D. Super consacre une grande partie de son travail de recherche à bâtir le concept de
« maturité vocationnelle» dans un contexte des années d’après-guerre. Il a fait évoluer ce
concept régulièrement jusqu’à la fin de sa carrière pour rester adapté à l’évolution de
l’environnement économique postmoderne. Ainsi, il a initié la notion d’adaptabilité, notion
reprise et développée par son successeur, Mark Savickas (1997).
La maturité vocationnelle est formulée par Super (1955) comme la capacité d’un individu à
faire face, à un moment donné, aux exigences de l’environnement et à ses attentes
personnelles. Pour passer d’un stade de développement à l’autre, l’individu doit résoudre d’un
certain nombre de tâches concrètes, appelées tâches développementales. Cette capacité est
d’abord fonction de l’âge du sujet. En effet, selon l’âge du sujet, cette tâche peut être le travail
sur la connaissance de soi ou sur des professions, la prise de décision ou la construction d’un
projet de carrière. Le niveau de performance de ces tâches peut-être alors comparé à celles
produites par d’autres sujets du même âge. Il dépend aussi des ressources (cognitives et
affectives) que l’individu peut mobiliser pour parvenir à cette résolution.
Super a aussi introduit la notion de rôle pour enrichir cette approche développementale.
L’individu occupe parallèlement plusieurs rôles en fonction de son âge, de la période de vie
dans laquelle il se situe (les termes utilisés par Super sont le temps de la vie et l’espace de
vie). Le rôle s’inscrit dans un processus de socialisation qui commence dans la famille et se
poursuit à l’école, puis au travail et à travers des relations interpersonnelles que l’individu
construit avec les personnes de son entourage. Ainsi, dans l’enfance, le rôle correspond
principalement à être l’enfant de ses parents puis l’élève dans l’institution primaire. Plus tard,
l’individu devient l’adolescent(e) dans sa famille, l’élève au collège et au lycée puis
l’étudiant(e) à l’université. Adulte, la tâche du sujet consiste à chercher un emploi, à se
positionne en tant que salarié(e) d’une entreprise ou responsable d’un service. Il ou elle,
85
parallèlement, devient le ou la fiancé(e) ou l’époux, l’épouse, père ou mère, responsable d’une
association etc.
Dans cette perspective développementale, le concept de rôle permet l’articulation entre
différentes sphères de la vie professionnelle et personnelle. Il constitue également l’un des
critères d’évaluation de la maturité vocationnelle : en appréciant le degré d’implication de la
personne dans tel ou tel rôle, il est possible d’appréhender la participation de l’individu, son
engagement et ses attentes. Trois composantes sont alors à prendre en compte dans cette
évaluation :
o une composante affective : qui correspond au degré d’engagement dans un rôle et les
attentes en termes de valeurs rendant compte du degré de satisfaction apporté par
chacun des rôles. L’engagement renvoie au le degré d’attachement de l’individu à l’un
ou à l’autre de ces rôles ;
o une composante cognitive : relative à la connaissance que la personne en a par rapport
à ce rôle ;
o et la composante comportementale qui représente la participation effective de la
personne dans un rôle précis.
Il s’agit d’une évaluation qualitative de l’ensemble de ces composantes qui permet de mettre
en évidence certaines variabilités intra et inter individuelles dans le développement de la
carrière (Salience Inventory (SI) de Nevill & Super, 1986).
La Figure 6représente les différents concepts clés de la théorie de l’arc-en-ciel de carrière de
Super. On y voit les cinq stades qui correspondent aux cinq âges de la vie partant de la
naissance et s’étalant jusqu’à la fin de vie. Les tâches colorées indiquent le degré
d’implication plus ou moins saillante (d’une personne) dans tel ou tel rôle en fonction de son
âge.
86
Les cinq stades de vie et de développement de carrière sont (Bujold & Gingras, 1989, p.
