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l’immigration algérienne en métropole (1955-1965)

Encadré 3-2 Les bidonvilles algérois

Bien que peu de familles des bidonvilles de Nanterre soient passées par les bidonvilles algérois, il est intéressant de les présenter rapidement, afin de fournir des éléments de comparaison entre situation coloniale et contexte métropolitain. Les bidonvilles d’Alger ont été étudiés en particulier par une équipe de sociologues composée de Jean-Claude Reverdy, Robert et Claudine Descloîtres au début des années 1960, à partir du recensement mené en 1954 par le Service de statistique générale d’Algérie. Avant cela, Jean Pelletier avait rédigé un article sur le sujet en 1955114.

41 000 baraques de bidonvilles sont recensées dans les communes urbaines algériennes en 1954115. 210 000 « musulmans » vivent alors dans ces baraques, soit un sur sept ou huit. L’agglomération d’Alger réunit à elle seule 86 000 personnes en bidonville réparties dans 15 000 baraques. Un tiers des « musulmans » de l’agglomération d’Alger vivent ainsi en bidonville. Les plus grands sont ceux à l’intérieur d’Alger et de sa banlieue : Hussein-Dey et Maison-Carrée116. Enfin, dans la commune même d’Alger, 35 000 « musulmans » vivent en bidonville en 1954, sur 162 000 au total, une réalité qui touche donc 22% de la population colonisée habitant la ville117. Selon Jean Pelletier, en 1955, il existe 109 bidonvilles à Alger, qui vont de petits rassemblements de 4 à 5 baraques aux 10 000 habitants de Mahieddine.

Pour le géographe Marc Côte, « les bidonvilles des années 1960 et 1970 étaient ceux de la pauvreté »118. Le développement des bidonvilles algérois tient en effet en grande partie au chômage massif qui touche les migrants ruraux venus s’installer en ville. Incapables de payer un loyer, ils rejoignent les bidonvilles. Jean-Claude Reverdy qualifie quant à lui à l’époque la population des bidonvilles d’Alger de « sous-prolétariat » : « La nature même de leurs activités place d’emblée les travailleurs musulmans au dessous du niveau moyen de la population active algéroise »119. Il faut pourtant faire la différence entre deux types de bidonville. Jean de Maisonseul, architecte-urbaniste, distingue ainsi les « bidonvilles de luxe » – établis depuis longtemps dans le centre d’Alger, et dont les habitants sont insérés à

114 Robert DESCLOITRES, Jean-Claude REVERDY et Claudine DESCLOITRES, L’Algérie des bidonvilles, op. cit. ;

Jean-Claude REVERDY, Recherche sur les attitudes du sous-prolétariat algérien à l’égard de la société urbaine,

Aix-en-Provence, CASHA, 1963 ; Jean PELLETIER, « Un aspect de l’habitat à Alger : les bidonvilles », op. cit. Jim House mène actuellement une recherche sur les bidonvilles d’Alger et de Casablanca.

115 Robert DESCLOITRES, Jean-Claude REVERDY et Claudine DESCLOITRES, L’Algérie des bidonvilles, op. cit.,

p. 27. 116

Ibid., p. 65. 117

Ibid., p. 63.

118 Marc COTE, L’Algérie ou l’Espace retourné, Paris, Flammarion, coll. « Géographes », 1988, p. 226.

119 Robert DESCLOITRES, Jean-Claude REVERDY et Claudine DESCLOITRES, L’Algérie des bidonvilles, op. cit.,

189 l’activité économique, comme Mahieddine, Nador Scala ou ceux du quartier du Clos-Salembier –, des bidonvilles périurbains récents de Maison-Carrée et Hussein Dey qui rassemblent une large population de chômeurs. Les habitants des bidonvilles privilégiés sont pour la plupart salariés. À Mahieddine vit ainsi une importante population de dockers et de portefaix120, à Nador-Scala, les hommes travaillent aux Halles, comme ouvriers, chiffonniers, cireurs, porteurs. On trouve même des catégories plus élevées : « Dans les bidonvilles habitent des familles de petits employés de mairie, des employés au CFA (chemin de fer algérien), des dockers professionnels, des femmes et des enfants dont le père et le mari travaillent en France »121. Les familles en question ont des revenus réguliers : « Elles peuvent pourtant payer des loyers décents ; et elles en paient même dans ces baraques. […] Les baraques ont été construites par des "caïds des bidonvilles" qui les louent à un prix élevé, exigeant des pas de porte sur des terrains qui ne leur appartiennent pas. Les loyers étaient en moyenne de 800 à 1000 frs, jusqu’à 2000 frs par mois »122

