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L’enthousiasme suscité par les activités impulsées par les intellectuels-administrateurs conduit certains internés à prendre part à leur diffusion. Le profil de ces « intellectuels- suiveurs » est pourtant plus hétérogène que celui de leurs camarades, et laisse penser que leur implication a attiré un public divers, de spécialistes et de simples amateurs. En outre, l’engagement des 76 intellectuels ne se limite pas au domaine culturel. Ils déploient également leur force de persuasion sur les autorités qui disposent du droit de supprimer ces activités au moindre manquement à la censure. Dès lors, ils se mobilisent pour un engagement, désormais double, qui est d’une part, d’offrir des occupations à leurs camarades, et d’autres part, de négocier avec les autorités pour maintenir et développer ces activités.

Les intellectuels-suiveurs

La diversité des profils sociaux des intellectuels-suiveurs révèle l’existence de plusieurs catégories d’intellectuels spécifiques à la captivité. Ce deuxième groupe, composé de 62 internés, représente les principaux animateurs des activités, tels que les comédiens, les professeurs des enseignements et les principaux rédacteurs du journal. L’apparition fréquente de leur nom dans les brochures culturelles suppose un véritable engagement de leur part dans les activités qui rythment la vie du camp à partir de 1916. Pourtant, cet engagement semble être d’une autre nature que celui des intellectuels-administrateurs. Majoritairement issus de la

Mittelstand, principalement composée de métiers de classes moyennes supérieures15

, telles que les instituteurs, commerçants, et ouvriers qualifiés, ils apparaissent comme de véritables « passeurs culturels » dans la diffusion des pratiques des élites. La plupart d’entre eux disposent, en effet, de compétences susceptibles d’enrichir l’offre culturelle. Par exemple, l’interné Karl Ratzlow continue d’exercer son métier de professeur en apprenant l’anglais et l’allemand aux internés intéressés par cet apprentissage. D’autres, au contraire, perçoivent les activités comme un moyen de vivre leur passion et de divertir leurs camarades. Les comédiens qui composent la troupe de théâtre ont, en effet, des métiers qui ne présentent aucun lien avec le spectacle. Le théâtre apparaît comme l’activité qui attire toutes les origines sociales, tant du côté des organisateurs avec la participation de 48% des intellectuels, que du

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En 1913, la Mittelstand représente environ 9% de la population totale de l’Empire. Hans-Ulrich WEHLER,

Essais sur l’histoire de la société allemande: 1870-1914, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, 2003,

public qui, à en croire le témoignage d’Helmut Felle, se précipite aux représentations. D’ailleurs, huit des neufs ouvriers et artisans qui composent le groupe des intellectuels- suiveurs travaillent dans la troupe. Christophe Charle a ainsi démontré que le monde du théâtre allemand présentait des spécificités avec l’hétérogénéité de origines sociales et géographiques des membres qui le composent. La profession attire principalement des individus issus de la bourgeoisie moyenne, des fractions intellectuelles et des classes populaires16

. À l’inverse, les autres activités du camp demandent de maîtriser des disciplines moins démocratisées, telles que les langues, plutôt réservées à l’élite ou aux spécialistes.

Dès lors, une nette hiérarchie sociale se dessine dans le groupe des intellectuels. L’origine sociale des prisonniers et leurs compétences jouent un rôle significatif dans le degré de leur engagement. Les intellectuels-administrateurs, à la tête des activités, émettent les lignes directrices à suivre, alors que les intellectuels-suiveurs contribuent grandement au rayonnement de ces activités dans le camp. Certains d’entre eux, pour lesquels la vie culturelle devient essentielle à leur survie en captivité, s’engagent politiquement en négociant le maintien des activités avec les autorités.

L’engagement politique

Dès l’ouverture du camp, les autorités prévoient des structures dédiées au temps libre des prisonniers, à l’image du terrain de sport. Pourtant, les activités culturelles majeures qui y sont proposées sont impulsées par les prisonniers avec l’accord des autorités. Les négociations qu’ils ont préalablement entamées avec ces dernières témoignent de leur engagement politique qu’ils ont contracté au risque d’être envoyés dans un camp disciplinaire. Les activités culturelles sont, en effet, perçues comme l’une des principales menaces à la discipline du camp, Dès lors, si elles sont tolérées, elles restent étroitement surveillées par l’interprète. D’ailleurs, cette censure menace, à plusieurs reprises, de faire interdire les activités culturelles.

Dans le cadre de la réalisation de leur projet, les intellectuels-administrateurs ont mené des négociations avec les autorités qui ont transformé la nature de leur engagement. Si, dans le cadre de la vie du camp, il reste culturel, leur comportement avec les autorités s’apparente davantage à un engagement politique destiné à placer la culture au cœur du camp, aux dépens

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Christophe CHARLE, Théâtres en capitales: naissance de la société du spectacle à Paris, Berlin, Londres et

de la sanction liberticide de l’internement. Les internés Edmund Kowalski et Albert Otto Löwe ont, par exemple, respectivement pris l’initiative de demander aux autorités l’autorisation de tenir un journal hebdomadaire et d’ouvrir une bibliothèque17

. À travers ces requêtes, les internés deviennent les garants des activités intellectuelles désormais appréciées par les internés car elles contribuent à l’amélioration générale de leurs conditions de détention. Dès lors, ils se constituent en véritables intermédiaires entre les autorités et les prisonniers. Leur implication et l’importance accordée à ces activités par les internés les transforment en porte-paroles qui défendent les droits de leurs camarades. Par exemple, en février 1918, lorsque la censure soupçonne les auteurs d’un article du journal du camp de dénoncer, de manière déguisée, le traitement accordé aux prisonniers par les autorités, l’un des membres du comité de rédaction, le prêtre Friedrich Hommel, défend ses camarades en écrivant directement aux chef du dépôt « pour éviter tout malentendu »18. Une fois le succès

des activités assuré, les intellectuels-administrateurs continuent de défendre leur projet, assurant ainsi des fonctions qui dépassent l’encadrement culturel des internés.

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