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En septembre 1916, plusieurs internés demandent, sous la plume du professeur et directeur de l’école de langues allemand Hans Goebel, et avec le soutien de l’ambassade des États-Unis, l’autorisation de pouvoir organiser des cours de « langues vivantes, sciences commerciales et autres » ouverts à tous les internés de l’Île Longue, et dont la pratique a été autorisée par le gouvernement français et expérimentée dans d’autres camps58

. Si cette dernière semble donc courante, le grand nombre d’internés qui suivent les cours dispensés à l’Île Longue participent à la singularité du camp. Lors des négociations avec les autorités, près de 700 d’entre eux, soit environ 46% du nombre moyen d’internés sur une année, se disent intéressés par cette activité59

. Dès lors, le succès de ces cours oblige les internés à les organiser de manière rigoureuse.

Ils ont principalement lieu dans les baraquements des prisonniers et dans la bibliothèque par manque de place. Les locaux du camp, déjà pourvus de huit baraques Adrian, ne peuvent, en effet, plus accueillir de baraquements supplémentaires destinés aux diverses activités des prisonniers60

. Pourtant, le planning des cours dispensés dans le camp témoigne de l’attractivité de ces enseignements61

. Du lundi au samedi, plus de cinquante internés dispensent près de 103 cours d’une durée d’une heure aux camarades qui souhaitent développer des compétences dans les disciplines proposées. La pluridisciplinarité de l’offre explique également la réussite de cette initiative. Les cours de langues sont mis à l’honneur. Les cours d’allemand, d’anglais, de français, d’italien, d’espagnol et de turc représentent, en effet, près de 63% de l’offre. Cette omniprésence explique le fait que presque un tiers des cinquante ouvrages qui fournit la bibliothèque entre octobre 1917 et avril 1918 sont des manuels de langue62

. La cohabitation entre des internés qui ne parlent pas la même langue peut aussi avoir encouragé les organisateurs à mettre en place un apprentissage des langues parlées dans le camp. Les autres enseignements sont majoritairement économiques, scientifiques ou proposent des formations techniques de qualité, telles que la construction de

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ADF, 9R25. Lettre de Hans Goebel au préfet du Finistère, 9 septembre 1916.

59

ADF, 9R25. Lettre d’Albert Otto Lowe à l’ambassadeur des États-Unis à Paris, 25 septembre 1916.

60

ADF, 9R25. Lettre du préfet du Finistère au ministre de l’Intérieur, octobre 1916.

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ADF, 9R25. Plan der Unterrichts und Vortragskurse.

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machines, qui ont contribué à la domination de l’industrie allemande avant l’éclatement du conflit63

.

L’étendue de cette offre n’est réalisable que grâce aux diverses professions des internés. La liste des internés qui dispensent des cours montre que les compétences liées à leur métier sont étroitement liées à la discipline qu’ils enseignent64

. Les commerçants, dont la profession est rythmée par les voyages et les échanges, excellent dans les langues. L’origine géographique des prisonniers coïncide également avec les langues qu’ils enseignent. Si les langues européennes sont maîtrisées par les prisonniers allemands et autrichiens, le turc est en revanche enseigné par l’ottoman Medhy Ismelt et l’ingénieur allemand Karl Wilhelm Hubert Doetsch, ayant probablement appris la langue lors de ses voyages en Afrique. De plus, le profil social détermine le rôle des internés dans l’organisation des enseignements. Une hiérarchie sociale similaire à celle de la société allemande se reproduit dans le camp et permet aux élites économiques et culturelles de diffuser leur savoir. Sur les 51 professeurs, 43% sont commerçants et 31% exercent leur métier d’origine. Les autres internés sont ingénieurs, peintre-artistes, journalistes et juristes. Dans la brochure qui présente les enseignements proposés par les internés qui organisent cette activité, ces derniers revendiquent la volonté de contribuer à l’élargissement du savoir de tous les prisonniers65

. D’après Nicolas Mariot, ce phénomène n’est pas surprenant. Dans les cas des intellectuels français partis combattre, ces derniers ont cherché à éduquer et guider le peuple. Afin de pallier leurs défauts physiques qui leur portaient préjudice au combat et de se rapprocher des soldats, ils ont progressivement organisé des séances de lectures avec les livres qu’ils recevaient66

. À l’Île Longue, le sentiment d’inutilité à la communauté et l’oisiveté grandissante les ont encouragés à développer des divertissements qui, en même temps d’occuper leurs camarades, les laissent libres de diffuser leur projet à caractère éducatif, qui apparaît comme une réussite.

