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Les fonctions attribuées à chacun des 76 intellectuels apparaissent dans le journal, dans les brochures des enseignements et dans les prospectus distribués pour les représentations théâtrales. Elles permettent d’affirmer la présence d’une hiérarchie interne au groupe à laquelle les internés semblent donner de l’importance car elle leur offre la reconnaissance de leur implication et leur donne une légitimité, voire une autorité morale sur les autres internés et dans leurs relations avec les autorités. Les intellectuels-administrateurs, à l’origine du projet culturel, et du fait de leurs réguliers contacts avec les autorités, se partagent la direction des activités en devenant metteurs en scène, bibliothécaires ou rédacteurs en chef. Ces fonctions sont souvent liées à leur profession d’origine qui leur confère des connaissances préalables à la réussite des activités. Par exemple, le principal metteur en scène des pièces de théâtre est le comédien autrichien Georg Wilhelm Pabst, tandis que la gestion des enseignements est confiée à Hans Goebel, directeur d’une école de langue avant la guerre. La profession des internés apparaît alors comme déterminante dans l’attribution des tâches qui leur sont conférées. Près de 42% des 76 intellectuels ont une fonction qui requiert des

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ADF, 9R4. Lettre de l’interné Edmund Kowalski au préfet du Finistère, 26 février 1917.

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compétences liées à leur travail et qui leur permet d’accéder aux plus hautes responsabilités, y compris chez les intellectuels-suiveurs. Parmi les sept professeurs qui appartiennent à ce groupe, six dispensent des enseignements dans le cadre de l’université populaire dirigé par Hans Goebel. À l’inverse, les quelques internés issus de classes populaires ne disposent, au contraire, que de petits rôles au théâtre. La proximité sociale contribue à l’instauration de réseaux professionnels qui sont essentiels à l’organisation des activités. Sur les brochures culturelles, nombreux sont les prisonniers qui, au sein d’une même activité, semblent créer des liens spécifiques, expliqués par une activité professionnelle commune. Les dessinateurs et lithographes de métier Paul Weigt et Johann Ohmen collaborent ainsi régulièrement à la réalisation et à l’impression des prospectus des représentations théâtrales19

. Au contraire, l’absence de certains intellectuels dans les réseaux de sociabilité d’avant-guerre, mais aussi de captivité peut également expliquer cette hiérarchie.

Le parcours des prisonniers, de leur arrestation jusqu’à leur libération, apparaît en effet comme déterminant dans l’acquisition de leur légitimité en tant qu’intellectuels. Leur arrivée à différents moments de la guerre à l’Île Longue montre que le groupe s’est constitué de manière progressive, principalement en 1917 lorsque le théâtre, le journal, la bibliothèque et les enseignements correspondent à des projets aboutis. Alors que le groupe des intellectuels- administrateurs détient une part de sa légitimité grâce à l’ancienneté de ses membres dans le camp, celui des suiveurs accueille de nouveaux adhérents de novembre 1914 à mai 1919. 25% d’entre eux sont notamment arrivés à l’ouverture du camp en novembre 1914 et 33% en août 1916, lorsque l’autorité militaire cède la gestion du camp à l’autorité civile, alors que parmi les quatre principaux internés-administrateurs, Georg Wilhelm Pabst, metteur en scène, Edmund Kowalski, rédacteur en chef, Albert Otto Löwe, bibliothécaire, et Hans Goebel, président des enseignements, trois sont arrivés à l’Île Longue dans les premiers mois de la guerre20

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Toutefois, les réseaux de sociabilité créés par les prisonniers ne se limitent pas au camp de l’Île Longue, bien que la présence d’intellectuels y soit particulièrement signifiante. Le groupe s’agrandit notamment en juillet et août 1916 après l’arrivée de plusieurs prisonniers en provenance du camp d’Uzès, situé dans le Gard, dans lequel 41% des intellectuels y ont été internés. Les réseaux de sociabilité du camp sont également enrichis par l’arrivée, principalement en novembre 1914, de près de 29% des membres du groupe qui

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ADF, 9R32. À titre d’exemple, voir le prospectus de la pièce de théâtre Taifun.

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étaient détenus dans d’autres camps de la commune de Crozon, en particulier celui du Charles Martel, ancien navire de guerre, amarré et transformé en camp de prisonniers provisoire dès le début de la guerre. Dès lors, le groupe est progressivement enrichi par de nouvelles arrivées de prisonniers qui le renforcent numériquement, et qui mettent à disposition de nouvelles compétences qui entraînent, de facto, la multiplication de l’offre culturelle.

Ainsi, la notion d’intellectuel en captivité présente des caractéristiques sensiblement différentes de celle des temps ordinaires. Les 76 intellectuels ont en commun leur engagement pour l’amélioration des conditions de vie de leurs camarades en mettant en place une riche offre culturelle susceptible de plaire à un grand nombre. Pourtant, l’origine et la nature de leur engagement révèlent deux types de figures intellectuelles. D’une part, les intellectuels- administrateurs font partie de l’élite sociale, culturelle et économique allemande et présentent, de ce fait, des prédispositions culturelles qui leur ont permis d’imposer leur projet, tant aux internés qu’aux autorités françaises, pourtant réticentes à la diffusion d’idées pouvant menacer la tranquillité du camp. Dès lors, ils endossent les plus hautes fonctions dans la gestion des activités et deviennent de véritables garants de leur maintien et de leur diffusion. D’autre part, les intellectuels-suiveurs, issus de classes sociales moyennes, revêtent des fonctions secondaires en étant les principaux animateurs des quatre principales activités proposées. Dans ces deux catégories, plusieurs profils ne présentent pas, à première vue, de compétences professionnelles dans le domaine culturel. L’influence de leur expérience de la captivité, marquée par une grande oisiveté, a alors probablement joué un rôle dans leur engagement. Une partie de l’élite économique se voit ainsi à la tête de certaines activités culturelles, tandis que des agriculteurs et des ouvriers deviennent comédiens de théâtre. La captivité bouleverse ainsi les pratiques culturelles qui s’étendent à un public diversifié. Pour autant, l’organisation de ces activités répond à une stricte hiérarchie au sein de laquelle les intellectuels-administrateurs émettent des lignes directrices que les intellectuels suiveurs respectent. Dès lors, la diffusion du journal du camp, de spectacles et d’enseignements ouverts à tous, leur donne l’occasion de réaliser, souvent de manière déguisée, leur volonté de diffuser leurs idéaux.

2. La rédaction d’un journal hebdomadaire : Die Insel Woche

En mars 1917, le journal Die Insel Woche est recréé à l’initiative du commerçant allemand Edmund Kowalski, arrêté en septembre 1914 sur le navire Nieuw Amsterdam après avoir quitté le Guatemala pour répondre à la mobilisation21

. En février 1917, ce dernier avait, en effet, demandé l’autorisation de rédiger « une petite revue hebdomadaire de réclame contenant en même temps des critiques de théâtre, des comptes rendus de concerts, chroniques de sport et annonces ». Il s’était également engagé à ne pas publier d’articles à « caractère offensif », à soumettre son contenu à l’interprète du camp et à remettre les numéros aux autorités22

. Publié tous les samedis jusqu’à son interdiction en mai 1918, le journal apparaît comme un véritable programme culturel qui informe les internés de l’offre culturelle qui leur est offerte. Pourtant, au fil de sa publication, les rédacteurs s’éloignent de son objectif originel et intègrent des articles sur la captivité pendant la guerre. Dès lors, le journal suscite l’étroite surveillance des autorités qui réfutent ce nouveau contenu.

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