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4. Les femmes viriles

4.3. Femmes sur la scène comique

Quittant la scène tragique pour se tourner vers la scène comique, nous quittons également les grandes héroïnes de tragédies pour faire face à des femmes, non plus issues des grands mythes grecs, mais sorties tout droit du peuple, de celui qu’on appellerait aujourd’hui la « classe moyenne ». Abandonnant les nobles hauteurs de la tragédie, la comédie attique du Ve siècle avant J.-C. s’intéresse à une matière plus « réaliste », du moins plus proche du peuple. Ainsi apparaissent des personnages de fiction dont les noms nous sont bien plus étrangers que Clytemnestre ou Médée. Pourtant, Lysistrata ou encore Praxagora présentent des affinités avec les femmes viriles, elles qui se travestissent sur la scène comique.

Elles sont toutes deux issues de la fiction comique d’Aristophane, auteur phare de ce que l’on appelle la Comédie Ancienne . Il présente sur la scène des comédies à l’humour grotesque, parfois potache, mais 252 ayant toujours en arrière-plan un fond politique très prégnant. Les références aux personnages publics de son époque et à l’histoire contemporaine d’Athènes se multiplient dans les comédies d’Aristophane, présentant encore aujourd’hui, non pas une réalité historique, mais une cité renversée, passée au crible de la comédie . 253 À l’image d’un miroir, les procédés comiques d’Aristophane viennent inverser les valeurs normatives de la cité, la présentant face à elle-même et à son jugement — qui passe cette fois par la raillerie, au contraire de la tragédie où le jugement passe par la catharsis, la purification des grandes passions néfastes. Ainsi, dans cette inversion des valeurs, il n'est pas étonnant de faire face à des femmes qui prennent les postures de l’homme.

Un travestissement féminin qui s'incarne parfaitement dans Lysistrata, pièce datée de 411 avant J.-C., soit en pleine guerre du Péloponnèse. Essoufflée par la guerre — et notamment la dernière défaite de Sicile en 413 avant J.-C. —, Athènes est accablée d’un profond défaitisme qui provoque le développement d'une vague de pacifisme. Vague parmi laquelle s'inscrit Aristophane qui, dans sa comédie, promulgue ce projet de paix. Néanmoins il vend un projet particulier, puisqu'il fait porter sur les épaules des femmes la mise en place de la paix. En effet, celles-ci se réunissent, venant de toutes parts de la Grèce, sous le commandement de Lysistrata, une Athénienne, pour contraindre leurs époux à signer la paix. En cela elles s’organisent comme une armée, et d’ailleurs elles prêtent serment, à l’image des Sept chefs qui s’armèrent contre Thèbes sous le commandement de Polynice . Mais, au contraire de cette armée d’hommes, celle des femmes se 254 battent pour la paix et, en ce sens, les femmes refusent de prêter serment comme eux sur un bouclier . Au 255 contraire, elles proposent un serment travesti, faisant couler le vin au lieu des sacrifices sanglants dans une coupe au lieu du bouclier de guerre. Si ce serment est l’occasion pour Aristophane de se moquer des femmes et de leur penchant prononcé pour l’alcool et l’ivresse, il n'en reste pas moins qu'il propose un

Pascal THIERCY, Aristophane et l’ancienne comédie, Paris, Presses Universitaires de France, coll. « Que sais-je ? »,

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1999, p.4 : première période de la comédie attique (débutant autour de 486 av. J.-C. avec le premier concours comique), Aristophane en est le plus grand représentant pour nous tout simplement parce qu’il nous reste onze de ses comédies complètes.

Ibid., p.32.

253

cf. ESCHYLE, Les Sept contre Thèbes, v.43-48. L’intertexte est d’ailleurs clairement souligné dans la pièce

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d’ARISTOPHANE, Lysistrata, v.188.

cf. ARISTOPHANE, Lysistrata, v.189-190 : « Non, pas de ça, Lisette ! Pas sur un bouclier, pour un serment où il s’agit

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de la paix ! »

travestissement d’un élément central de la guerre, un travestissement induit par le fait que les femmes s’occupent maintenant des choses de l’homme. Néanmoins, elles les gèrent à leur manière, en faisant la grève du sexe et en prenant le contrôle de l’argent.

