• Aucun résultat trouvé

La travestie et le modèle des déesses kourotrophes

1. Le travestissement au prisme du culte

1.3. La travestie et le modèle des déesses kourotrophes

Sans doute moins documentée que celle des garçons, l’initiation des petites filles grecques nous est néanmoins connue grâce à quelques témoignages littéraires et artistiques disparates. Et lorsque l’on se tourne vers Athènes, nous nous trouvons face à une cité dont le parcours initiatique féminin nous est relaté par un texte issu de la Comédie Ancienne : Lysistrata d’Aristophane. Alors que le chœur des femmes s'est emparé de l’Acropole et se tient face aux hommes, elles s’exclament en rappelant leur parcours civique :

À sept ans, j’étais « arréphore » ; puis à dix ans, broyeuse de farine pour notre Patronne ; puis, vêtue de la robe safran, « ourse » aux fêtes de Brauron ; enfin, belle jeune fille, « canéphore » avec un collier de figues sèches. 389

Ce parcours scande la participation civique des parthenoi d’Athènes, un parcours qui appelle plusieurs précisions. Premièrement, il faut préciser que celui-ci n’est, en réalité, accompli que par une minorité de

Une mère qui, ayant fait l'expérience de la virilité, est la plus apte à donner naissance aux plus virils d'entre les

385

hommes, comme semble l’indiquer les paroles rapportées de Gorgô dans PLUTARQUE, Vie de Lycurgue, 14, 8 : « C’est que, répondit-elle, nous sommes les seules qui mettions au monde des hommes. »

Ces travestissements nuptiaux féminins sont toutefois complétés par des travestissements nuptiaux masculins,

386

comme à Cos où Plutarque rapporte que l’époux revêt un habit féminin pour accueillir sa nouvelle épouse, une pratique qui tire son aition dans un travestissement du héros Héraclès, cf. PLUTARQUE, 58e Question grecque.

Marie DELCOURT, Hermaphrodite. Mythes et rites de la bisexualité dans l’antiquité classique, op. cit., p.6-7.

387

cf. Supra p.12-23.

388

ARISTOPHANE, Lysistrata, v.644-650.

389

petites filles, un groupe restreint qui est choisi pour représenter l'ensemble de la communauté féminine enfantine . Deuxièmement, il est indiqué qu'il démarre à sept ans, âge où débute une différenciation 390 sexuelle et genrée fortement marquée dans la pensée grecque , et nous pouvons d'ores et déjà préciser que 391 ce service civique s'arrête autour de quatorze ans, âge autour duquel les jeunes filles ont atteint, aux yeux des Grec·que·s, la maturité sexuelle — et donc l’âge du mariage . Troisièmement, nous pouvons indiquer (sans 392 surprise) que ce service est tourné entièrement vers la préparation des jeunes filles au mariage — dans lequel elles s’accomplissent —, une préparation néanmoins encadrée par des déesses étonnantes, ignorantes du mariage : les déesses vierges Athéna et Artémis.

En effet, selon les dires du chœur féminin de Lysistrata, les petites filles débutent leur initiation en tant que « arréphores », titre qui désigne les quatre jeunes filles de citoyens athéniens, élues par l'Assemblée parmi la « noblesse » athénienne, les familles eugeneis (« bien nées »), âgées de sept à onze ans, qui sont alors mises au service de la déesse poliade, Athéna . Leur rôle est assez mystérieux, notamment lors de la 393 fête des Arréphories durant laquelle elles portent sur leurs têtes les objets sacrés d’Athéna, enfermés dans des paniers, dans lesquels elles ont l'interdiction de regarder. Néanmoins, nous savons également qu’elles ont en charge, pour au moins deux d’entre elles, de tisser le peplos offert à Athéna lors de la célébration annuelle des Panathénées. De plus, au service d’Athéna, les jeunes filles sont également occupées à broyer le grain pour les galettes sacrificielles, elles sont alors qualifiées de « alétrides », « broyeuses de farine pour [leur]

Patronne ». Au service d'Athéna, les jeunes filles (élues) sont ainsi amenées à servir la cité et, par extension, à apprendre les rôles traditionnels de la femme — le tissage, les activités domestiques . Toutefois, à la suite 394 du service auprès d’Athéna, les petites filles sont mises au service d’Artémis, au cours du culte particulier et mystérieux des petites « ourses » d’Artémis.

