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algérienne en métropole (1945-1963)

Chapitre 2- Le logement des familles algériennes en métropole, naissance

d’un problème

Dans un rapport commun adressé en 1954 au ministère de l’Intérieur, le préfet de police (PP) et le préfet de la Seine écrivent que le problème de l'habitat des « Nord-Africains » est « la caricature agrandie et déformée des problèmes de l'habitat du prolétariat français. Le logement semble être le problème essentiel posé par la population nord-africaine dans le département de la Seine »1. Juridiquement Français, les Algériens ne bénéficient pas des garanties d’accès à l’emploi et au logement accordées aux étrangers ayant reçu le visa de la direction départementale du Travail2. Par ailleurs, leur très faible scolarisation3 est à l’origine d’une faible qualification professionnelle, qui les condamne à de bas salaires. Les Algériens en métropole se trouvent ainsi dans une situation sociale inférieure non seulement à celle des ouvriers français mais aussi à celle des étrangers. Néanmoins, la construction du « problème nord-africain » en métropole est largement le fait de la préfecture de police qui a érigé les « Français musulmans d’Algérie » (FMA) en délinquants ou clochards pour justifier la création de services spécialisés, en réalité destinés à lutter contre le nationalisme4. C’est globalement la même stratégie qui conduit le ministère de l’Intérieur à constituer le logement des célibataires algériens comme problème.

Au milieu des années 1950, nombreux sont en effet les Algériens à résider dans des taudis et des baraques de bidonvilles. Le problème n’est pas neuf5, mais c’est face à la montée du nationalisme qu’une politique de construction de foyers est lancée à grande échelle, à la fois pour améliorer leurs conditions de vie et pour tenter de les soustraire à l’influence du FLN. Considérés par les services de police comme des bastions nationalistes, les bidonvilles

1 AN, F1a 5115. Assemblée de l'Union française, compte-rendu analytique, séance du 27 juillet 1954. 2

« Jouissant d’une stricte égalité des droits avec les Français nés en métropole, ils n’ont pu bénéficier, et ce malgré l’action des contrôleurs sociaux nord-africains présents dans les services extérieurs du MTSS, des conditions de logement et de salaire réservées aux travailleurs étrangers », Vincent VIET, La France immigrée : construction d’une politique, 1914-1997, Paris, Fayard, 1998, p. 175.

3 Cf. note n° 85 chapitre 1. L’alphabétisation de l’Italie et de l’Espagne est tardive par rapport à la France, mais on compte déjà environ 40% d’alphabétisés dans ces deux pays au début du XXe

siècle. La proportion de migrants espagnols et italiens alphabétisés est donc bien supérieure à celle des Algériens.

4 Emmanuel BLANCHARD, La police parisienne et les Algériens : 1944-1962, Paris, Nouveau Monde,

2011, pp. 5‑18.

5 Melissa K. BYRNES, French like us ? Municipal policies and north african migrants in the parisian Banlieues

(1945-1975), Dissertation, Georgtown University, 2008, 348 p ; Guillem FIGUERAS MOREU, « La paix et des

logements ou la guerre et des ruines »: les communistes dionysiens face à l’immigration algérienne

90 deviennent l’objet central de la politique de logement des Algériens, bien qu’ils n’abritent qu’une minorité de cette population. Cette politique, ainsi que les relations sociales entre résidents et personnels encadrant ont été étudiées avec précision, en particulier à travers le cas de la Sonacotral6.

Les 10 000 familles algériennes environ qui résident en métropole au début des années 1950 sont mal logées pour la plupart, mais c’est alors le cas de la plupart des familles ouvrières, qui plus est étrangères, après la Seconde Guerre mondiale. La crise du logement, engendrée par le vieillissement du parc, mais surtout par les destructions de la Seconde Guerre mondiale et la priorité donnée à la reconstruction industrielle, touche dans les années 1950 presque toutes les catégories sociales7. Il faut attendre 1953 pour que soit initié un plan de relance de la construction de logements sociaux et ses effets tardent à se faire sentir. Le logement des familles algériennes est cependant rapidement constitué comme un problème qui leur serait spécifique par l’administration et les « associations auxiliaires de l’ tat »8

, souvent d’inspiration chrétienne. Leurs schémas de pensée et leurs pratiques empruntent à la fois à la domination coloniale et à l’encadrement des classes populaires conçu à la fin du XIXe

siècle9.