Des actions qui font sourire, d’autant plus que le motif de la grève du sexe permet à Aristophane de déployer un large comique grivois, raillant par la même occasion l’avidité sexuelle des femmes. Malgré tout, ces actes sont porteurs de sens, participant à ce monde renversé que présente le Comique. Si l'usage de la sexualité fait partie des attributs de la femme, celle-ci participant du domaine d’Aphrodite et de la séduction, la prise de contrôle de l’Acropole et des fonds monétaires masculinisent pleinement ces Grecques. Prenant possession de l'argent de la cité, elles prennent par extension son contrôle, décidant ou non si la guerre se fera — et coupant les fonds pour la stopper. Mais, si les femmes remplacent les hommes à la tête de la cité, elles la dirigent toutefois à la manière féminine, comparant la gestion de la cité aux travaux du tissage . 256 Comparaison cocasse, celle-ci révèle toutefois que, dans la pièce d’Aristophane, les femmes ne font que travestir le pouvoir, n’accédant jamais à la prise de contrôle virile, ne commandant pas à la manière d'un homme.

Malgré tout, elles travestissent leur nature et le font assez pour acquérir un semblant de puissance : une fois dans l’Acropole, les femmes la barricadent et empêchent les hommes — avant tout des vieillards — d’entrer, n’hésitant pas à être violentes. Ainsi Lysistrata exhorte les « grainetières, popotières et marchandes potagères ! épicières, gargotières et marchandes boulangères ! [à agripper], [assommer] ! [bigorner] ! [engueuler] ! sans vergogne ! » Les femmes se révèlent dotées d'une puissance assez effrayante pour 257 soumettre les hommes, ceux-ci n’arrivant ni à entrer dans l’Acropole ni à vaincre les femmes, fuyant plutôt devant elles . Un renversement des rapports de force qui s’accomplit dans l’agôn des femmes face au 258 Commissaire, figure masculine de l’autorité. Lui qui refuse l'accession des femmes au pouvoir, tentant d'opposer une (faible) résistance, se retrouve démuni, si ce n’est dépouillé de sa virilité :

LYSISTRATA. — Tais-toi.

LE COMMISSAIRE. — Que je me taise, et devant toi, satanée gueuse, avec ton voile drapée autour du museau ? Plutôt crever !

LYSISTRATA. — Si c’est ça qui te chiffonne, je te le passe, mon voile, tiens, prends-le, drape-le-toi autour du museau, et puis tais-toi.

CLÉONICE. — C’est ça ! Et ce corbillon de laine ! Et puis sûre bien ta robe autour des hanches, et carde en grignotant des fèves. 259

S’il n'est pas physiquement dépouillé, le Commissaire est au contraire recouvert à la manière d'une femme. S'opère ici un travestissement de l’homme, celui-ci revêtant les habits de la femme, sa robe et son voile, étant réduit au silence et aux travaux de la laine. Un travestissement qui dessine en creux celui des femmes, celles-ci se dépouillant de leurs attributs pour se revêtir de ceux des hommes, c’est-à-dire de la force virile et du commandement. Un renversement finalement incarné dans une parodie d’un vers de

cf. ARISTOPHANE, Lysistrata, v.566-586.

256

Ibid., v.456-460.

257

cf. Ibid., v.433-461 : quatre hommes armés reculent ainsi devant Lysistrata et ses compagnes, effrayés par leur

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menace et la violence qu’elles déploient.

Ibid., v.529-537.

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l’Iliade : « La guerre désormais sera chose de femmes ! » En travestissant une parole épique, Aristophane 260 marque le renversement de son monde, celui-ci étant dès lors aux mains (viriles) des femmes.

Lysistrata présente le cadre d’une cité travestie où les femmes s’occupent des affaires des hommes, ceux-ci se soumettant à une forme de puissance féminine. Cette dernière a d'ailleurs raison des hommes, les femmes réussissant à imposer la paix grâce à leurs méthodes peu conventionnelles — les hommes préférant finalement les travaux d’Aphrodite d'or aux travaux d’Arès. Aristophane dessine par là une féminité qui, par le biais du renversement et du travestissement, intègre une forme de pouvoir, une féminité virile qui se confirme dans une seconde pièce d’Aristophane : L’Assemblée des femmes.

