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C. ENFANCE EN DANGER ET ENFANCE DANGEREUSE : UN MÊME PUBLIC

2. Le profil des mineurs sous main de justice

a)Quelques éléments de réflexion sur la sociologie des mineurs délinquants Si la transgression, la délinquance « initiatique », typiques de l’adolescence paraissent concerner l’ensemble des milieux sociaux et des territoires, les représentants des forces de l’ordre entendus par la mission ont surtout insisté sur la délinquance des quartiers, des banlieues sensibles, gangrenées par le trafic de stupéfiants.

Le colonel Jude Vinot, représentant la direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) a ainsi souligné « la surreprésentation de jeunes issus des quartiers relevant de la politique de la ville et l’influence des groupes de pairs dans l’entrée dans la délinquance juvénile3». M. Clément Vives, adjoint au conseiller judiciaire à la direction générale de la police nationale

1 Gestion automatisée des mesures éducatives ordonnées par les magistrats en charge des dossiers relatifs à la jeunesse.

2 Audition du 24 mai 2018. Ce constat rejoint celui auquel était parvenu le chercheur Grégory Derville, dans son article « Le système territorialisé de protection de l’enfance : enjeux et difficultés de la mise en œuvre de la réforme du 5 mars 2007 » publié dans la revue Informations sociales 2010/6 (162) ; il évoquait un « volontarisme variable des conseils départementaux. Qui plus est, les situations sont ici très contrastées selon les départements, en fonction par exemple du nombre et de la gravité des situations que le dispositif départemental de protection de l’enfance doit traiter, de la densité du tissu urbain, du type d’organisation mis en œuvre par les conseils généraux (plus ou moins « déconcentré »), mais aussi et surtout de l’ancienneté et de la qualité des relations que ceux-ci entretiennent avec leurs différents partenaires en matière de protection de l’enfance».

3 Audition du 13 juin 2018.

(DGPN), a abondé dans le même sens en relevant la « problématique des bandes1 qui sont souvent liées à une activité criminelle, dont le trafic de stupéfiants.

Les lieux de résidence sont eux-mêmes criminogènes et favorisent la participation des mineurs à des activités dangereuses».

Longtemps maire d’une commune proche des quartiers Nord de Marseille, votre rapporteur connaît bien cette réalité. Pour reprendre la terminologie de M. Denis Salas, elle relève d’une délinquance d’exclusion qui trouve sa source dans la pauvreté, le délitement du lien social et une certaine anomie urbaine.

Il est intéressant de noter cependant que plusieurs interlocuteurs de la mission l’ont invitée à nuancer ce qui pourrait constituer un tableau trop schématique, en dénonçant l’existence d’un « biais » dans le fonctionnement de la justice des mineurs et, plus généralement, dans le regard que porte la société sur ces mineurs.

C’est ce qu’a expliqué devant la mission Mme Anaïs Vrain, secrétaire nationale du Syndicat de la magistrature : « Ce sont surtout les jeunes des quartiers populaires qui sont interpellés et suivis par la protection judiciaire de la jeunesse. Pourtant, ils ne sont pas les seuls à commettre des transgressions : c’est donc qu’une sélection s’opère. J’ai moi-même été témoin de situations où des jeunes dans les beaux quartiers, lors d’une soirée trop alcoolisée, ont cassé tous les rétroviseurs ou arraché les antennes des voitures garées dans une rue, se sont faits prendre par la police mais n’ont pas été déférés à la justice. Les transgressions sont en réalité assez communes à l’adolescence»2.

Se plaçant sur un autre terrain, l’ancien ministre Pierre Joxe, qui est aujourd’hui avocat spécialisé dans la défense des mineurs, a expliqué la forte présence des jeunes issus de l’immigration par l’héritage de notre histoire coloniale. Il a estimé que le premier enseignement à retirer de son activité d’avocat pénaliste « a trait à l’origine des jeunes qui se retrouvent attraits devant la justice pour mineurs : ce sont dans l’immense majorité des cas de jeunes issus de l’immigration, ce qui me permet d’affirmer sans ambages que la délinquance juvénile est, de façon générale, un phénomène fortement lié à notre histoire coloniale et à ses incidences économiques et sociales». Il a ajouté que le poids de l’opinion publique pouvait être un facteur d’aggravation des peines infligées à ces jeunes, considérant que « les Français ne portent pas aujourd’hui le même regard sur les enfants issus de l’immigration que sur les autres, donc l’opinion réclame que la répression de la délinquance juvénile soit sévère. Ce trait profond de l’opinion n’est par conséquent nullement lié à la sévérité particulière qu’on entendrait appliquer aux jeunes en général, mais bien aux jeunes issus de l’immigration en particulier »3.

Enfin, l’historien Mathias Gardet a fait observer que la délinquance des jeunes en milieu rural est un sujet très peu abordé, sans qu’il soit facile

1 Sur la problématique des bandes, voir l’ouvrage de Marwan Mohammed, La formation des bandes.

Entre la famille, l’école et la rue (PUF, 2011).

