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La cohabitation de longue durée entre plusieurs milliers d’internés au sein d’un périmètre relativement restreint fait naître de nombreuses tensions nées des désagréments de la vie en communauté. Le principal risque de tensions dans une cohabitation numériquement importante concerne d’abord la mésentente entre internés qui peut déboucher sur des altercations et ainsi menacer la tranquillité du camp. En septembre 1916, le commandant du dépôt demande au sous-préfet de Brest d’armer les surveillants qui doivent régulièrement faire face à des internés qui se livrent à des rixes après l’extinction des feux31

. Ces altercations nuisent à la tranquillité des internés et à leur bonne entente. De plus, ils subissent des vols de la part d’internés peu scrupuleux. En mai 1917, les autorités signalent le comportement de l’interné autrichien Elie Sanft qui, après être sorti de prison pour avoir « volé différents objets à ses camarades […] s’est fait chassé de sa baraque par ses camarades […] car à plusieurs reprises, et sous des prétextes divers, il leur avait emprunté de l’argent et les volait quand l’occasion se présentait ». Irritée par son comportement, l’une des victimes « le frappa avec violence d’un coup de bouteille à la tête »32. Ces rapports disciplinaires témoignent de

l’exaspération des internés qui, en plus de subir les difficultés psychologiques liées à la détention, doivent également protéger leur personne et leurs rares effets personnels. L’attitude des intellectuels face à ces agissements est difficilement cernable. En septembre 1919, l’interné Andreas Otto Wild, professeur d’anglais et de comptabilité au camp, demande au préfet l’autorisation de quitter le camp, car il a « trouvé une agitation et excitation se dirigeant contre [lui] que [sa] vie ne semble plus sûre circulant librement »33

. Sans réellement connaître la raison de cet acharnement contre sa personne, probablement lié aux « bons services [qu’il]

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ADF, 9R24. Lettre du chef du dépôt de l’Île Longue au sous-préfet de Brest, 12 septembre 1916.

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ADF, 9R24. Lettre du chef du dépôt au sous-préfet de Brest, 23 mai 1917.

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a rendus à l’administration depuis des années », les rapprochements des intellectuels avec les autorités peuvent être perçus par les autres internés comme une stratégie opportuniste pour échapper aux difficultés de la captivité, voire comme une trahison à leur pays, alors qu’ils prônent des valeurs patriotiques. Dès lors, les internés réfutent leur autorité qu’ils jugent illégitime.

Les chefs de chambrées font régulièrement l’objet d’attaques de la part des internés qu’ils représentent. En octobre 1916, les autorités relatent une agression contre le chef de chambrée allemand, Valentin Rexhäuser. L’ingénieur des Mines a reçu des menaces et insultes après avoir demandé à trois internés de cesser « leurs cris et leurs chansons [qui] troublaient le repos de leurs camarades »34

. Choisis pour transmettre les ordre et les appliquer, assurer la propreté des baraquements et porter les revendications dans les bureaux des autorités, les chefs de groupe peuvent être perçus comme des collaborateurs de l’État détenteur et comme une seconde autorité qui pèse sur le quotidien des internés. Leur autorité peut également être contestée du fait de leur origine sociale ou de l’influence qu’ils exercent dans le camp, alors qu’ils ne disposent d’aucune réelle faculté pour exercer cette fonction. Or, comme dans la société civile, les ordres émanent des individus les plus dotés en capital social, économique et culturel, et les autorités attribuent ainsi les fonctions les plus hautes aux individus qui mettent en avant leurs facultés. Elles semblent, en effet, avoir attribué les statuts de chefs de groupe aux internés issus des milieux les plus aisés et aux intellectuels- administrateurs avec lesquels ils ont l’habitude de dialoguer. De plus, la continuité de cette hiérarchie sociale n’est pas seulement visible dans les chambrées. Les différences sociales règnent sur toutes les activités du camp. Si le chef du dépôt surveille étroitement les retraits d’argent des internés, son utilisation par les internés les plus aisés révèle un malaise avec les internés les plus nécessiteux. À première vue, il peut être un moyen d’aider ou de faire plaisir à des internés dans le besoin. Mais, en réalité, l’argent reste un moyen de domination des plus aisés que les intellectuels ont fait perdurer en organisant des activités de bienfaisance. Dans les tranchées, Nicolas Mariot a expliqué cette domination par les écarts de soldes en fonction des grades. Un sous-lieutenant perçoit, par exemple, une solde 147 fois supérieure à celle d’un soldat35. A l’Île Longue, la rémunération des prisonniers de guerre s’effectue également

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ADF, 9R24. Lettre du chef du dépôt de l’Île Longue au préfet du Finistère, 8 octobre 1916.

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en fonction de la grille des soldats français36. Pour les internés civils, les différences de

richesse se reflètent à travers les aides économiques versées par les plus fortunés. Par exemple, en décembre 1917, quatorze internés fortunés reversent 3.150 francs aux soldats allemands blessés en traitement à l’hôpital de l’Arsenal à Brest afin qu’ils puissent améliorer leur quotidien37

. Ces possibilités offrent aux internés les plus fortunés la possibilité d’atténuer leur culpabilité de ne pas avoir combattu aux côtés de leurs compatriotes, tandis que les autres internés continuent d’être frustrés par ces injustices.

