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Une cohabitation multinationale : la question des identités régionales et nationales Le critère de la nationalité présente, au fil de la guerre, une contrainte à la cohabitation

de plusieurs milliers d’internés originaires de plusieurs zones géographiques. Si ces internés

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sont censés appartenir à ce que l’État français considère comme un unique ennemi qui se dresse contre lui, la situation ne semble pas se présenter de la même façon pour les internés qui défendent leur patrie avant la Triple Alliance. Des incidents peuvent ainsi éclater entre les différentes nationalités de prisonniers dont 74% présentent une nationalité allemande, 12% sont Autrichiens, 8% Hongrois et 3% Ottomans sur l’ensemble des prisonniers ayant transité à l’Île Longue entre 1914 à 1919.

En décembre 1916, les autorités du camp font part au sous-préfet de Brest des « commentaires et discussions violentes entre certains groupes d’Allemands et d’Autrichiens » à la nouvelle de la prise de Bucarest qu’ils ont pu lire dans les journaux. Cet incident fait référence aux combats ayant eu lieu sur le front est. Neutre depuis le début de la guerre, la Roumanie, soutenue par l’Entente et notamment la Russie, entre en guerre en 1916 dans le but de contenir les projets annexionnistes de l’Autriche-Hongrie et de récupérer la Bucovine et la Transylvanie majoritairement peuplées de Roumains. Mais elle ne parvient pas à repousser l’offensive des puissances de la Triplice qui aboutit à la prise de Bucarest en décembre 1916 et à l’occupation du pays par les puissances centrales42

. À l’Île Longue, cette victoire ne semble pas ravir tous les prisonniers pour des raisons formellement nationalistes. Les autorités soulignent, en effet, les fortes dissensions entre les Allemands et les Autrichiens quant aux causes de cette avancée puisque « les premiers prétendent que l’Autriche avait été incapable dans cette guerre de ne rien faire par elle-même et qu’il avait fallu l’intervention de l’Allemagne pour obtenir des résultats ; tandis que les autres protestent avec véhémence à ces allégations »43

. La durée de la guerre a eu pour effet d’accentuer les dissensions identitaires pourtant déjà présentes depuis le milieu du XIXe

siècle mais qui avaient été potentiellement mises de côté par l’union sacrée préconisée à l’éclatement de la guerre. Guillaume II avait ainsi rappelé en août 1914 « qu’il ne connaissait plus de partis, qu’il ne connaissait que des Allemands ». Mais dans un contexte marqué par de forts régionalismes et nationalismes, la coopération de longue durée au sein d’une même nation, mais aussi entre plusieurs pays se présente difficile. D’ailleurs deux ans plus tard, la Burgfrieden ne rassemble plus et une deuxième voie émerge. Dès 1915, les socialistes de nombreux pays réfutent l’impérialisme des puissances lors des conférences de Zimmerwald et de Kienthai. En 1917, la propagation des idées pacifistes et la Révolution russe convainquent plusieurs protagonistes de l’inutilité

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Paul PASTEUR, Histoire de l’Autriche: de l’empire multinational à la nation autrichienne, XVIIIe-XXe siècles, Paris, A. Colin, 2011, 318 p.

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de la guerre44. Enfin, l’unité est également remise en cause par le réveil régionaliste. S’il est

difficile de savoir si ce dernier a crée des tensions entre les prisonniers de guerre allemands détenus à l’Île Longue, le front a pu être marqué par des divisions entre les régiments du fait de la régionalisation des unités de l’armée qui a contribué au développement d’un esprit de corps et d’une solidarité régionale face à la guerre45

. Mais l’organisation de compétitions sportives qui opposent des équipes allemandes régionales dans le camp semble confirmer la persistance des régionalismes aux dépens de l’unité allemande. En mai 1918, le journal du camp relate ainsi les résultats de tournois de football et de Faustball qui ont opposé l’équipe

« Norddeutschland » à celle de « Süddeutschland »46

.