Faute de sources directes sur les espaces et les formes de logement des familles algériennes dans les années 195010, nous nous sommes appuyés sur les sources présentées dans le premier chapitre pour nous faire une idée de leurs conditions de logement et surtout pour comprendre comment les associations spécialisées dans la population nord-africaine font émerger le problème du « mal-logement » des familles algériennes entre le début et la fin des

6 Du plus récent au plus ancien : Choukri HMED, Loger les étrangers « isolés » en France : socio-histoire d’une institution d’État : la Sonacotra (1956-2006), Thèse de doctorat de sciences-politiques, sous la direction de

Michel Offerlé, Panthéon-Sorbonne, Paris, 2006, 669 p ; Marc BERNARDOT, Une politique du logement : la

Sonacotra (1956-1992), Thèse de doctorat d’histoire, sous la direction d’Anne-Marie Guillemard, Panthéon-Sorbonne, Paris, 1997, 477 p. ; Mireille GINESY-GALANO, Les Immigrés hors la cité : le système d’encadrement

dans les foyers 1973-1982, Paris, L’Harmattan-CIEministère de l’Intérieur, 1984, 396 p. ; Abdelmalek SAYAD, « Le foyer des sans-famille », Actes de la recherche en sciences sociales, 1980, vol. 32, no 1, pp. 89‑103 ; Andrée MICHEL, Les travailleurs algériens en France, Paris, CNRS éditions, 1956, 238 p.

7 Georges DUBY et Marcel RONCAYOLO, Histoire de la France urbaine, Paris, Seuil, coll. « L’Univers historique », 1985, pp. 78‑79.

8 Marie-Claude Blanc-Chaléard désigne ainsi les associations qui ont vocation à fournir une aide sociale aux Algériens de métropole et fonctionnent grâce aux subventions distribuées par le ministère de l’Intérieur puis le FAS, qui sous-traitent en quelque sorte une prestation de service public, Cf. Marie-Claude BLANC-CHALEARD,

Des bidonvilles à la ville : migrants des trente glorieuses et résorption en région parisienne, mémoire d’HDR,

Université Panthéon-Sorbonne, Paris, 2008, pp. 77‑78. Ces associations ont été particulièrement étudiées par Amelia Lyons. Cf. Amelia H. LYONS, Invisible Immigrants : Algerian families and the French Welfare State in

the Era of Decolonization (1947-1974), Thèse de doctorat d’histoire, University of California, Irvine, 2004. 9 Isaac JOSEPH, Philippe FRITSCH et Alain BATTEGAY, « Disciplines à domicile : l’édification de la famille »,

Recherches, 1977, no 28, p. 347 ; Susan PEDERSEN, Family, dependence, and the origins of the welfare state :

Britain and France, 1914-1945, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, 478 p.

10

91 années 1950 (I). Une politique est peu à peu élaborée par les pouvoirs publics, toujours avec la collaboration des associations spécialisées. Cette politique est basée sur un certain nombre de conceptions qui empruntent à la fois aux questions sociale et coloniale (II). Le cas de la cité de transit, conçue comme un remède spécifique au problème de logement des familles « musulmanes », à partir d’héritages et expérimentations diverses, révèle les contradictions entre le discours des autorités et la pratique (III).