La transposition de la hiérarchie sociale de la société civile est également visible dans la gestion des activités du camp38

. Le cas des ateliers d’artisans impulsés par le comité de secours révèle l’intériorisation des normes sociales, à la fois par les internés mais aussi par les autorités. En janvier 1918, le comité de secours recherche ainsi activement un contremaître qui « renseignerait la fabrication des sabots dont le besoin est assez grand dans ce camp »39.

Or, si plusieurs internés n’ont certes pas le titre de contremaître, leur expérience au sein de leur propre métier laisse penser qu’ils maîtrisent toutefois ces qualifications. Comme pour les activités culturelles, les tâches sont sciemment distribuées à trois groupes de travail. Le premier est celui des artisans qui sont répartis par corps de métier et qui doivent réaliser les objets artisanaux. Chaque corps de métier est ensuite représenté par un homme qui doit défendre ses confrères en cas de désaccords avec les directives. Enfin, la hiérarchie à l’origine de ses directives développe les prototypes d’objets qui sont ensuite fabriqués par les ouvriers. Certains intellectuels parviennent à trouver une place dans ce dernier groupe. On retrouve ainsi l’allemand Fritz Berckhemer, pourtant géologue de métier, parmi les formateurs. L’influence qu’ils ont acquise dans le camp peut expliquer leur présence dans des domaines où ils n’ont, a priori, aucune compétence. Le travail des artisans est, en effet, mis en avant en 1918 dans une brochure intitulée Die Werkstätten des deutschen Hilfausschusses im Lager der

Zivilgefangenen von Ile Longue (Frankreich)40

. La mention du lieu où sont détenus les

internés laisse penser que cette brochure est destinée à promouvoir le travail des artisans dans

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ADF, 9R3. Lettre du ministre de la Guerre aux généraux gouverneurs militaires de Paris et de Lyon, généraux commandant les régions, général commandant en chef les forces de terre et de mer de l'Afrique du Nord, général commissaire résident général de France au Maroc, 9 février 1916.

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ADF, 9R32. Lettre du comité de secours des internés civils allemands de l’Île Longue au préfet du Finistère avec la liste de donateurs, 9 novembre 1917.

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Sur la hiérarchie sociale dans l’Empire allemand, voir Hans-Ulrich WEHLER, Essais sur l’histoire de la société

allemande: 1870-1914, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2003, pp. 201-205.

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ADF, 9R25. Lettre du comité de secours des internés civils allemands de l’Île Longue au préfet du Finistère, 18 janvier 1918.

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ADF, 9R32. Die Werkstätten des deutschen Hilfausschusses im Lager der Zivilgefangenen von Ile Longue

les autres camps de prisonniers où sont envoyés certains produits fabriqués, mais également en Allemagne. Elle permet de rassurer leurs proches et d’encourager leurs compatriotes internés dans d’autres camps à occuper leur esprit en développant des structures similaires à celles de l’Île Longue. Les intellectuels contribuent ainsi au rayonnement des activités des autres internés en proposant leurs compétences en communication. Ce genre de collaboration semble avoir facilité la cohabitation entre des internés issus de divers milieux. Une partie d’entre eux ont, par exemple, appris à cohabiter avec des individus originaires d’autres milieux que le leur. En février 1918, par manque de place, les autorités proposent aux internés de l’orchestre de partager leur local avec les artisans et « un accord paraît établi entre les intéressés à ce sujet »41

. Aucun incident n’est déploré par la suite, révélant la possible entente des internés, malgré leurs différentes origines et leurs différents statuts à l’intérieur du camp.

La durée de l’internement de plusieurs milliers de prisonniers aux origines diverses oblige les autorités à imposer une discipline stricte. Celle-ci passe notamment par l’application d’une hiérarchie sociale des internés au sein de laquelle les intellectuels et les internés issus de catégories aisées dominent. Acceptant des rôles majeurs, tels que celui de chef de chambrée pour faire appliquer le règlement disciplinaire du camp, ils sont parfois confrontés à de violents refus de leur autorité qui apparaît comme une allégeance à l’État détenteur et prend la forme d’un refus d’une hiérarchie sociale similaire à leur vie antérieure, voire un anti-intellectualisme contre ces élites intellectuelles. De timides tolérances peuvent toutefois exister, à l’image de celle des musiciens et des artisans qui partagent leurs locaux, mais les intellectuels parviennent toujours à mettre en avant leurs compétences dans le but d’acquérir une forte influence sur leurs camarades, et au-delà de l’enceinte du camp. Cependant, si cet exemple de cohabitation est une réussite, c’est notamment parce que les internés proviennent majoritairement du même pays. La durée de la captivité a, en effet, cristallisé la question des identités régionales et nationales dans un camp où de multiples nationalités se côtoient. Si les intellectuels ne prennent que rarement part à ces débats, leur influence dans le patriotisme de leurs concitoyens n’est pas inexistante.

B. Une cohabitation multinationale : la question des identités régionales et nationales

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