. En novembre 1948 à Mahieddine, 68 personnes possèdent 394 baraques et encaissent 1,7 millions de francs de loyer par an123. Beaucoup de bidonvilles sont construits sur des terrains dangereux n’appartenant à personne, sur des terrains municipaux non constructibles, sur des parcelles faisant l’objet de procédures juridiques complexes (c’est le cas de Mahieddine), ou enfin sur des emplacements privés et dans ce cas un loyer est versé aux propriétaires du terrain. D’ailleurs au Clos-Salembier, bidonville du centre d’Alger, lors de la prise en main du terrain par une SAU en 1956, les baraques sont numérotées, les habitants fichés, et la perception des loyers par les caïds interdite. Dans les premiers temps, ces bidonvilles ne disposent d’aucun équipement sanitaire : ni lieu d’aisance, ni eau, ni électricité. De rares fontaines sont installées à partir des années 1950 par la municipalité. Mais la situation s’améliore un peu par la suite : à Nador-Scala, en 1961, des égouts sont creusés et le ramassage des ordures est organisé. Au Clos-Salembier, des travaux d’assainissement ont lieu : égouts, fosse septique, silos à ordure et fontaines sont aménagés selon un officier124.

Les structures socio-politiques sont en revanche très développées : à Mahieddine une police interne au bidonville, des quartiers commerçants, une mosquée, trois écoles coraniques, des marchands d’eau facilitent la vie des habitants, qui reçoivent également la visite de vendeurs ambulants et de colporteurs. Deux prêtres ouvriers y habitent. Selon Reverdy, on y trouve aussi prostituées et tripots125. Surtout, des « "Comités de défense du quartier" [sont] chargés de défendre les intérêts des habitants et de revendiquer auprès de la municipalité l’installation d’égouts, de canalisation d’eau, l’éclairage des principales voies, la construction de dispensaires ou de centres sociaux »126.

Une exception cependant dans ce constat d’une relative déconnexion des expériences en bidonville coloniales et métropolitaines : les familles originaires d’El Oued sont

120 Ibid., p. 67.

121 Jean PELLETIER, « Un aspect de l’habitat à Alger : les bidonvilles », op. cit., pp. 283‑284. 122 Ibid.

123 Robert DESCLOITRES, Jean-Claude REVERDY et Claudine DESCLOITRES, L’Algérie des bidonvilles,

op. cit., p. 68.

124 CAC 20000046 art. 161, « Les bidonvilles et leur résorption : perspectives de promotion humaine. L’expérience du Clos-Salembier », Capitaine Courbon, SAU du Clos-Salembier, mémoire du CHEAM, 1960, p. 13.

125 Robert DESCLOITRES, Jean-Claude REVERDY et Claudine DESCLOITRES, L’Algérie des bidonvilles,

op. cit., p. 70.

126

190 nombreuses à être passées par Tunis où elles ont souvent résidé en bidonville, avant de partir vers la France127. Les bidonvilles tunisois sont également très importants dans les années 1950128. Les témoins guemaris passés par Tunis sont en effet plusieurs à avoir résidé dans le quartier du Djebel Djelloul, en grande partie auto-construit. La plupart ne déclare toutefois pas spontanément qu’il s’agissait d’un bidonville. Par ailleurs, une grande partie des familles originaires du Maroc est passée par les bidonvilles de Casablanca (en dehors de celles venues d’Oujda, à la frontière algérienne) avant d’arriver à Nanterre. Neuf familles marocaines sur 51 de la base Monique Hervo disent avoir habité précédemment en bidonville, soit environ 20%. Mais on trouve dans ses archives un témoignage qui laisse entendre que la proportion est beaucoup plus élevée : « Tous ceux qui sont ici, il faut pas croire qu’ils vivaient dans de bons logements. Ils sont toujours passés par les baraques du bidonville de Casa, il est immense ». Monique Hervo s’interroge alors : « Combien de familles ont-elles caché ceci ? Même celles qui m’étaient les plus proches, c’est incidemment et bien plus tard que j’apprendrais leur passage déjà dans un bidonville au pays, surtout pour les Marocains dont l’immigration ne venait pas directement du bled mais passait par une grande ville du Maroc avant d’atterrir ici »129.