I. La construction du problème du mal-logement des familles algériennes (1945-1958)

Le rôle des associations spécialisées dans les « affaires nord-africaines » et du ministère de l’Intérieur dans le signalement, mais aussi dans la construction du problème du logement des familles algériennes apparaît très clairement. En effet, une partie des enquêtes concernant le logement des familles algériennes a été menée par des membres de ces associations auxiliaires11. Or ces institutions privées sont apparues dans les années 1950, avec le soutien du ministère de l’Intérieur qui a encouragé leur développement par des subventions. Elles sont en pratique le bras de l’administration, mais ce financement est officieux, de façon à ne pas décourager la venue des Algériens qui se méfient de l’administration française. Ces associations ont pour objectif de faciliter l’intégration des migrants algériens, dans un but à la fois social et impérialiste. En effet, d’une part, il s’agit de développer des structures pour faciliter l’accès des Algériens dans les services sociaux destinés à l’ensemble des citoyens français malgré les barrières bureaucratiques, de langues, de distance ; et d’autre part il s’agit de favoriser la cohésion de l’empire colonial français face à la remise en cause de l’ordre colonial. Leur objectif est aussi plus largement de « civiliser » les Algériens12. C'est-à-dire qu’il s’agit de les faire entrer dans la modernité, entendue comme équivalent de la civilisation occidentale, dans la continuité de l’action menée par les missionnaires chrétiens en Afrique et notamment en Kabylie13. Beaucoup de ces associations (il en existe environ 140 en 1958) sont en effet nées dans le sillage de la tradition du catholicisme social. Le Père Ghys, un père blanc, est décrit comme « la figure la plus influente dans le champ des services liés aux

11 Les enquêtes en question sont résumées dans le document n° 1 en annexe.

12 Amelia H. LYONS, « Invisible Immigrants : Algerian families and the French Welfare State », op. cit.

13 Karima SLIMANI-DIRECHE, Chrétiens de Kabylie, 1873-1954: une action missionnaire dans l’Algérie

92 musulmans pendant la décolonisation »14. Il a fondé en 1947 l’AMANA (Assistance morale et aide aux Nords-africains) qui s’occupe d’alphabétisation, en 1951 le Service Social Familial Nord-Africain (SSFNA) avec le docteur Barthe, médecin-chef au Gaz et Électricité de France pour s’occuper des premières familles qui arrivent en métropole15

et enfin les ESNA (études sociales africaines) qui produisent des études sociologiques et publient les Cahiers nord-africains et les Documents nord-nord-africains16. L’Aide aux Travailleurs d'Outre-Mer (ATOM), fondée en 1947 à Marseille, apparaît comme la plus investie dans la collaboration avec les ESNA. Son directeur est Louis Belpeer. Sa femme, elle-même d’origine algérienne, est membre de l’association également. L’ensemble de ces associations encourage au début des années 1950 l’installation des familles algériennes en métropole, car elles sont considérées comme un facteur de stabilisation des travailleurs. Surtout, l’arrivée de nouvelles familles légitime et renforce leur propre existence aux yeux de leur pourvoyeur de fonds, le ministère de l’Intérieur. Mais pour apparaître comme des acteurs indispensables, les associations en question ont intérêt à développer un domaine d’expertise. La question du logement, pour laquelle il y a alors beaucoup à faire, émerge rapidement comme une préoccupation centrale des associations.

Les enquêtes en question, rapportées dans les « Travaux et documents » de l’INED et les Cahiers nord-africains, présentent des données qui éclairent ponctuellement la situation du logement des familles algériennes mais surtout elles donnent lieu à une forme de critique indirecte de l’implantation urbaine des familles algériennes (1). Par ailleurs, le ministère de l’Intérieur intervient plus directement dans la définition des formes du « mal-logement », à partir de critères largement arbitraires (2). En pratique, les conditions de logement des familles algériennes sont pourtant proches de celles du reste de la classe ouvrière (3).

1- Les territoires des familles algériennes en région parisienne

La banlieue parisienne est depuis l’entre-deux-guerres un espace qui attire fortement la population étrangère. Comme le reste de la population ouvrière, elle est souvent contrainte de

14 Amelia H. LYONS, « Invisible Immigrants : Algerian families and the French Welfare State »,

op. cit., pp. 104‑106.

15 Faïza MAHJOUD-GUELAMINE, Le rôle des services sociaux spécialisés dans la gestion pratique et symbolique de l’immigration en France : l’exemple du SSAE et du SSFNA, 1920-1980, Thèse de doctorat d’histoire sous la direction de Maryse Tripier, Université Paris Diderot - Paris 7, Paris, 1997, 340 p. ; Amelia H. LYONS, « Genre et décolonisation: le cas du Service social familial nord-africain », in Politique et administration du genre en

migration : mondes atlantiques, XIXe-XXe siècles, Paris, France, Publibook, 2011, pp. 133‑150.

