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« Que l’on soit incognito ou à découvert, la question de la perturbation de la situation par l’observateur n’est jamais réglée en une fois. Elle dépend aussi du mode de participation de l’observateur à la situation étudiée. En effet, l’observateur ne reste jamais complètement extérieur à la situation qu’il observe. »74

Dans les premiers temps de l’enquête, nous avons adopté la démarche de l’observation directe non participante. Assis au fond de la classe, nous n’intervenions à aucun moment et ne nous déplacions pas. Une des raisons de ce choix était de chercher à se faire oublier, à passer incognito, auprès du professeur comme auprès des élèves. La seconde raison était la recherche d’une objectivité la plus grande possible dans l’appréhension des pratiques enseignantes. Il a semblé, par la suite, que ces deux objectifs ont été atteints mais qu’ils trouvaient aussi leurs limites. Le temps passant, les élèves se sont habitués à notre présence, à tel point que certains enseignants nous rapportaient que lorsqu’il nous arrivait de ne pas assister à une séance, notre absence les questionnait : notre présence ou notre absence ne sont en fait jamais passées incognito. Le passage à l’observation participante s’est fait progressivement. Il a d’abord répondu à un besoin de l’enquête : il fallait récolter, d’une manière ou d’une autre, les productions écrites par les élèves dans le cadre de l’enseignement des faits religieux. Pour cela, il fallait que nous nous déplacions dans la classe, que nous regardions les travaux de chaque élève ou des élèves réunis en équipes (cette configuration variant selon les outils et dispositifs utilisés par l’enseignant). Dans le souci d’interférer le moins possible dans la situation de classe, cela consistait au départ à regarder par dessus l’épaule des élèves, à lire et                                                                                                                

73 Pour illustrer ce point, évoquons rapidement deux exemples. 1) Un cas extrême mais signifiant étant

par exemple le professeur qui emploiera, au cours d’une même séance, le pronom « nous » lorsqu’il abordera la catholicisme et le pronom « eux » en parlant des juifs, des musulmans ou des hindouistes, sans se rendre compte que ce faisant, il ne se situe plus dans un enseignement laïque des faits religieux, en transgressant son obligation de neutralité. 2) Un autre exemple est celui de la transformation de l’approche pédagogique par le contexte. Celle-ci apparaît de manière saillante lorsqu’un professeur des écoles nous explique s’être rendu compte, avec les attentats de 2015, de l’importance d’enseigner les faits religieux. Dans une autre classe, un professeur qui mettait en œuvre l’enseignement des faits religieux depuis novembre 2014 a suspendu pour un temps l’utilisation de son outil habituel, inventant un dispositif spécifique pour évoquer les attentats avec ses élèves.

74Anne-Marie Arborio, « L'observation directe en sociologie : quelques réflexions méthodologiques à

à noter les éléments qui nous apparaissaient utiles à l’analyse75. Cette mobilité de l’observatrice dans l’espace de la classe fut le premier perturbateur, ou du moins le premier déclencheur du passage à une observation participante, les élèves nous demandant alors ce que nous pensions de leur travail, s’ils avaient bien répondu ou non, etc. Tout au long de cette recherche nous n’avons jamais répondu directement aux questions des élèves : il semblait inopportun de le faire pour deux raisons majeures.

La première est d’ordre déontologique : en tant qu’observatrice extérieure, autorisée par le professeur à assister à la séance qu’il élaborait et mettait en œuvre, nous ne devions pas se substituer à lui. Nous étions, avec l’enseignant, le seul adulte présent dans la classe, ce qui poussait les élèves à nous identifier comme détentrice d’un savoir sur les thématiques qui étaient abordées, ce qui leur apparaissait d’autant plus évident qu’ils ne nous voyaient que lors de cet enseignement spécifique. S’il était aisé de comprendre les réactions des élèves, il était également assez facile de leur expliquer les raisons pour lesquelles nous ne répondrions pas à leurs questions. Experte ou non des thématiques de la laïcité et des faits religieux, telle n’était pas la question à se poser, du point de vue de nos interactions avec les élèves : nous n’étions pas là pour remplacer ou assister leur enseignant dans l’animation de la séance.

La deuxième est d’ordre pédagogique : lorsqu’un ou quelques élèves nous sollicitaient pour que nous les orientions dans leurs réflexions ou que nous évaluions leurs réponses, quand bien même l’enseignant nous aurait autorisée ou invitée à le faire, cela ne pouvait avoir lieu que si c’était au bénéfice de toute la classe, de chaque élève. Nous pouvons affirmer que, du point de vue des élèves, notre observation directe était le plus souvent non participante. Les quelques fois où elle fut participante, le professeur nous avait interrogée à voix haute, devant toute la classe : il était l’instigateur du passage à l’observation participante.

