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Si les intellectuels et les catégories aisées sont utilisés comme moyens de pression lors des négociations avec l’Allemagne, la crispation de ces dernières les place au rang de premières victimes des représailles menées par le gouvernement français. Trois périodes de représailles touchent ainsi les prisonniers internés sur le sol français de 1914 à 1918, au sein desquelles les conditions de détention des intellectuels sont particulièrement endurcies. À l’automne 1915, la politique dite « des mains blanches » les contraint à exercer de pénibles travaux manuels notamment à la suite d’envois de prisonniers allemands au Dahomey16

. À l’été 1916, l’envoi de prisonniers français à des travaux de déforestation dans la Russie occupée et dans de rudes conditions physiques nourrit des tensions entre les deux belligérants. Enfin, ces tensions atteignent leur paroxysme de janvier à juin 1917, période durant laquelle les prisonniers français et allemands sont envoyés près des lignes de leur propre armée. Ils sont alors confrontés à ce qu’ils considèrent comme les représailles les plus cruelles, car leur vie est involontairement mise en danger par leurs propres concitoyens17

. Parallèlement à ces politiques, la France instaure trois types de régimes alimentaires en fonction des nationalités, celui des prisonniers allemands étant le plus restrictif.

À l’Île Longue, les intellectuels semblent avoir été globalement épargnés par ces politiques. De part et d’autre du Rhin, les représailles sont, en effet, principalement appliquées aux prisonniers qui travaillent. Elles cessent à partir de mars 1917, lorsque les délégués de la Croix-Rouge parviennent à convaincre les deux belligérants de suspendre les représailles menées à l’égard des professions qui « exige un travail intellectuel »18

. Pourtant, deux vagues de représailles touchent presque simultanément le camp. En décembre 1915, l’ensemble des prisonniers subit une nette diminution des rations alimentaires, principalement de la viande et du pain, dans le but de contraindre l’Allemagne d’améliorer celles des prisonniers français19

. En revanche, en décembre 1918, les « internés des conditions sociales les plus élevées », présents dans le groupe des intellectuels, sont directement ciblés par les autorités à la suite de la déportation de 400 Françaises des régions envahies vers la Russie.

16

Heather JONES, Violence against prisoners of war in the First World War: Britain, France, and Germany,

1914-1920, op. cit, pp. 133-135.

17

Annette BECKER, Oubliés de la Grande guerre: humanitaire et culture de guerre, 1914-1918, op. cit, pp. 116- 125.

18

ACICR, C G1 A 26-02. Lettre du Ministère des Affaires étrangères au président de la Croix-Rouge internationale, 1er septembre 1916. ACICR, C G1 A 25-04. Lettre du Ministère des Affaires étrangères à Frédéric

Barbey, membre du Comité International de la Croix-Rouge, 29 mai 1917.

19

Huit internés allemands sont choisis en fonction de leur origine sociale pour être envoyés en Algérie20

. Or, parmi les 76 intellectuels, l’unique départ du capitaine de marine marchande et acteur dans la troupe du camp, Wilhelm Von Bogen, montre qu’ils ont été relativement épargnés, probablement aux dépens des prisonniers de guerre, et notamment des hauts gradés qui vivaient mal leur détention. Les études sur les évasions de prisonniers montrent, en effet, que les officiers et sous-officiers de carrière ont été nombreux à tenter de s’évader car ils ont souffert de leur absence au front21

. Les autorités auraient ainsi réprimandé leur comportement par de difficiles conditions de détention.

D’autres facteurs peuvent expliquer les choix des autorités. La quasi absence du mot « intellectuel » dans les correspondances des autorités laisse penser que ces dernières passent outre les nuances entre la catégorie sociale des intellectuels et celle des internés issus des classes aisées, dans un contexte où le terme « intellectuel » n’est publiquement apparu que récemment lors de l’Affaire Dreyfus pour caractériser « un homme du culturel, créateur ou médiateur, mis en situation d’homme du politique, producteur ou consommateur d’idéologie »22

. Si une partie des 76 intellectuels provient effectivement de catégories aisées, les autres échappent aux politiques de représailles car ils proviennent de milieux plus populaires et construisent leur figure intellectuelle au cours de leur captivité. Cette omission des autorités apparaît étonnante au vue de la menace que peut représenter leur influence significative sur leurs camarades. Au début de la guerre, ils sont en effet suspectés d’être de potentiels espions du fait de leurs savoirs et notamment de leur bonne maîtrise des langues étrangères23

. Mais les dialogues entamés par les intellectuels avec les autorités du camp tout au long de leur captivité et l’apport de leurs compétences au bon fonctionnement du camp peuvent expliquer l’instauration d’une confiance qui se traduit par un assouplissement des règles à leurs égards, aux dépens de leurs camarades moins influents.

