• Aucun résultat trouvé

Chapitre 2. Cadre conceptuel et modèle théorique

2.2. La présence dans un contexte de formation appuyé par le numérique

2.2.1. Le modèle théorique de la présence en e-learning (Jézégou, 2010b, 2012, 2013, 2014, 2019)

Depuis le début du 21e siècle, le modèle de la communauté d’apprentissage de cycle supérieur (Community of Inquiry), proposé par Garrison et al. (2000) a constitué le fondement théorique pour de nombreuses recherches sur les environnements d’apprentissage renforcés par des technologies. Selon les auteurs, une communauté d’apprentissage de cycle supérieur (CoA) est un groupe d’individus engagés à travailler en collaboration, à réfléchir, à discuter et à se questionner dans le but de favoriser la construction personnelle de sens et de confirmer la compréhension mutuelle d’un sujet (Garrison et Arbaugh, 2007).

Jézégou (2010b) a formulé certaines objections à ce modèle, notamment en lien avec les difficultés rencontrées pour vérifier l’hypothèse selon laquelle la présence favorise les apprentissages, fragilité qui avait été aussi dénoncée par Rourke et Kanuka (2009). Pour donner suite à la formulation de ces critiques, Jézégou a proposé un modèle de communauté d’apprentissage médiée par des technologies (Jézégou, 2012) émergeant de la présence qui se construit au sein de l’espace numérique de communication. Cette présence résulte de certaines formes d’interactions sociales entre les apprenants et entre ceux-ci et l’enseignant.

Le modèle de la présence en e-learning de Jézégou (2012) prend ses racines dans la perspective transactionnelle de l’action développée par Dewey et Bentley (1949) et dans l’approche européenne du socio- constructivisme portée par la psychologie sociale du développement cognitif (Perret-Clermont, 2002) issue de

39

l’École de Genève initiée par Piaget. Le premier fondement épistémologique met l'accent sur le fait que la collaboration est le facteur principal qui permet à un groupe de personnes de constituer une communauté. Cette perspective insiste sur les dimensions communicationnelles de l'action et sur la génération d’une solution créative face à une situation problématique. La deuxième assise du modèle, c’est-à-dire l’approche européenne du socio-constructivisme portée par la psychologie sociale du développement cognitif souligne l’importance des interactions sociales de confrontation, d’échange, de mise en commun et de négociation pour le développement cognitif (collaboration contradictoire).

Ces deux référents appuient l’hypothèse selon laquelle les interactions sociales, autrement dit, les transactions entre les membres d’un groupe dans le but de résoudre de façon conjointe une situation problématique, sont essentielles à la construction individuelle et collective de connaissances.

Jézégou (2012) s’est appuyée sur cette position commune pour soutenir théoriquement et modéliser les trois dimensions de la présence en e-learning qui structurent son modèle de communauté d’apprentissage. Ce modèle solidement étayé sur le plan théorique nous a inspiré pour construire un cadre de référence pour la présente étude. Ce modèle explique mieux l’idée selon laquelle, dans un contexte de collaboration médiée par des technologies, la présence favoriserait les apprentissages. Dans les sections qui suivent, nous allons analyser les trois éléments qui constituent ce modèle, c’est-à-dire la présence sociocognitive, la présence socioaffective et la présence pédagogique.

2.2.1.1. La présence sociocognitive

D’après Jézégou, la présence sociocognitive en e-learning résulte des transactions existantes entre les apprenants lorsque ces derniers se regroupent pour résoudre une situation problématique en collaborant à l’aide d’outils de communication synchrone ou asynchrone (Jézégou, 2010b, 2012, 2013, 2014, 2019). L’exécution conjointe et commune des activités scénarise les interactions sociales entre les membres du groupe, ce dernier pouvant émerger de façon spontanée ou être orchestré par l’enseignant. Au contraire de la première formulation de son modèle (Jézégou, 2010b) où l’auteure se référait à cette dimension par le nom de « présence cognitive », Jézégou qualifie désormais cette présence de « sociocognitive », afin de mettre l’accent sur son caractère social et sur son enracinement dans la théorie du conflit sociocognitif.

La présence sociocognitive est l’élément central de la pensée critique, cette dernière considérée, à la fois, comme un processus et comme un résultat majeur de l’enseignement dans les cycles supérieurs. Quatre phases de complexité croissante conforment la pratique d’enquête qui suppose le développement de la présence sociocognitive (Dewey, 1938). Premièrement, un évènement déclencheur permet aux participants de reconnaître un problème dans une situation inattendue, confuse ou inédite. Cette étape commence par la définition du problème : analyse de la situation, questionnement et délimitation. Deuxièmement, les apprenants

40

utilisent plusieurs sources d’information pour explorer le problème, échanger des idées et discuter des ambiguïtés. Ceci permet de formuler des hypothèses d’actions pour résoudre le problème. Troisièmement, les apprenants mettent à l’épreuve l’hypothèse retenue afin de vérifier sa validité dans le but de résoudre la situation problématique. Dernièrement, dans la quatrième phase ils évaluent les conséquences pratiques de l’expérimentation et redéfinissent la situation.