Comédie datée de 392 avant J.-C., la charge politique semble bien moins prégnante que dans Lysistrata.

Représentée dans une Athènes déclinante, ayant perdu la guerre du Péloponnèse face à Sparte, L’Assemblée des femmes vient également dépeindre ce monde en déclin. L’argument semble reprendre une idée qui a marché dans Lysistrata : la prise de pouvoir des femmes. Celles-ci, observant leur cité en déréliction, choisissent de prendre le contrôle à la place des hommes, en prenant littéralement leur place à l’Assemblée (l’ecclesia) — symbole du pouvoir politique d’Athènes où les décisions sont prises. Cherchant donc à infiltrer l’ecclesia, les femmes se travestissent en hommes, laissant pousser leur pilosité et bronzant leur peau (elles qui ont la peau blanche à force de rester à l’intérieur) . Mais, en plus, elles volent les vêtements de 261 leurs époux, s'habillant et se conduisant à la manière d'un homme pour entrer à l’Assemblée :

Néanmoins il nous faut voter à mains levées, en découvrant un seul bras jusqu'à l’épaule. Allons, relevez vos petites tuniques, chaussez au plus vite vos laconiennes, comme vous le voyez faire à votre mari chaque fois qu'il doit se rendre à l'Assemblée ou en sortir. Puis, tout cela une fois en bon ordre, attachez vos barbes ; et quand vous les aurez soigneusement ajustées, prenez encore les manteaux d'hommes que vous avez dérobés et rejetez-les sur l'épaule ; ensuite, appuyées sur vos bâtons, marchez en chantant quelque refrain de vieux, imitant la manière des campagnards. 262

Travestissement des femmes d’Athènes auquel répond le travestissement de leurs époux qui revêtent les crocotes de leurs épouses , ceux-ci marquent avec humour le monde renversé. Néanmoins, il marque aussi 263 l’accession des femmes au pouvoir puisque, guidées par Praxagora, reconnue comme leur « stratège (stratêgon) » , elles réussissent à infiltrer l’Assemblée et à obtenir, par vote de l’ecclesia, les pouvoirs de 264 commandements de la cité. Et voilà que les femmes accèdent à la fonction virile par excellence, celle de la gestion de la cité. Celles qui « [ont] été très viriles (andreiotatai) » peuvent dès lors imposer leur volonté à 265 la cité, et cela même lorsqu’elles se dépouillent de leurs accessoires masculins. Et si Aristophane présente une pleine utopie, les femmes imposant une communauté des biens et une communauté des femmes dès qu'elles sont installées au pouvoir , il fait de nouveau apparaître sur scène des personnages féminins qui 266 ARISTOPHANE, Lysistrata, v.538 : ce vers parodie une parole d’Hector, « la guerre sera l’affaire des hommes »

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(HOMÈRE, Iliade, Chant VI, v.492).

cf. ARISTOPHANE, L’Assemblée des femmes, v.57-75.

261

Ibid., v.266-279.

262

cf. Ibid., v.329-332.

263

Ibid., v.246 : ho strategos est un terme masculin (virilisant dès lors Praxagora), il désigne le « stratège » qui, dans

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l’Athènes classique, représente une fonction hautement politique et en lien à la gestion de la guerre, activité masculine par excellence.

Ibid., v.519.

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Des décisions qui apparaissent assez farfelues, notamment cette communauté des femmes qui n’est qu’à l’avantage

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des « vieilles », des « hideuses » ; voir notamment la scène finale où le beau jeune homme est disputée par trois vieilles, tandis que la belle jeune fille est évincée de la compétition, cf. ARISTOPHANE, L’Assemblée des femmes, v.877-1134.

empruntent au masculin. Introduites à l’Assemblée, ces femmes sont semblables à l’homme, s’appropriant leur virilité de manière à prendre le pouvoir et imposer leur volonté. Dès lors, elles s’éloignent des chemins de la féminité traditionnelle pour entrer sur la scène des femmes viriles.