170-173) :
Le stade de la croissance : de la naissance à l’enfance (0 à 13 ans)
Le stade de l’exploration : c’est la période de l’adolescence (14 ans-18 ans). Le
développement de carrière se caractérise par la cristallisation (faire un choix), la
consolidation (rester fixé son choix, c’est aussi la confiance exprimée par la personne
dans sa préférence) et l’actualisation (se qualifier et obtenir un emploi) ;
Le stade de l’établissement : (de 25 ans à 35 ans) : l’adulte se consacre à obtenir un
emploi stable, régulier et à fonder une famille.
Et le stade du maintien et l’avancement : (de 40 ans vers 60 ans). Il s’agit de
consolider sa place au travail et de progresser dans l’occupation choisie.
Le désengagement (60 ans et plus) : l’individu se consacre de moins en moins au
travail et commence à préparer sa retraite (passer plus de temps pour les loisirs et
d’autres activités extra professionnelles).
Ces stades décrivent un déroulement linéaire d’une carrière qui se passe sur un rythme
temporellement identique au déroulement habituel de la vie. Les transitions d’un stade à
l’autre se succèdent d’une manière ordonnée et dans un cadre temporel bien défini. Elles sont
prévisibles et normatives.
Dans cette perspective de transitions normatives, la capacité à s’orienter tlv (CO tlv) peut être
appréhendée de manière sous-jacente au concept de maturité vocationnelle, dans le sens où
elle correspond à la capacité à résoudre des tâches développementales. Cette compétence à
s’orienter tlv se manifeste aussi à travers la manière d’être d’une personne : ce sont ses
attitudes, comportements et activités de préférence. Par exemple, pour l’adolescent, la
capacité à s’orienter se traduit à travers la capacité à résoudre des tâches relatives au stade de
l’exploration, à savoir, être capable de gérer son emploi du temps (se consacrant plus de
temps aux devoirs qu’aux loisirs, etc.
Par ailleurs, Super consacre une partie importante de ses travaux à ce stade de l’exploration
chez des adolescents. En effet, pour favoriser le comportement exploratoire des jeunes, il a
proposé un ensemble de méthodes et d’outils pour aider les spécialistes en orientation dans
leur travail d’accompagnement des jeunes en recherche d’un choix professionnel futur. Sa
théorie et sa méthodologie a largement inspiré des programmes éducatifs qui ont pour objectif
d’introduire des activités d’exploration du monde professionnel en milieu scolaire (visites des
entreprises, recherche des personnes- ressources et des stages etc.). L’idée de base est qu’une
87
meilleure connaissance du monde du travail contribue à faciliter l’orientation scolaire et
professionnelle des élèves, ces derniers ressentant une plus grande certitude par rapport à leur
carrière pour mieux se projeter dans l’avenir. L’exploration comprend trois dimensions : a) la
recherche des meilleures opportunités, b) l’utilisation de ses ressources et c) la participation
de l’individu. Le travail exploratoire pour ces jeunes en situation d’orientation permet de faire
des liens entre l’école et le monde du travail.
Nous pouvons poursuivre le même type de raisonnement concernant les autres stades qui
suivent l’adolescence. Pour l’adulte, les tâches développementales importantes sont celles qui
visent l’établissement ou le maintien de sa position dans un métier (stabilisation,
consolidation, avancements). La capacité à s’orienter consiste donc à confirmer sa position
dans l’organisation du travail, à mettre à jour ses compétences pour faire face à la
concurrence. Pour cela, il importe de s’investir régulièrement dans la formation et dans le
travail d’innovation.
Comme nous l’avons indiqué plus haut, la notion de maturité vocationnelle se définit comme
la capacité d’une personne à trouver de la cohérence dans ses différents rôles et de prendre
une décision adaptée, le moment venu, pour gérer sa carrière. Super parle plutôt de cohérence
entre différents concepts de soi et identités vocationnelles. Le premier correspond aux
représentations subjectives de la personne par opposition de la deuxième qui correspond au
portrait objectif du sujet en termes d’intérêts et de valeurs. La capacité à s’orienter signifie
donc l’aptitude à prévoir et à organiser différentes activités professionnelles et personnelles
afin de maintenir un certain équilibre entre différentes sphères de vie de construire une
certaine cohérence entre identités vocationnelles (externes) et concepts de soi
(représentations internes de soi). Ici, la capacité à s’orienter tlv est une notion abstraite et
globale qui renvoie à la fois à certaines manières d’être, des attitudes jugées « plus ou moins
matures », mais aussi aux comportements effectifs divers et variés que déploie un individu
pour résoudre différents répertoires de tâches qui jalonnent son parcours de vie et du travail.
