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Les intellectuels et les conditions de vie en captivité : s’habituer à un environnement inconnu

En janvier 1916, le sous-officier allemand Gerhard Wohlermann, alors prisonnier et interprète à l’Île Longue, se plaint des conditions de détention qui l’empêchent de faire sérieusement son travail. Il souligne plusieurs limites à la vie forcée en communauté. Les prisonniers d’un même baraquement ne disposent, à l’exception de la paillasse et des affaires de première nécessité, d’aucun effet personnel destiné à occuper leur temps libre. L’interné

exprime alors les difficultés qu’il éprouve face à la promiscuité des locaux. Il est, selon lui, « impossible de le [son travail] terminer à ma place dans la baraque. J’habite dans le groupe 51 avec trois de mes camarades, deux travées dont l’une seulement possède une fenêtre. Par suite la seule table est occupée toute la journée et trop petite pour ces travaux. En outre y a-t-il toujours beaucoup de bruit fait par les autres habitants de la baraque de sorte qu’un travail attentif est impossible »3

. D’après les rapports disciplinaires, les dégradations matérielles du camp sont nombreuses et montrent que ces incommodités ne déstabilisent pas seulement les intellectuels. Pourtant, ils sont particulièrement touchés par ces restrictions qui portent atteinte à toutes leurs distractions intellectuelles, telles que la lecture et l’écriture, qui font, de surcroît, déjà l’objet d’importantes restrictions, à l’image de l’interdiction de lire des journaux allemands. En outre, le comportement des autres internés apparaît comme un véritable obstacle à leur épanouissement intellectuel et favorise leur isolement des autres internés. Le bruit représente la contrainte la plus dérangeante à leurs yeux. Dès le début de son internement à Noirmoutier, l’écrivain hongrois Aladár Kuncz souligne la présence de « bruits continuels » de ses camarades de chambrée qui l’empêchent de travailler4

. Cette gêne est d’autant plus problématique qu’elle prive les intellectuels de la possibilité de poursuivre leurs réflexions, qui déterminent pourtant leur identité. Dès lors, ils développent de nouvelles stratégies dans le but de retrouver leurs caractères distinctifs. Mais cette recherche les éloigne davantage de leurs camarades. Nicolas Mariot a démontré que dans les tranchées françaises, les intellectuels, souffrant des mêmes maux que les intellectuels de l’Île Longue, fuyaient l’alcool et les jeux, à l’origine d’attroupements et de beaucoup de bruits, au profit d’une solitude qui devient particulièrement prisée 5

. D’autres désagréments tels que le surpeuplement, l’utilisation d’un vocabulaire de la contamination et les odeurs, comme le souligne Aladár Kuncz en évoquant « l’atmosphère suffocante et polluée » des baraquements6

, les encouragent également à s’isoler et révèlent différentes habitudes sociales qui participent à la création d’un ethnocentrisme de classe entre les intellectuels et le reste de leurs camarades.

De plus, ces divergences sociales avec les autres internés nourrissent le sentiment des intellectuels de subir un déclassement social. Lors de son internement au camp de Périgueux,

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ADF, 9R7. Lettre de l’interné Gerhard Wohlermann au commandant du dépôt de l’Île Longue, 11 janvier 1916.

4

Archives départementales de Vendée, 4 M 302. Lettre d’Aladár Kuncz au préfet de la Vendée, 27 novembre 1914, disponible sur http://www.ilelongue14-18.eu/?L-ecrivain-hongrois-Aladar-Kuncz, consulté le 20 mai 2017.

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Nicolas MARIOT, Tous unis dans la tranchée ?, op. cit, pp. 205-225.

6

Aladár Kuncz fait part d’un certain dégoût de la captivité et de ses camarades dont « la majorité était constituée par des ouvriers allemands ou autrichiens, non pas de la meilleure sorte, souvent grossiers, sales et dépourvus de toute délicatesse »7

. Nicolas Mariot a remarqué ce même sentiment chez les intellectuels français envoyés dans les tranchées. Si certains y voient l’occasion d’étudier sociologiquement et de manière concrète les classes populaires, la durée de la guerre entraîne une exaspération des intellectuels, agacés d’être immobilisés dans un environnement dans lequel ils ne partagent les mêmes pratiques que leurs camarades8

.