Peu connu en raison du manque de sources, il semble toutefois que ce service se centre autour de l’acte de

« faire l’ourse » : une centaine de jeunes filles sont choisies pour revêtir, sous la protection d'Artémis, la 395 crocote, le vêtement couleur safran permettant de symboliser rituellement la nature sauvage invoquée au cours du rite . Car si celui-ci est mal connu, au vu des fragments de vases retrouvés dans le sanctuaire 396 d'Artémis Brauronia, l'hypothèse émerge que les petites « ourses » d’Artémis participent à une chasse rituelle . Si cette dernière s’expliquerait par l’aition transmis jusqu'à nous, racontant la mise à mort d'une 397 ourse consacrée à Artémis, provoquant la colère de la déesse qui est apaisée par la consécration de ces petites filles qui « font l’ourse », cette chasse renvoie aussi à la nature sauvage de la femme qu'elle est amenée à contrôler par ce rite. En faisant la « petite ourse », la petite fille exorcise, dans un cadre rituel, cette nature sauvage et incontrôlée sous la protection d’Artémis, elle-même sauvage. Et, une fois débarrassée de la crocote, la petite fille quitte par la même occasion cette sauvagerie, lui permettant d’entrer dans le cadre

Gisueppe CAMBIANO, « Devenir homme », art. cit., p.131.

390

Louise BRUIT ZAIDMAN, « Les filles de Pandore : Femmes et rituels dans les cités grecques », art. cit., p.444.

391

Ibid., p.456 : au contraire des garçons qui n’atteignent leur pleine maturité — et accèdent au statut

d’homme-392

citoyen — qu’après leur service éphébique qui dure jusqu’à leur dix-huit ans.

Ibid., p.446.

393

Ibid., p.447.

394

Ibid.

395

Ibid., p.448.

396

Ibid.

397

civilisé de la cité — par le mariage . Une entrée finalisée par la dernière étape de son initiation, la jeune 398 fille repassant alors sous l'égide d’Athéna.

Car le rôle de « canéphore » réintègre pleinement la jeune fille dans la cité, celle-ci prenant part à l'un des rites civiques fondamentaux : le sacrifice sanglant. La canéphore porte en effet le kanoun, la corbeille du sacrifice dans laquelle se trouve la makhaira (le couteau sacrificiel) cachée sous les orges sacrées. En ce sens, la jeune fille est amenée à participer au sacrifice, entrant dans ce rite qui crée les liens civiques entre les citoyens, mais aussi entrant dans le réseau de la comédie de l’innocence qui vient justifier le meurtre sacrificiel. Tous les éléments du sacrifice sont liés dans une même complicité — une chaîne de culpabilité se crée jusqu’à la faire porter sur l'objet du meurtre (le couteau) —, et les jeunes filles, intégrant ce réseau de complicité, intègrent par extension la cité elle-même . En ce sens, elles concluent leur cheminement 399 initiatique où, sous les protections d'Athéna et d'Artémis, les petites filles d’Athènes ont atteint la maturité sexuelle et civique. D’ailleurs, cette conclusion est amenée dans le texte d’Aristophane par la désignation de

« belle jeune fille » : devenue pais kalê, elle a atteint l'âge mature, se transformant — dans le regard de l’homme — en objet d’admiration (et en objet à épouser) . Son parcours initiatique terminée, la jeune fille 400 s’accomplit dans le mariage après avoir appris son statut et son rôle grâce aux interventions successives d’Athéna et Artémis.