Ainsi, les politiques menées par les autorités à l’égard des intellectuels révèlent la place particulière qui leur est accordée dans les négociations franco-allemandes. Considérés - parfois à tord - comme des internés issus des classes aisées, leur traitement est généralement marqué par l’amélioration ou la détérioration brutale de leur condition dans le but de faire

20

ADF, 9R27. Télégramme du préfet du Finistère au sous-préfet de Brest, 4 février 1918.

21

Evelyne GAYME, Les prisonniers de guerre français: enjeux militaires et stratégiques, 1914-1918 et 1940-

1945, op. cit, pp. 59-62.

22

Pascal ORY et Jean-François SIRINELLI, Les intellectuels en France: de l’affaire Dreyfus à nos jours, op. cit, p. 10.

23

Jean-Claude FARCY, Les camps de concentration français de la Première Guerre mondiale, 1914-1920,

pression sur les autorités allemandes. Pourtant, les 76 intellectuels de l’Île Longue semblent avoir été relativement épargnés par ces politiques de représailles. Malgré leur manque de participation à l’effort de guerre français, ils ont su acquérir la confiance des autorités en acceptant d’occuper des postes essentiels au bon encadrement du camp. Leur engagement culturel et politique dans le camp, qui les a obligé à collaborer avec les autorités pour concrétiser leur projet, leur a également permis de acquérir une influence sur leurs camarades appréciée des encadrants du camp. S’ils se présentent comme de bons intermédiaires entre ces derniers et les internés, cette collaboration ne signifie pas pourtant qu’ils cautionnent cette situation. Les incidents disciplinaires, principalement survenus à partir de 1917, posent la question du rôle des intellectuels en tant que meneurs et dissidents d’une captivité qu’ils continuent de réfuter, malgré leur position influente et une certaine proximité avec les autorités.

2. Les intellectuels dans la dissidence ?

L’arrestation et la détention des internés civils n’apparaissent pas comme une pratique légitime au début de la guerre. Si la plupart étaient certes sur le point de s’engager dans l’armée ennemie, les autorités ne s’appuient sur aucune preuve pour justifier ces arrestations. Elles font, en effet, prévaloir la question de la défense nationale sur le droit international qui n’avait pas réellement anticipé l’implication des civils dans la guerre24

. Dès lors, l’internement indigne les prisonniers dont une partie entre en dissidence. Cette attitude prohibée par le règlement du camp et jugée marginale, consiste à contester l’autorité de l’État détenteur, perçue comme illégitime, en désobéissant à ses directives25

. Principalement étudiée dans le cadre des mutineries dans l’armée française en 1917, la dissidence en contexte de guerre n’est pourtant pas une pratique spécifique du front26

. L’étude des actes de dissidences des prisonniers de l’Île Longue, à travers les rapports disciplinaires des autorités locales, révèle l’existence d’une chronologie de la dissidence similaire à celle des tranchées. Paradoxalement, ces résistances restent minoritaires au début de la guerre. Dès 1915, les autorités constatent les premières évasions du camp et mettent en place une strict politique

24

Sur les limites du droit humanitaire, voir Annette BECKER, Oubliés de la Grande guerre, op. cit, pp. 271-376.

25

André LOEZ, Nicolas MARIOT (dirs.), Obéir, désobéir: les mutineries de 1917 en perspective, Paris, Ed. La Découverte, 2008, pp. 11-14.

26

Sur ce sujet, voir André LOEZ, 14-18, les refus de la guerre: une histoire des mutins, Paris, Gallimard, 2010, 690 p.

disciplinaire27. Mais la durée du conflit soulève l’inquiétude et l’impatience des prisonniers

quant à leur éventuelle libération. De 1917 à 1919, plusieurs internés expriment leur mécontentement en employant des logiques de dissidence classiques de la détention, déjà visibles dans d’autres contextes, que les autorités répriment sévèrement en décrétant plusieurs jours de cachot ou, dans les délits les plus graves, en envoyant les coupables dans un camp disciplinaire. Mais l’étude des rapports disciplinaires révèle aussi l’existence d’une dimension sociale des résistances. Les intellectuels n’apparaissent, en effet, que très rarement sur ces documents, laissant croire qu’ils cautionnent leur sort. Pourtant, leurs moyens de résistance prennent d’autres formes. Si le groupe est conscient de résister collectivement à travers la diffusion de ses œuvres qui dissimulent minutieusement des critiques de la guerre et des politiques d’internement, tout ses membres ne rejettent pas l’autorité de l’État détenteur de la même façon. En réalité, trois comportements se dessinent à travers la figure de l’intellectuel « conservateur », soucieux de garder ses prérogatives personnelles, celle du « militant » s’opposant farouchement à l’autorité en place, et celle du « libérateur », officieusement impliqué dans la dissidence.

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