La construction de l’identité allemande est, en effet, encore récente. D’après Yohann Chanoir, le concept de Vaterland, soit de la « patrie en danger bornée par des frontières appréhendées comme intangibles » reste abstraite et intellectuelle47. Cela expliquerait la

position des intellectuels, au début de la guerre, favorables à la guerre et encourageants leurs compatriotes à combattre. Dans les tranchées françaises, les intellectuels ont longtemps eu le sentiment d’être confrontés à des compatriotes qui n’éprouvaient aucun idéal patriotique et avec lesquels il fallait ainsi faire naître ce sentiment48

. S’il est difficile de savoir si cette mission a perduré dans l’esprit des intellectuels de l’Île Longue au fil de l’ancrage dans la guerre, le reste des internés ne semble pas avoir partagé les mêmes convictions. Les incidents identitaires recensés à l’Île Longue s’expliquent davantage par un cloisonnement des activités par nationalité qui créer une « communauté imaginée »49

. L’étude des activités et des revendications des prisonniers révèle, en effet, un manque de contacts entre prisonniers de différentes nationalités. Partageant la même culture, les internés se rassemblent instinctivement avec leurs compatriotes. L’exemple des internés ottomans musulmans en est révélateur. Dans le camp de Pontmain, situé en Mayenne, les internés ottomans musulmans refusent de partager leur baraquement avec les internés d’autres nationalités, avec les Ottomans qui appartiennent à une autre religion et avec ceux qui contestent la domination de

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Alfred ROSMER, Le mouvement ouvrier pendant la guerre. 1, De l’union sacrée à Zimmerwald, Paris, Librairie du travail, 1936, 588 p.

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Sur ce sujet, voir Yohann CHANOIR, « Deutschland über alles ? La Vaterland à l’épreuve des identités régionales durant la Grande Guerre », dans François BOULOC, Rémy CAZALS et André LOEZ (dirs.), Identités

troublées: 1914-1918 : les appartenances sociales et nationales à l’épreuve de la guerre, op. cit, pp. 101-114.

46

Die Insel Woche, « Sport », n°6, 12 mai 1918, p. 3.

47

Ibid, pp. 109-112.

48

Nicolas MARIOT, Tous unis dans la tranchée ?, op. cit, pp. 272-277.

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Expression empruntée à Benedict ANDERSON, L’imaginaire national: réflexions sur l’origine et l’essor du

l’Empire Turc50. La photographie d’une baraque de Turcs retrouvée dans le carnet de l’interné

Helmut Felle suggère la présence du même phénomène à l’Île Longue51

. De plus, l’encadrement des autorités et la domination de la nationalité allemande dans le camp contribuent également aux rapprochements entre même nationalité. L’influence du comité de secours des internés allemands met en place des structures que les autres nationalités ne bénéficient pas. L’atelier artisanal créé en 1918 ne comporte ainsi que des « sujets allemands »52

. Les Allemands et les Autrichiens correspondent aux nationalités les plus privilégiées mais elles n’en sont pas pour autant solidaires et disposent, à titre d’exemple, d’une salle de réunion chacune alors que le camp manque d’espace et de baraquements53

. Les relations diplomatiques avec les puissances centrales et la préoccupation de ces dernières pour leurs prisonniers permettent d’améliorer leur quotidien, principalement par l’envoi de colis contenant des denrées de première nécessité et par la tenue de négociations concernant leur régime de détention et leur potentielle libération. À l’inverse, les prisonniers minoritaires comme les Italiens vivent principalement des rares colis envoyés par le Comité International de la Croix-Rouge54

. Ces inégalités participent à une division des internés par nationalité. Touchés de manière plus ou moins importante par les pénuries alimentaires grâce à l’envoi de ces colis, les prisonniers se mobilisent naturellement par nationalité pour faire entendre leurs revendications. En août 1917, l’interné ottoman Medhy Ismett rappelle ainsi aux autorités que « nous, les Turcs qui presque tous nous sommes des pauvres gens, qui ne recevons pas des colis comme les autres internés et que notre gouvernement n’a aucune représailles sur les prisonniers […], vous prions d’avoir l’amabilité de faire les nécessaires afin de nous accorder une alimentation sensible à notre existence »55