Outre la cohabitation permanente avec des internés originaires d’autres groupes sociaux qu’ils côtoient souvent pour la première fois, plusieurs facteurs accentuent cette perception. De manière concrète, ils ont l’obligation de participer aux corvées obligatoires destinées à entretenir le camp, telles que les corvées de propreté, l’épluchage de légumes ou la prise de l’eau à sa source. Jean-Claude Farcy a notamment démontré que certaines tâches sont plus appréciées que d’autres en fonction de leur degré de pénibilité, de leur occupation chronophage perçue comme un moyen de faire passer le temps et de la liberté qu’elles accordent. Les corvées qui obligent à sortir momentanément à l’extérieur du camp sont ainsi plus appréciées9

. Or, une partie des intellectuels et les internés de condition aisée acceptent difficilement toutes ces obligations. Elles soulignent, en effet, le décalage entre leur liberté d’avant-guerre durant laquelle ils subordonnaient ces tâches et leur vie en captivité. Parmi les sept intellectuels actifs dans l’activité culturelle du camp et condamnés pour des actes d’insubordination, trois rejettent les directives qui leur sont imposées, soit en présentant une mauvaise volonté à exécuter un ordre, soit en ne se présentant pas à la corvée. Ces obligations peuvent être perçues comme un déclassement social expliqué par l’inversion de l’ordre et de la hiérarchie sociale, bien qu’elles ne soient pas propres à la captivité. De plus, la captivité altère la qualité des activités qui leur permet de tenir psychologiquement. Par exemple, si une partie des intellectuels ont obtenu des faveurs de la part des autorités, à l’image d’un travail administratif dans les bureaux du camp, ces tâches répétitives ne sont pas aussi stimulantes que celles qui les passionnaient avant la guerre. Au fil de sa captivité, Aladár Kuncz remarque les ravages psychologiques de l’oisiveté sur ses camarades, à l’image d’un interné qui donnait « au début, des leçons d’anglais ; maintenant il en était incapable même le matin ; il prononçait des mots sans suite, son cerveau s’était complètement obscurci, il perdait 7 Ibid. 8 Ibid, pp. 25-28. 9

Jean-Claude FARCY, Les camps de concentration français de la Première Guerre mondiale, 1914-1920, op.cit., pp. 243-245.

continuellement le fil de ses idées »10. Enfin, le déclassement social est plus concrètement

ressenti à travers la perte des biens et de l’argent qui permettaient de nettement les distinguer des autres internés. Les internés perdent, en effet, le contrôle de leur propre argent, désormais géré par le directeur du camp qui autorise ponctuellement le retrait de petites sommes11

. Ces importantes distinctions sociales placent les intellectuels en position de dominés. En l’absence d’écrits personnels, il est difficile de connaître les rapports personnels qu’entretiennent certains intellectuels avec les autres internés. L’idée de l’intellectuel souffre- douleur n’est pourtant pas exclue de la diversité des expériences que les internés ont pu vivre en subissant des rejets, des vols et des insultes liés à leur singularité comme l’a remarqué Nicolas Mariot dans le cas des intellectuels du front, pour lesquels cette confrontation sociale a pu engendrer des états dépressifs et un mépris de classe, parfois présent dans leurs écrits12

. La guerre et la captivité apparaissent ainsi comme des menaces au statut et aux valeurs des intellectuels qui semblent avoir particulièrement perturbé les « intellectuels-administrateurs », originaires d’une certaine élite, et qui ont été les initiateurs de l’encadrement culturel du camp jusqu’en 1918. Le choix de cet engagement culturel, alors qu’ils ne disposent pas tous des compétences nécessaires à son rayonnement, reflète un certain besoin de retrouver la domination sociale qu’ils exerçaient avant leur internement. Ce sentiment de déclassement semble plus tardif chez les intellectuels-suiveurs, du fait de l’établissement de leur position intellectuelle à la suite de la création des activités. En revanche, ils peuvent avoir vu en ces activités l’occasion de mettre fin à un certain isolement, d’atténuer les privations culturelles qu’ils enduraient, et de se constituer en une forte minorité capable de faire entendre ses revendications. Ces rapprochements ont cependant pour conséquence le renforcement des barrières sociales.

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