Un an après la mise en place des enseignements, leur succès encourage les intellectuels à l’origine du projet à profondément modifier leur projet. D’une part, il s’exporte en dehors du camp puisque des internés sont envoyés dans le camp de Kerbénéat pour faire

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Michel HAU, Un siècle d’histoire industrielle en Allemagne (1880-1970): industrialisation et sociétés, op. cit, pp. 12-18.

64

ADF, 9R25. « Études et noms des professeurs ».

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ADF 9R32, Das Unterrichtswesen auf Île Longue, 1918. Voir annexe 4d.

66

Nicolas MARIOT, Tous unis dans la tranchée ?: 1914-1918, les intellectuels rencontrent le peuple, op. cit, pp. 341-365.

profiter d’autres prisonniers de leurs compétences67. Cette diffusion massive du savoir

témoigne de l’influence d’une minorité d’internés sur l’encadrement culturel de leurs camarades internés dans le même département. D’autre part, à partir de 1918, l’objectif du projet devient plus ambitieux. Dans la brochure parue en 1918, les organisateurs parlent d’une « université populaire » et font clairement référence au modèle universitaire allemand qu’une partie d’entre eux a connu avant la guerre. À l’exception du public qui est plus varié, son fonctionnement est similaire à celui d’une université et a pour objectif de faire connaître le système à la grande majorité d’internés qui n’ont pas reçu de formation universitaire. Des conférences sont données par des prisonniers spécialistes des disciplines enseignées et quarante professeurs enseignent 59 disciplines tout en respectant un programme défini pour chacune d’entre elles. Mais elles restent strictement élitistes et les disciplines généralement absentes des universités sont également exclues du projet.L’artisanat est, par exemple, mis en avant lors d’expositions organisées par le comité de secours du camp, mais est absent de cette formation. S’il est difficile d’estimer le taux de participation des prisonniers issus des milieux les plus populaires à ces enseignements ouverts à tous les niveaux, leur intégration dans cette université peut avoir été ainsi compromis par l’absence de maîtrise des codes sociaux de ce monde. Les « internés-étudiants » apprennent, en effet, les mêmes méthodes que les étudiants des universités germaniques et sont tenus, à la fin de chaque semestre, de passer des examens finals qui font appel à une certaine rigueur et un esprit universitaire68

. Grâce aux cours par niveau, certains prisonniers découvrent le système universitaire et stimulent une curiosité pour des disciplines qu’ils n’auraient pas eu l’occasion de découvrir dans leur vie d’avant-guerre. Pour eux, leur expérience de captivité apparaît comme une chance de s’élever socialement. Les organisateurs des enseignements ont conscience de cet enjeu, lorsqu’ils justifient la légitimité des examens par la nécessité de continuer à travailler (« Weiterarbeiten »)69

. Cet

enjeu témoigne d’une certaine inquiétude des prisonniers quant à leur réintégration dans la vie sociale, après que leur carrière ait été interrompue par la captivité. Les intellectuels se présentent alors comme les garants de leur réinsertion sociale. En février 1918, l’ingénieur Walter Grabow explique l’intérêt de former l’esprit des internés qui, éreintés par leurs conditions de détention, risquent de « retourner chez [eux] las de corps et de d’esprit,

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Jean-Claude FARCY, Les camps de concentration français de la Première Guerre mondiale, 1914-1920, op.

cit, p. 288. Voir annexe 1a.

68

Voir annexe 4d.

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incapables de fournir n’importe quel travail sérieux »70. Épargnés par la mort de masse, les

internés doivent se préparer « à aider à reconstruire [leur] prospérité économique, au nom de [leur] patrie, de [leur famille] et de eux-mêmes ». Pour les intellectuels, l’absence des internés au front doit être compensée par une formation physique et intellectuelle qui servira à la reconstruction du pays. Pourtant, des limites semblent nuancer la réussite de cette démocratisation du savoir. Par exemple, les exercices donnés aux internés requièrent la possession de plusieurs manuels. Si quelques publications de l’ouvrage de référence sont souvent disponibles à la bibliothèque, les internés doivent se le procurer d’une autre façon. Ceux qui disposent suffisamment d’argent peuvent ainsi les acheter ou demander à leurs proches de les mettre dans leur colis, tandis que les plus pauvres ne peuvent subvenir à ce besoin et sont, de facto, exclus de cette activité. Cependant, la diversité des activités culturelles multiplie les chances de contribuer à l’enrichissement culturel d’un public de prisonniers éloigné du monde intellectuel.

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