Reconnaissons toutefois que, si au cœur de ces pièces sont présents des personnages féminins virils, Aristophane n’en est pas pour autant un champion des femmes . Les présentant sur la scène comique, 267 celles-ci n'ont que peu de crédit. Elles sont autant les sujets de moqueries du poète comique que les instruments de sa raillerie dans le sens où, montrant sur scène des cités renversées où le pouvoir appartient à des femmes travesties, Aristophane juge l'Athènes réelle et la politique qu'elle mène — cette Athènes qui n'a pas su faire la paix durant la guerre du Péloponnèse, cette Athènes et sa politique en déclin au début du IVe siècle avant J.-C. Il n’en reste pas moins que la scène comique attique a vu jouer des femmes viriles, elles aussi accédant à une puissance masculine, se travestissant en hommes pour prendre le pouvoir, et cela sans pour autant être des filles de divinités.

*

Loin des monts de l’Olympe surgissent encore des figures féminines aux allures d’homme. Il ne s’agit plus de filles de Zeus, d’Arès ou de compagnes de Dionysos, mais de simples filles nées parmi les hommes et les femmes. De naissance peu spectaculaire, elles présentent pour autant tout sauf de la simplicité. Ces femmes sont loin des chemins traditionnels de la féminité, s'en éloignant pour s’emparer des attributs de l'homme, et notamment de ses armes pour accomplir leur funeste crime. Car combien sont-elles à avoir porté le bronze pour massacrer les hommes ? Les Lemniennes tuent ainsi, dans un accès de colère et de jalousie, leurs époux ainsi que toute « la race des hommes », le arsen genos. Atalante prend les armes pour chasser les bêtes mais également les hommes, ses prétendants qui cherchent à lui faire violence et à l’épouser.

Clytemnestre se venge de son époux, Agamemnon, qui a tué sa fille, tuant par là le grand héros de la guerre de Troie dans son bain. Médée, pour se venger de Jason, va jusqu’à tuer ses propres fils, anéantissant dès lors la lignée de son époux. Et d’autres femmes encore suivent le chemin de celles-ci : les Danaïdes qui refusent l’hymen assassinent leurs fiancés le soir de leurs noces , Déjanire tue Héraclès (involontairement) avant de 268 se tuer elle-même par le bronze. Souvent dans un accès de rage et de mépris, ces femmes sortent de leur silence pour s’emparer d'une force virile, teintant le bronze du sang de leurs époux. Néanmoins, elles ne font que travestir leur nature, s’imprégnant d'une virilité qui n'est pas la leur et, en ce sens, elles en paient le prix.

Ainsi nous voyons régulièrement le déploiement d'une force sauvage, voire bestiale, qui pousse à l’extrême leur puissance — ces femmes n’ayant aucune mesure. Un extrême qui les amène à pervertir leur propre statut de mère — beaucoup s'en prenant à leurs fils —, c’est-à-dire à remettre en cause leur statut de gunê. Faisant preuve d'une virilité contre-nature, l’andreia étant l’apanage de l'homme, ces femmes viriles en deviennent effrayantes, et cela même lorsqu’elles ne font preuve d’aucun crime envers leurs époux. D'autres figures apparaissent, comme Antigone, comme Omphale , qui ne présentent aucune violence envers leurs hommes, 269 si ce n'est une violence morale, celles-ci venant incarner un renversement des valeurs. Un travestissement de la norme qui apparaît finalement dans la comédie d'Aristophane, mettant sur scène des femmes travesties,

Jacqueline ASSAËL, « Misogynie et féminisme chez Aristophane et chez Euripide », art. cit., p.93.

267

Voir notamment : ESCHYLE, Les Suppliantes ; ESCHYLE, Prométhée enchaîné, v.846-876.

268

Voir notamment : LUCIEN DE SAMOSATE, Dialogues des dieux, 15 ; OVIDE, Héroïdes, Lettre IX « Déjanire à

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Hercule », v.53-118 ; OVIDE, Les Fastes, II, v.304-357, où se lit le motif de l’échange des vêtements entre le héros Héraclès et la reine Omphale, motif qui s'est fortement développé aux périodes tardives.

aux allures masculines, qui s’emparent du contrôle de la cité. S’éloignant de la mythologie classique, les Lysistrata et autres Praxagora présentent des affinités avec ce réseau de femmes viriles mythiques , mais 270 elles rendent également compte d'une possibilité : les femmes, issues du peuple, sont capables de prendre elles aussi les armes et d’incarner les valeurs masculines. Une possibilité qui semble être devenue réalité.