. L’exclusion des internés qui n’ont pas la nationalité allemande, soit 26% de la totalité des internés qui ont transité dans le camp, ne se limite pas au régime alimentaire. Les résultats sportifs relatés dans Die Insel Woche montrent que les clubs de sport qui s’affrontent sont allemands. Le football, le hockey, le Faustball et la gymnastique disposent chacun d’un unique club avec l’appellation « Deutscher Verein » (association sportive allemande)56

. D’après Jean-Claude Farcy, cette domination des

50

Jean-Claude FARCY, Les camps de concentration français de la Première Guerre mondiale, 1914-1920,

op. cit, pp. 346-349.

51

Voir annexe 5e.

52

ADF, 9R32. Lettre du sous-préfet de Brest au préfet du Finistère, janvier 1918.

53

ADF, 9R25. Lettre du préfet du Finistère au ministre de l’Intérieur, octobre 1916.

54

Evelyne GAYME, Les prisonniers de guerre français: enjeux militaires et stratégiques, 1914-1918 et 1940-

1945, op. cit, pp. 130-133.

55

ADF, 9R2. Lettre de l’interné Medhy Ismett au préfet du Finistère, 7 août 1917.

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Allemands est mal vécue par les autres nationalités qui la perçoivent comme une tentative de germanisation des autres peuples, tandis que les internés allemands jugent leurs camarades trop francophiles57

.

Enfin, ce sentiment d’appartenance est accentué par la composition des popotes. Au fil de leur détention, les difficultés de la captivité, le manque de leurs proches et de leur patrie amenuisent les comportements bellicistes et nourrissent les agacements des internés qui réclament tout particulièrement un rapatriement rapide. Si les prisonniers gardent foi en leur armée, leur enthousiasme national évolue au profit d’un certain scepticisme. En 1915, le contenu des lettres censurées atteste de l’espoir des internés et de leurs proches en une victoire allemande58

. La rareté des lettres de ce type au fil de la guerre et l’absence de débordements signalés après l’annonce d’une victoire, supposent ainsi l’existence d’un amenuisement du sentiment nationaliste lié à la durée de la guerre. L’attente de la libération et les difficultés de la captivité parviennent à être surmontées grâce aux popotes qui renforcent les liens contre l’État détenteur. Si les chambrées ne sont pas automatiquement attribuées par nationalité, les prisonniers constituent des groupes composés de quelques internés issus des mêmes origines géographiques et avec lesquels ils partagent plusieurs causes. Elles représentent un lieu majeur des sociabilités dont ont besoin les prisonniers pour tenir physiquement et mentalement et pour recréer un semblant de leur vie sociale d’avant guerre59

. En janvier 1918, quelques internés expriment aux autorités leur souhait d’être envoyés ensemble dans un détachement agricole à partir « du moment où tout [leurs] compatriotes yougoslaves sont partis d’ici » dans le but de s’éloigner « des sentiments contraires aux [leurs] »60

. Ce genre de rapprochements entre internés originaires de différentes nations soulève la présence de tensions quant aux sentiments francophiles de certains qui expriment leur désir de rester en France après la guerre. La guerre n’apparaît donc pas comme la raison de ces tensions mais plutôt comme une cause qui exacerbe les tensions régionales et nationales présentes depuis le milieu du XIXe

siècle. Ces internés font notamment référence à la question balkanique dont la région est en proie à plusieurs guerres depuis 1912. La question « yougoslave » fait partie de ces enjeux. Plusieurs minorités de l’empire autrichien-hongrois, tels que les « Yougoslaves », les « Tchèques » et les « Slovènes », revendiquent, en effet, leur

57

Jean-Claude FARCY, Les camps de concentration français de la Première Guerre mondiale, 1914-1920,

op. cit, pp. 341-349.