2 Audition du 27 juin 2018.

3 Audition du 24 mai 2018.

de déterminer si ce manque d’intérêt est dû à une moindre délinquance dans ces territoires ou s’il résulte d’idées préconçues qui conduisent à considérer la campagne comme un territoire nécessairement paisible : « alors que la situation des jeunes délinquants citadins a été beaucoup étudiée, celle des jeunes ruraux a été largement ignorée. La délinquance rurale est très mal connue, au motif que le contrôle social serait davantage présent et efficace dans les campagnes. Au monde criminogène de la ville s’opposerait le monde purificateur et rédempteur de la campagne, alors qu’un nombre conséquent de jeunes déférés sont issus de la ruralité. La présence de ces stéréotypes est encore confirmée par certains programmes télévisés où l’on voit des jeunes délinquants de banlieue se livrer à des exercices en pleine campagne»1. Il n’est pas certain que ce contrôle social à la campagne soit toujours aussi fort que ce qu’il a pu être par le passé.

La mission d’information ne prétend pas trancher ces débats qui mériteraient des analyses sociologiques plus fouillées, dans le sillage des travaux de l’école de sociologie de Chicago (cf. encadré ci-dessous). Ils attestent cependant de la complexité des rapports entre les phénomènes de transgression et le contrôle social qui tente de les réguler.

Déviances primaire et secondaire : l’analyse des sociologues de l’école de Chicago

La sociologie invite depuis longtemps à distinguer la transgression du regard social porté sur cette transgression. C’est un thème qui a été particulièrement abordé par l’école de Chicago : dans les années 1950, Edwin Lemert a distingué l’étude de la déviance primaire (la transgression de la norme) de l’étude de la déviance secondaire (la reconnaissance et la qualification de cette déviance par une instance de contrôle social).

Les sociologues américains dits de la « seconde école de Chicago » ont approfondi l’étude de ce second volet : ils ont montré qu’une déviance reconnue comme telle suppose un processus de désignation ou de stigmatisation.

Ce processus peut se faire de façon formelle ou informelle. Le simple détournement du regard ou du corps constitue une stigmatisation.

Dès lors, le contrôle par l’individu de son image est un enjeu crucial. Erving Goffman2 insiste sur les innombrables adaptations que nous réalisons pour nous conformer à ce que les personnes avec lesquelles nous interagissons attendent de nous. Selon ces sociologues, la déviance peut ainsi devenir un rôle endossé par celui qui est victime de la stigmatisation des autres. Et, s’il persiste, ce rôle peut entraîner une modification de la personnalité de l’individu ainsi qu’une modification de ses relations sociales. Il entre alors progressivement dans une "carrière" de déviant »3.

1 Audition du 18 avril 2018.

2 Cf. son ouvrage La mise en scène de la vie quotidienne (Les éditions de minuit, 1973, pour la version française).

3 Ce développement s’appuie sur un article de Laurent Mucchielli, « La déviance : normes, transgression et stigmatisation », disponible via : http://laurent.mucchielli.free.fr/deviance.htm

b)Un profil-type du mineur enfermé ?

Si l’on examine maintenant le profil des mineurs qui font l’objet d’une mesure d’enfermement dans le cadre pénal, on peut discerner quelques traits communs, qui, sans épuiser l’infinie diversité des parcours individuels, permettent d’établir une sorte de « portrait-robot ».

Les échanges que la mission a pu avoir lors de ses visites dans les établissements pénitentiaires ou dans un CEF ont montré que certaines caractéristiques reviennent fréquemment quand on interroge les professionnels :

- ces mineurs ont souvent grandi dans une famille dysfonctionnelle - père absent, mère dépassée, souffrant souvent elle-même de troubles psychiques ou d’addiction ; ces adolescents grandissent ainsi avec de graves carences éducatives et affectives ; les éducateurs de la PJJ, voire les surveillants de prison, remplissent souvent auprès de ces jeunes une fonction parentale qui n’avait pas été assumée jusqu’à alors ; pour Mme Anne Devreese, directrice de l’école nationale de la protection judiciaire de la jeunesse (ENPJJ), entre 80% et 90% des jeunes délinquants ont en outre subi un traumatisme précoce ;

- des troubles du comportement fréquents, qui vont au-delà des troubles psychiques ordinaires liés à l’adolescence, prenant la forme d’une impulsivité, d’un manque de contrôle de soi, d’une faible résistance à la frustration débouchant rapidement sur des gestes violents ; le Dr David Sechter, de l’Association des secteurs de psychiatrie en milieu pénitentiaire (ASPMP), a évoqué l’importance des tendances abandonniques et narcissiques ;

- un état de santé souvent dégradé avec une addiction fréquente au cannabis entraînant une absence de motivation et perturbant les apprentissages, au point d’entraîner un décrochage scolaire précoce ; le Dr Sechter a mentionné, sur la population des mineurs détenus, un taux de consommateurs réguliers de cannabis de 25 %, contre 10 % dans la population générale ; la consommation de cannabis est presque toujours associée à la consommation de tabac, puisque 90% de ces mineurs sont fumeurs, et peut s’accompagner d’une consommation excessive d’alcool, souvent sous la forme de binge drinking1 ;

- la consommation de cannabis est classiquement associée à des syndromes amotivationnels, qui expliquent que ces jeunes aient du mal à définir un projet, et à des troubles de la concentration et de la mémorisation, qui obèrent tout apprentissage ; les mineurs enfermés ont généralement quitté le système scolaire autour de treize-quatorze ans et ont donc un très faible niveau d’instruction.

1 Le binge drinking consiste à consommer une quantité massive d’alcool en un court laps de temps.

Le Dr Damien Mauillon, de l’Association des professionnels de santé exerçant en prison (APSEP), a précisé que la consommation de médicaments - benzodiazépine, valium, lyrica - est un phénomène plus spécifiquement observé chez les mineurs non accompagnés (MNA) que chez les mineurs français.

3. La situation particulière des mineurs non accompagnés (MNA)

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