Notons également que ces déesses interviennent aussi hors de ce cadre cultuel athénien. Souvenons-nous qu’Artémis se plaît aux « danses, [aux] chants clairs des femmes » , et de nombreux chœurs féminins se 401 déroulent lors de célébrations publiques dédiées, entre autres, à Artémis mais également Athéna — ainsi elles sont honorées à Sparte sous les nom d’Artémis Orthias et d’Athéna « à la demeure de bronze » . Et, 402 comme le relève Claude Calame, ces représentations musicales féminines ont bien vocation à initier les jeunes filles à leur rôle de femme, épouse et mère de citoyens . D’autre part, leur caractère kourotrophe 403 apparaît aux occasions d’offrandes préliminaires — au mariage — dont Artémis est la première destinataire.

Ainsi elle est invoquée dans un épigramme d’un·e anonyme étudié par Louise Bruit, la jeune fille offrant sa boucle à la fille de Léto, Artémis . Un don aussi complété par l'offrande d'un vêtement, appelant Artémis à 404 veiller sur elle durant cette période de transition, la jeune fille (vierge parthenos) s’apprêtant à devenir femme (mère gunê) . Souvent c’est la ceinture qui est consacrée, vêtement symbolique de l'intimité et du 405 changement à venir de la jeune fille, celle-ci la déliant bientôt pour s’accomplir en tant que femme

— renouant ici avec la métonymie entre la ceinture féminine et la virginité féminine. Néanmoins, si Artémis

Louise BRUIT ZAIDMAN, « Les filles de Pandore : Femmes et rituels dans les cités grecques », art. cit., p.448-449.

398

Ibid., p.451.

399

Ibid.

400

Hymne homérique à Aphrodite I, v.19.

401

Claude CALAME, « Le chant choral des jeunes filles à Sparte : Cadences poétiques, rythmes rituels, arts musicaux et

402

identité sexuée », art. cit.

Ibid. : « La participation anthropopoiétique au groupe choral conduit les jeunes filles spartiates à la maturation

403

sexuelle (par l’exercice poétique du désir érotique), à la maturation affective et physique (en particulier par le rythme de la danse) et à la maturité civique (ne serait-ce que par l'évocation des mythes fondateurs de l'ordre civique spartiate, focalisés sur leurs enjeux matrimoniaux). »

Louise BRUIT, « Grandir comme un garçon, grandir comme une fille : Euphorion et Anonyme, Épigrammes », art.

404

cit., p.69-72.

Lydie BODIOU, « Quand vient l’âge fleuri des jeunes filles » dans Lydie BODIOU et Véronique MEHL (dir.), La

405

religion des femmes en Grèce ancienne : Mythes, cultes et société, op. cit., p.175-191, [en ligne], mis en ligne le 25 août 2020, URL : https://books.openedition.org/pur/141182.

est souvent la destinataire de cette offrande, il existe un cas (unique ?) dans lequel Athéna est invoqué . 406 Largement étudié par Pauline Schmitt Pantel , il s'agit du rituel invoquant Athéna Apatouria où les jeunes 407 filles, sur l'île de Sphairia près de Trézène, offrent leur ceinture à la déesse avant leur mariage, demandant par là la protection de la déesse. À travers ces offrandes se marque le rôle majeur que jouent les déesses viriles Athéna et Artémis dans la vie des jeunes filles.

Il serait toutefois exact de noter que, durant ce parcours civique, les jeunes filles ne semblent pas se travestir — au contraire des jeunes garçons dont les participations cultuelles dans lesquelles ils apparaissent travestis semblent ponctuer leur parcours . À l’inverse, les jeunes filles ne se travestissent (physiquement) 408 que le jour de leur mariage, étape finale de leur initiation. S’il n’y a pas de travestissement effectif avant, nous pouvons néanmoins penser que l’encadrement du parcours initiatique des jeunes filles par les déesses vierges — caractérisées elles-mêmes par l’ambivalence du féminin et du masculin — amène les petites filles grecques à participer de l’Autre, cet autre masculin. Athéna et Artémis, prenant en charge leur éducation, poussent au cours de ces rites initiatiques les jeunes femmes à expérimenter leur nature sauvage — les portant vers la démesure, la puissance, la virilité. En cela, les Parthenoi viriles apprennent aux jeunes Grecques, d'une part, à connaître cette part autre, masculine, et d'autre part, à la contrôler et ainsi à intégrer la norme féminine. Sous la protection des déesses viriles, les femmes participent un instant de l’Autre masculin, expérimentant un temps donné ce qu’elles ne sont pas et apprenant, comme un miroir inversé, ce qu'elles sont : des femmes, épouses et mères, douces et dociles.