Citons à cet égard un exemple précis : un professeur des écoles assiste, dans le cadre de sa formation initiale à l’ESPE de Paris, à une présentation de L’Arbre à défis. Suite à cette formation,76 nous réalisons un entretien. L’enseignant souhaite utiliser l’outil dans sa classe de CM1 et accepte que je vienne observer les séances. Il me sollicitera à plusieurs reprises –                                                                                                                

75 Par la suite, nous avons fait le choix de photographier à la fin des séances ces productions écrites,

permettant non seulement une analyse plus approfondie a posteriori de ces travaux, une comparaison entre les productions d’élèves d’une même classe et de différentes classes, mais garantissant également une moins grande interférence avec la situation de classe.

mais toujours dans le cadre de rencontres préalables aux séances qu’il animera, hors de la classe et du temps scolaire – pour que nous l’orientions dans l’utilisation de l’outil. Il souhaite que nous lui fassions part, à partir de nos observations précédentes de son utilisation en classe, de la façon la plus simple de présenter les objectifs de l’enseignement des faits religieux et de cet outil spécifique à ses élèves, de l’entrée en matière la plus pertinente, du déroulé qui me semblait le plus cohérent et réalisable en terme de temporalité. Parfois, il nous sollicitera plutôt en fin de séance, pour que nous réalisions ensemble un « bilan », au cours duquel il nous demande ce qui nous est apparu pertinent ou non dans son utilisation de l’outil, dans les réponses qu’il apporte aux élèves.

Nous avons accepté de répondre à cette demande d’accompagnement, d’une part parce que nous nous sentions redevable vis-à-vis de cet enseignant qui « nous offrait » un terrain d’observation, mais aussi parce qu’il nous semblait que les termes de la négociation implicite étaient justes. Ce professeur ne nous demandait pas de prendre en charge à sa place l’enseignement des faits religieux, il témoignait d’un besoin d’accompagnement, qui intervenait toujours hors du temps de l’observation et de l’interaction. La troisième raison pour laquelle nous avons accepté d’accompagner cet enseignant tient au fait que nous avions déjà investi plusieurs autres classes l’année précédente, dans lesquelles des professeurs utilisaient cet outil et cela en observatrice non participante. Nous avions donc déjà récolté des données de ce point de vue spécifique, et entrepris une analyse de celles-ci qu’il nous semblait utile de mettre au service d’une optimisation de son utilisation, et plus largement de l’enseignement des faits religieux. La demande d’accompagnement était formulée selon des termes qui ne nous semblaient pas remettre en cause l’objectivité que garantit l’observation non participante comme l’explique Anne-Marie Arborio :

« L’implication de l’observateur dans la situation est aussi une condition pour rendre la présence de l’observateur moins pesante et pour lui permettre de se maintenir durablement sur le terrain. Ainsi, dans l’observation du travail […] se tenir en retrait lorsque l’un d’entre eux est en difficulté […] peut être pris pour une marque de distance, voire de mépris […] La participation n’a pas pour objectif premier d’éprouver ce que ressentent [les professeurs] en partageant leur condition mais plutôt de se faire accepter comme observateur – en donnant des gages de son intérêt ou de son sérieux, en compensant la surcharge objective ou l’embarras liés à sa présence… […] Quel que soit le rôle adopté, le plus décisif est d’alléger sa présence par une bonne volonté, une inscription dans les temps du travail ou de l’organisation étudiée et dans les pratiques collectives du groupe observé. »77

                                                                                                               

Cette demande d’accompagnement fournissait aussi l’occasion d’un changement de méthodologie qui pourrait justement s’avérer utile pour observer l’évolution des pratiques d’un enseignant en temps réel : comment allait-il interpréter, assimiler, mettre en œuvre ou non les orientations formulées ? Il a semblé que l’observation participante permettait de mettre à jour de nouveaux questionnements de recherche. Elle constituait une donnée même de l’observation : l’existence d’un outil peut être complétée d’un accompagnement à la mise en œuvre de l’outil78 et elle témoigne du fait que « l’enquête joue sur la norme de la réciprocité, sur le plaisir de rendre service, sur les règles du jeu des relations personnelles […] L’enquête est active, elle court le risque des interactions et des malentendus pour éviter celui des contresens et des surinterprétations. »79

En diversifiant les sources et en combinant les méthodologies, notre enquête s’inscrit dans le cadre d’une « ethnographie réflexive qui repose sur l’attention que porte l’enquêteur à sa position dans les univers indigènes, et à la traduction qu’il opère lorsqu’il intervient comme chercheur dans les univers académiques ou politiques. » 80

Le recours à l’enquête quantitative : une méthodologie complémentaire et

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