58

ADF, 9R32. Traduction de lettres adressées aux internés, mars 1915.

59

Anne-Marie PATHÉ, Yann POTIN et Fabien THÉOFILAKIS, Archives d’une captivité, 1939-1945: l’évasion

littéraire du capitaine Mongrédien, op. cit, pp. 25-27.

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indépendance. Dès lors, bien qu’ayant la nationalité autrichienne ou hongroise, ils soutiennent les puissances alliées qui offrent aux prisonniers quelques faveurs61

. La cohabitation de ces différentes nationalités, pourtant alliées dans la guerre, montre ainsi les limites des rapprochements multilatéraux au profit des tensions identitaires régionales et nationales qui n’épargnent aucun belligérant.

Ainsi, la captivité des intellectuels à l’Île Longue se définit par plusieurs spécificités. Souvent originaires de milieux aisés, les privations alimentaires et matérielles, et l’entassement des prisonniers bouleversent leurs habitudes et leur donnent l’impression d’un véritable déclassement social. Dès lors, ils ont adopté deux types d’attitudes avec les autres internés. Lorsqu’ils se retrouvent seuls face à ces derniers, ils ont tendance à s’exclure pour s’éloigner du bruit et retourner à leurs pratiques intellectuelles qui caractérisent leur identité. Comme pour l’ensemble des internés, ces pratiques sociales leur ont permis de trouver leurs semblables et de constituer des petits groupes influant à la fois la vie culturelle du camp mais également sa vie politique. Le rôle de chef de chambrée endossé par une partie des intellectuels témoigne de cette volonté, à la fois de garder une supériorité intellectuelle, mais aussi de se rapprocher de leurs autres camarades, pour lesquels ils défendent l’amélioration des conditions de détention, et avec lesquels ils partagent des émotions communes expliquées par les difficultés de la captivité. Pourtant, cette solidarité n’est qu’apparente. La durée de la captivité a contribué à la division des internés à travers leurs différences sociales et géographiques. L’autorité des intellectuels et des chefs de chambrée est progressivement contestée par une partie des prisonniers qui y voient l’application d’une forte hiérarchie sociale quasi-similaire à celle de la société civile d’avant-guerre. Ces tensions sont amplifiées par les regains régionalistes et nationalistes des prisonniers. Au début du conflit, ils sont expliqués par un soutien indéfectible à leur armée. Mais l’ancrage dans la guerre fait évoluer les attentes, la foi en la victoire laissant place à la lassitude, à l’espoir d’une libération prochaine et parfois même à des idées pacifiques qui ont probablement gagnées les intellectuels. Pour autant, les incidents entre différentes nationalités ne cessent pas. La cohabitation prolongée de ces différentes nationalités et leur regroupement a réveillé les identités dans un contexte de lente construction des identités nationales troublées par de nombreuses revendications régionales. Que ce soit sur le front ou du côté des populations de

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Voir l’exemple des camps à Lyon, Elodie RIVALIN, Des « Boches » à Lyon et dans le Rhône entre 1915 et

1920 : le travail des prisonniers de guerre allemands entre économie de guerre et cohabitation avec l’ennemi,

l’arrière, la guerre a ainsi renforcé les fractures sociales et géographiques déjà clivantes avant son déclenchement. Sans réellement connaître la position des intellectuels sur ce point, leur incapacité à créer un groupe solidaire marque l’échec de leur engagement. La captivité apparaît alors harassante psychologiquement et physiquement pour l’ensemble des internés. Leur rapatriement, intervenu majoritairement durant l’année 1919, se présente alors comme une véritable libération. Mais cette expérience traumatisante, qui a duré près de cinq années, détermine leur retour dans la vie civile. Dans le cas des intellectuels, elle imprègne fortement la suite de leur vie et de leur carrière professionnelle.

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