16 Philippe DEWITTE, « 1950-2000. Des Cahiers nord-africains à Hommes et Migrations », Hommes et

93 quitter le centre-ville pour être mieux logée en banlieue, d’autant que les propriétaires parisiens ont tendance à rejeter les familles. C’est ainsi que les Italiens, qui demeuraient pour les trois quarts d’entre eux à Paris en 1911, sont 70 % à vivre au-delà des fortifications en 193117.

Les travailleurs algériens isolés sont très présents dans Paris intra-muros, au sein des hôtels-meublés, au début des années 1950. Qu’en est-il des familles ? Les sources dont nous disposons permettent de faire quelques hypothèses.

a- Répartition des familles algériennes en région parisienne : Paris ou banlieue ?

Environ un tiers des familles algériennes de métropole réside en région parisienne au cours des années 1950. Elles étaient 31 % à résider dans la Seine en 195318. En 1956, 4500 familles résident en région parisienne19 sur 13 000 environ en métropole, soit 34%. En 1959 il est question de 5 000 familles environ uniquement dans le département de la Seine20 pour 16 000 familles au total en France, soit 31%. Nous pouvons donc parler d’une répartition stable à l’échelle nationale. En revanche, la répartition de ces familles entre Paris et sa banlieue est mal connue.

Les archives de la préfecture de police permettent d’analyser la répartition de l’ensemble de la population algérienne, très majoritairement masculine.

Tableau 2--1: Répartition de la population algérienne à Paris et en banlieue-Seine (1952-1958)

Année Nombre d’Algériens

recensés à Paris

Nombre d’Algériens

recensés en banlieue-Seine total

1952* 39000-45000 39000-43000 78000-88000

1955** 40000-41000 46000 86000-87000

1958*** 63800 79700 143500

Source* : APP, Ha 7, Rapport sur la population africaine de Paris et du département de la Seine, 1952.

Source ** : APP, Ha 8, 4519, Étude de la population nord-africaine à Paris et dans le département de la Seine, 1955.

Source *** : APP, Ha 8, 4519.0, Présence nord-africaine dans le département de la Seine, cartes et plans (1958), nombre approximatif de FMA résidant dans le département de la Seine, imprimé en août 1958.

17 Judith RAINHORN, « Paris, New-York: deux « Petites Italies » dans l’entre-deux-guerres, éléments pour une comparaison transatlantique. », in Les Petites Italies dans le monde, Rennes, PUR, 2007, p. 47.

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Cf. chapitre 1.

19 AN, F1a 4813. Les NA dans la région parisienne, position du problème social musulman en métropole dans le cadre de la politique gouvernementale à l’égard de l’Algérie, s.d. [1956 environ].

20 CAC 19770391 art. 6. Habitat-Études I, Recasement des familles habitant en bidonville, mesures prises pour obtenir des sociétés HLM l’admission d’un pourcentage suffisant de locataires musulmans, s.d. [1959].

94 Alors que les Algériens sont répartis de façon équivalente entre Paris et la banlieue au début des années 1950, ce tableau montre une évolution qui conduit une petite majorité d’Algériens à résider en banlieue à partir de 1955 environ, puis une majorité plus large à partir de 1958, signe peut-être d’une saturation progressive des espaces d’accueil centraux. À Paris, les Algériens sont installés en masse dans les anciens arrondissements ouvriers du nord-est, en particulier dans les quartiers de la Goutte d’Or, de la Villette et de Belleville ; et ceux du sud (Quartier de la Gare dans le 13ème arrondissement et Grenelle dans le 15ème)21. Mais ils sont aussi implantés dans le centre, qui n’a pas encore été rénové : c’est notamment le cas dans le nord du Marais et autour de la Place Maubert. Les Algériens sont en fait partout en petit nombre, mais seuls les « beaux-quartiers » n’accueillent aucun pôle de concentration.