Une démarche collaborative visant la solution d’une situation problématique exige des transactions, soit des interactions entre les membres du groupe (Dewey et Bentley, 1949). Ces échanges comportent l’expression et la confrontation des points de vue divergentes, la délibération et la négociation, l’ajustement mutuel ainsi que la formulation des hypothèses et leur expérimentation. Ce sont ces interactions qui feront preuve de l’engagement des membres du groupe dans une véritable démarche de collaboration contradictoire. Dans un contexte de e- learning, ces transactions suscitent la création d’une présence sociocognitive dans l’espace numérique, nonobstant la distance géographique entre les membres de la communauté d’apprentissage.

La présence sociocognitive découle alors des transactions, soit des interactions de confrontation de points de vue, d’ajustement mutuel, de négociation et de délibération qui témoignent d’une collaboration entre les apprenants au sein d’un espace numérique de communication. Cette présence sociocognitive contribue à favoriser le développement d’une communauté d’apprentissage (Jézégou, 2012).

Selon Jézégou, l’impact sur les apprentissages d’une telle présence sociocognitive est proportionnel aux interactions que la communication asynchrone peut mobiliser. À ce sujet, l’auteure souligne l’importance que revêt le mode asynchrone dans une situation de collaboration en contraste aux communications éphémères qui ont lieu en mode synchrone, une idée qui avait déjà été évoquée par Garrison (2011) ainsi que par Henri et Lundgren-Cayrol (2003).

Pour Jézégou (2012), au-delà du fait que le mode asynchrone permet l’enregistrement des échanges, ce qui favorise leur consultation sans contraintes temporelles par les membres de la communauté, la communication en différé permet aussi aux membres du groupe de réfléchir et de structurer leurs pensées avant de les exprimer par écrit et les partager avec les autres. L’asynchronisme permet alors de créer des conditions temporelles favorables à la réflexivité, un avantage qui est présent de façon plus mitigée dans les communications en temps réel.

Les communications en mode asynchrone favorisent aussi la prise de conscience par l’apprenant du fait que sa perspective n’est pas la seule possible, mais qu’elle cohabite avec celles de ses pairs, et que cette pluralité incite à remettre en question ses schémas mentaux et ses procédés afin de construire de nouvelles

41

connaissances (Jézégou, 2012). La flexibilité temporelle rendue ainsi possible dans le déroulement de cette dynamique réflexive vient soutenir l’apprentissage (Garrison, 2011; Henri et Lundgren-Cayrol, 2003).

2.2.1.2. La présence socioaffective

Le respect réciproque est une condition nécessaire à la délibération, à la confrontation des divers points de vue et à la négociation, dans le but de résoudre de manière conjointe et commune une situation problématique. Ainsi, l’instauration d’un climat socioaffectif favorable aux interactions signifiantes est un élément crucial dans la perspective transactionnelle de l’action (Dewey et Bentley, 1949). Cette dernière converge avec la théorie du conflit sociocognitif sur un point : la perception des apprenants au sujet des confrontations détermine en grande partie la possibilité de décentration par rapport à leurs points de vue propres. Si les confrontations sont perçues comme étant constructives autant pour eux-mêmes que pour leurs pairs, cette décentration sera facilitée. Au contraire, celle-ci est difficile si les désaccords sont considérés comme des attaques personnelles.

La résolution du conflit sociocognitif est facilitée par un climat égalitaire, détendu, convivial, sympathique, bienveillant et respectueux des autres. Plus spécifiquement, un climat basé sur la symétrie de la relation sociale et l’aménité entre ses membres favorise la résolution du conflit sociocognitif qui émerge de la contradiction et promeut l’ajustement mutuel des sujets (Jézégou, 2012).

Plusieurs facteurs tels que le degré d’expertise, le statut socio-professionnel ou même l’âge peuvent déterminer la symétrie de la relation sociale. Bien que ces différences puissent être détachées de toute subjectivité, elles peuvent aussi dépendre des perceptions individuelles par rapport aux autres. Par conséquent, l’asymétrie dans une relation entre apprenants incite à la résolution du conflit par des facteurs sociaux plutôt que cognitifs. Autrement dit, la confrontation s’évite en retenant un point de vue au détriment des autres et en conservant chacun les points de vue propres. Force est de constater qu’une relation asymétrique compromet toute possibilité d’apprentissage (Jézégou, 2012).

Ainsi, dans le but d’atténuer les différences que les apprenants aperçoivent, il est nécessaire de réduire cette asymétrie par la création d’un climat de camaraderie et d’affabilité (Jézégou, 2012). Une dynamique de collaboration est facilitée lorsque les partenaires d’apprentissage sont capables d’exprimer leurs divergences sans agressivité. L’encouragement et le soutien réciproques ainsi que l’attention et l’empathie à l’égard des autres sont aussi des facteurs qui favorisent l’établissement d’un climat de collaboration (Charlier, Deschryver et Daele, 2002; Dillenbourg, Poirier et Carles, 2003; Henri et Lundgren-Cayrol, 2003).