Quant à l’évaluation du développement vocationnel, Super propose de considérer six éléments
présentés dans le Tableau 7 (Super, 1985).
88
I-Aptitude à
planifier
A. Autonomie
B. Perspective temporelle :
Réfléchir sur l’expérience passée
Prévoir l’avenir
C. Estime de soi
IV-Prise de décision A. Principes
B. Applications
C. Style
II-Exploration A. Recherche
B. Utilisation des ressources
C. Participation
V-Orientation vers la
réalité A. Connaissance de soi B. Réalisme quant aux
débouchés
C. Cohérence des préférences
D. Cristallisation des valeurs,
des intérêts et des objectifs
E. Expérience de travail
III-Information A. Le monde du travail :
Étapes de la carrière
Comportements devant diverses
situations
Structure professionnelle
Professions typiques (voir B)
Accès et moyens d’entrer
6. Débouchés
7. Tendances et changements
économiques
B. Le groupe de professions
préférées
1. Éducation et formation
2. Exigences pour débuter
3. Fonctions, méthodes, matériaux,
outils
4. Avancement, mutation, stabilité
5. Conditions de travail et
récompenses
6. Style de vie
7. Possibilités d’avenir
C. Rôles professionnels et autres
rôles
1. Importance relative du travail
2. Relations et interactions des
rôles
a) Supplémentaires
b) Complémentaires
c) Concurrentiels ou conflictuels
3. Débouchés multiples et rôles
visant la réalisation de soi
Tableau 7: Six éléments à considérer pour l’évaluation de la maturité vocationnelle (Adapté
de Super, 1985).
Notons qu’il existe de nombreuses études empiriques qui font référence au concept de
maturité vocationnelle telle que l’a définit Super et qui cherchent à clarifier ses relations avec
d’autres concepts tels que l’estime de soi ou le locus de contrôle (Fournier, Drapeau &
Thibault, 1995 ; Chevrier & Inostrosa, 1987 ; Gardner, 1981). Ces recherches soulignent la
89
difficulté de trouver une délimitation unanime du concept de maturité vocationnelle entre les
chercheurs (Crites, 1969 : Gribbons & Lohnes, 1964 ; Westbrook, 1971). Signalons que
Super, lui-même, a tenté de faire une synthèse de diverses évolutions depuis 1953 pour mieux
faire évoluer ce concept et mieux prendre en compte les interactions entre l’individu et son
environnement.
En effet, dans la dernière version de sa théorie présentée en 1990, Super a fourni « une
perception de la carrière dans une perspective à la fois contextuelle et développementale »,
(Bujold & Gingras, 2000). Il est important de noter que cette prise en compte des
changements du contexte se traduit par « l’introduction du concept d’adaptabilité à la
carrière en référence à la capacité d’adaptation nécessaire lors des périodes de
questionnement et de réorganisation qui se produisent au cours du développement de carrière
des adultes» (Bujold & Gingras, 2000, p. 99). Super et son équipe sont les premiers à réfléchir
sur la nécessité de remplacer le concept de maturité vocationnelle par celui d’adaptabilité en
carrière.
Avant d’aborder cette notion d’adaptabilité en carrière, nous continuons notre analyse sur l’un
des modèles qui met l’accent sur les différentes transitions d’un parcours professionnel,
transitions considérées comme difficile, voir comme un événement traumatisant pour
l’individu qui le subit. Il s‘agit du modèle de « 4 S » : le Soi, la Situation, le Soutien et les
Stratégies, proposé par Schlossberg et al., (1995).
Dans le document
Créativité, adaptabilité et compétences à s’orienter tout au long de la vie.
(Page 85-90)