*

Pour une société qui s'est plu à ranger le masculin d'un côté et le féminin de l’autre, la Grèce antique n’a pas manqué d'occasion pour revêtir les habits de l’autre. Au-delà des nombreuses figures de travesties existant dans la littérature grecque, cette dernière rend également compte de cultes et de rites durant lesquels les femmes se travestissent en homme — et les hommes revêtent les habits de la femme. Inversion contrôlée par la célébration rituelle, elle se décline toutefois dans diverses cités dont Athènes (malgré sa misogynie), ainsi que Sparte et Argos. Et cette dernière cité, rencontrée plusieurs fois déjà, révèle une situation intéressante : la célébration des Hubristika, où hommes et femmes se travestissent, commémore (selon Plutarque) la victoire des femmes d'Argos sur l'armée de Sparte. Par là apparaissent des rites de travestissement inscrivant dans la mémoire collective une andreia féminine, permettant dès lors aux femmes d'obtenir ce kleos éternel habituellement réservé aux hommes. Ainsi le travestissement rituel peut marquer ponctuellement l'entrée de la femme dans le champ du masculin, toutefois il prend une nouvelle tonalité lorsqu’il se déroule au cours des mariages. Car le mariage constitue pour la Grecque un rite d’initiation, la parthenos accédant alors au statut de gunê. Dès lors, si la femme revêt une barbe (comme à Argos) ou les vêtements de l’homme (comme à Sparte), ce travestissement se lit comme un passage initiatique. Avant d’accéder à son statut final d’épouse et de mère, la femme participe une dernière fois du masculin — qu’elle s'apprête à quitter à jamais. Et si en réalité, ces travestissements féminins n’apparaissent qu'au cours du mariage, le parcours initiatique préalable des jeunes Grecques semblent également appeler à une Pauline SCHMITT PANTEL, « Athéna Apatouria et la ceinture : les aspects féminins des Apatouries à Athènes », art.

406

cit., p.1062.

Voir notamment : Pauline SCHMITT PANTEL, « Athéna Apatouria et la ceinture : les aspects féminins des Apatouries

407

à Athènes » dans Annales : Économies, Sociétés, Civilisations, 32e année, n°6, 1977, p.1059-1073.

cf. Supra p.76 : rappelons que les Oschophories ou encore les rites d’Amathonte où un jeune garçon singe

408

l’accouchement de la femme ont une forte connotation initiatique, prenant part lors de l'adolescence de l’homme.

participation (partielle) du masculin. Car celui-ci est encadré par des divinités bien particulières : Athéna et Artémis. Divinités viriles, elles semblent guider les jeunes filles vers les voies traditionnelles du féminin tout en leur enseignant le masculin, leur apprenant à apprivoiser la part sauvage contenue en chacune d’elles.

Sous la protection des Parthenoi aux cœurs d'homme, les petites filles sont amenées à contrôler leur part virile, afin d’intégrer la société en tant que femme, passant sous le giron de Déméter, la Mère . Les rituels, 409 dans un cadre réglé et institutionnalisé, permettent aux jeunes filles d’expérimenter l'Autre masculin afin de mieux l’exorciser. Car la virilité des femmes représentent un danger pour la société grecque, celles-ci s'écartant de la norme et appelant donc à être contrôlées. Ainsi les hommes instaurent des rituels de travestissement réglementés pour garder sous contrôle ces débordements, tout en révélant par le mythe que tout excès appelle à une maîtrise. Un contrôle qui passe d'abord par la mise à mort de la travestie.