La présence socioaffective en e-learning résulte des interactions sociales témoignant de la symétrie de la relation et de l’aménité entre les apprenants au sein d’un espace numérique de communication. Cette présence socioaffective contribue au développement d’une communauté d’apprentissage en ligne (Jézégou, 2012).

42

Eu égard aux aspects théoriques exposés plus haut, ces interactions, lesquelles conforment la dimension socioaffective de la présence, peuvent soutenir les transactions entre les membres de la communauté lorsqu’ils travaillent en collaboration pour résoudre une situation problématique par l’entremise des technologies de communication. Autrement dit, la présence socioaffective vient soutenir la présence sociocognitive. Jézégou (2012) considère cependant que la présence sociocognitive est un phénomène en soi, et qu’elle peut se manifester sans impliquer nécessairement le développement de transactions qui mobilisent une réflexion profonde.

2.2.1.3. La présence pédagogique

Le rôle du « facilitateur » revêt une importance de premier ordre dans le but de soutenir le développement des habiletés nécessaires à la collaboration. Selon Jézégou (2012), les interactions de l’enseignant avec les apprenants peuvent aider ces derniers au développement des compétences requises pour collaborer efficacement. En effet, de nombreux apprenants n’ont pas une disposition naturelle et automatique pour le travail en collaboration et les habilités cognitives, métacognitives et sociales nécessaires ne sont pas toujours au rendez-vous.

Bien qu’en principe de nombreux étudiants semblent être ouverts au travail en collaboration, bien souvent la création de liens sociaux ne fait pas partie de leurs préférences. En outre, pour la plupart d’entre eux la flexibilité associée à l’asynchronisme réside dans la possibilité de travailler de façon indépendante (Angulo et al., 2016; Brassard et al., 2016; Papi et Angulo, 2016, 2017; Papi et al., 2017, 2018, 2019; Papi et al., 2015). D’un côté, la collaboration demande de la part des apprenants une volonté de participer à un objectif commun, une certaine disponibilité et un engagement régulier (Poellhuber et Chomienne, 2006). D’un autre côté, elle implique certains efforts de coordination, d’animation et de modération afin d’augmenter les possibilités de réussite (Henri et Lundgren-Cayrol, 2003). La définition d’un cadre commun de travail, l’organisation des activités et l’encouragement des échanges entre les membres de la communauté d’apprentissage relèvent de la fonction de coordination (Jézégou, 2012). Pour que la collaboration soit possible, il faut éviter de s’imposer des règles de fonctionnement trop rigides. D’ailleurs, la proposition de travailler en collaboration n’incite pas per se les transactions entre les apprenants (Poellhuber et Chomienne, 2006), c’est pourquoi la fonction d’animation s’avère cruciale pour le succès de la communauté.

L’encouragement des interactions entre les partenaires d’apprentissage réfère à la fonction d’animation. Ici, la présence d’une personne-ressource est déterminante pour soutenir une réflexion profonde et fructueuse pour les apprenants. Le rôle d’animateur est essentiel en tout temps, mais il revêt une importance majeure dans les premières étapes de l’établissement de la communauté lorsque le sens d’appartenance n’est pas assez implanté (Jézégou, 2012).

43

La régulation des manières d’interagir dans un environnement numérique d’apprentissage est une action comprise dans la fonction de modération. Ceci implique l’encouragement à moduler les jugements de valeur et à contrôler les réactions, l’objectif étant de maintenir les tensions uniquement sur le plan cognitif et qu’elles ne transcendent pas les frontières des dimensions personnelle et sociale (Jézégou, 2012).

Ainsi, la présence pédagogique résulte des interactions sociales de coordination, d’animation et de modération que le formateur entretient avec les apprenants lorsque ces derniers ont à résoudre de façon commune et conjointe une situation problématique en utilisant un espace numérique de communication. Cette présence pédagogique contribue au développement d’une communauté d’apprentissage en ligne. De plus, elle peut soutenir les transactions entre les apprenants tout en favorisant un climat socioaffectif basé sur la symétrie de la relation sociale et sur l’aménité (Jézégou, 2012).

Jézégou (2012) souligne que les fonctions qui comprennent la présence pédagogique soutiendraient les deux autres dimensions de la présence. Néanmoins, l’auteure remarque que, comme la présence socioaffective, la dimension pédagogique est un phénomène en soi. Autrement dit, la présence pédagogique peut se manifester de façon indépendante. En effet, bien que de nombreux étudiants manifestent une certaine ouverture à collaborer, dans la plupart des cas, ils privilégient le travail indépendant pour des raisons motivationnelles ou méthodologiques (Jézégou, 2012), et ce, malgré les efforts de facilitation à la collaboration déployés par les enseignants-chercheurs et la promotion qu’ils font de cette approche.