Philostrate dans ses Vies des sophistes (IIIe siècle après J.-C.)

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dans lesquelles il ne cite pas Lucien de Samosate (possiblement par vengeance suite à l’esprit satirique dont celui-ci fait preuve dans ses œuvres). Aujourd’hui, l’expression désigne un mouvement de l'histoire littéraire : un mouvement de renaissance des lettres grecques et d'un nouvel âge d’or de la rhétorique sous l'époque impériale.

Les Dialogues des dieux forment un ensemble de courts dialogues entre les différentes divinités de l’Olympe dans

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lesquels Lucien de Samosate reprend les grandes traditions de la mythologie grecque qu’il tourne en dérision avec l’humour qui le caractérise.

LUCIENDE SAMOSATE, Dialogues des dieux, 22, 1.

193

Ibid., 22, 1.

194

LUCIENDE SAMOSATE, Dionysos, 1.

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sauvagerie des Bacchantes est mise au service de la guerre, celles-ci devenant des guerrières redoutables, capable de l’emporter sur l’homme.

Et si dans la rhétorique de Lucien, Dionysos et son armée de femmes viennent signifier à l’auditoire de ne pas juger trop vite à la première impression , elle nous révèle aussi la constance du motif de la Bacchante, 196 une constance qui a néanmoins pris une teinte de plus en plus guerrière au fil des siècles. Conservant les traits typiques des Bacchantes, ceux-ci sont alors mis au service du motif de la Bacchante-guerrière, faisant d’elle une femme pleinement travestie, empruntant aux catégories du féminin et du masculin.

*

Moins populaires que les Amazones, les Bacchantes parcourent malgré tout l’imaginaire grec, pavant le chemin d’une féminité alternative à l’instar des filles d’Arès. Suivantes du dieu Dionysos, elles apparaissent avant tout sous les habits du dieu : portant la nébride et le thyrse, les Bacchantes se reconnaissent à ces attributs particuliers qui les font déjà entrer dans la sauvagerie — par l’aspect animal de leur habit, par l’aspect archaïque de leur bâton végétal. Une sauvagerie qui se tient au cœur de leur nature, car ces Bacchantes, sous le regard du dieu, pratiquent des rites brutaux, pourchassant dans les montagnes les animaux sauvages, les attrapant et les déchirant à mains nues. Mettant à bas les règles civiques du sacrifice, les Bacchantes mettent de manière générale à bas les règles autour de la féminité. Subvertissant la maternité, devenant des mères pour les bêtes, fuyant les oikoi et les quenouilles pour prendre le thyrse au cœur des montagnes, les Bacchantes offrent une nouvelle forme de travestissement — peut-être moins évidente que pour les Parthenoi ou les Amazones. Car, en tant que femmes, les Bacchantes revêtent les attitudes de l’autre, et si ce n'est de l'homme, du moins de l’anti-féminin. Malgré tout, elles offrent parfois de véritables travestissement : les siècles allant, les Bacchantes apparaissent davantage sous les traits de la guerrière, portant les armes comme un homme. Et si elles ne sont pas antinaneirai, se battant non avec les armes de l’hoplite mais avec celles qui sont propres à leur nature, les Bacchantes se montrent redoutables dans leur folie, dans leur sauvagerie, devenant capables d’égaler, si ce n'est de surpasser, l'homme. Ainsi les femmes, revêtant l’habit de Ménades, peuvent prétendre à une forme de virilité, en choisissant (volontairement ou non) de se soumettre à la puissance de Dionysos. Finalement, à l’instar des Amazones, les Bacchantes pavent aux femmes un chemin vers une virilité féminine, une force égale à l’homme.