Une différence de taille apparaît donc entre les familles algériennes et les familles marocaines et tunisiennes : alors que les premières viennent pour la plupart directement de leur village d’origine, les secondes ont déjà une expérience urbaine, qui plus est une expérience des logements urbains auto-construits.

La diversité des parcours qui mènent au bidonville conduit à penser que les familles concernées n’appartiennent pas toutes au même milieu d’origine. En effet, à partir de 1958, l’arrivée de familles algériennes toujours plus nombreuses conduit sans doute à leur rejet de plus en plus important du parc ordinaire. Face à la difficulté de se loger, des familles de conditions différentes se trouvent rejetées au bas de l’échelle de l’habitat. Pour certaines, le bidonville est la seule perspective envisagée, tandis que d’autres ne s’y résolvent que faute de

127

Brahim Benaïcha le confirme : « Généralement, ceux qui viennent de Tunisie ont déjà habité un bidonville ». Brahim BENAÏCHA, Vivre au paradis, op. cit., p. 39.

128 Claude LIAUZU, « Un aspect de la crise en Tunisie : la naissance des bidonvilles », Revue française d’histoire

d’outre-mer, 4ème trimestre 1976, LXIII, no 232-233, pp. 606-621. La majorité des habitants des bidonvilles sont des Tunisiens, voire des Tunisois, mais on trouve aussi des migrants. 50 000 personnes habitent les bidonvilles de Tunis en 1946. Cf. aussi Paul SEBAG, « Le bidonville de Borgel », op. cit.

129 IHTP, fonds Monique Hervo, dossier de famille n°1. Cette étape par une grande ville nationale avant de changer de pays est un trait caractéristique des migrations rurales sur lequel insistent de plus en plus les recherches. Le cas des familles algériennes qui viennent directement du « bled » est à cet égard plus atypique qu’on ne le dit généralement.

191 mieux et cherchent sans doute à en sortir au plus vite. Dans la base Monique Hervo, la durée du séjour au bidonville de La Folie est renseignée dans 147 cas sur 182. Sa durée moyenne est de sept ans et demi et la médiane est à 8 ans. Mais 24 familles seulement ont demeuré trois ans ou moins au bidonville. 66 y sont restées de 4 à 8 ans, et 57 de 9 à 16 ans. Le bidonville apparaît ainsi avant tout comme un espace d’installation durable pour ces familles qui ne trouvent pas de logement par elles-mêmes et ne se voient pas proposer de relogement. Il faut cependant souligner le biais induit par les archives de Monique Hervo, qui surreprésentent les familles restées longtemps à la Folie. Cette question mériterait donc de plus amples recherches. Quoiqu’il en soit, une fois sur place, la stabilité du séjour des familles dépend en grande partie de leur situation économique.

3- La situation socio-économique des habitants

En dehors du cas des commerçants, particulier car « un peu au dessus des ouvriers », le peuplement des bidonvilles est généralement présenté comme socialement homogène, la solidarité de classe venant consolider les solidarités régionales130. Or si les habitants des bidonvilles appartiennent de fait presque tous à la classe ouvrière, il convient de faire émerger les différents sous-groupes qui la composent. Ces positions se reflètent dans les modalités de logement, qui contribuent à définir les hiérarchies au sein des bidonvilles.

a- Les ouvriers algériens des bidonvilles, un sous-prolétariat ?

Les habitants des bidonvilles sont fréquemment assimilés au sous-prolétariat. Ainsi, en 1966, Le Monde consacre une série s’articles à la population des bidonvilles sous le titre « Bidonvilles et sous-prolétariat urbain »131. De nombreux chercheurs considèrent également que les habitants des bidonvilles métropolitains relèvent uniformément « de la condition du sous-prolétariat »132. Or la notion de sous-prolétariat, telle qu’elle est définie par Karl Marx au XIXe siècle, renvoie à « une masse nettement distincte du prolétariat-industriel, pépinière de voleurs et de criminels de toute espèce, vivant des déchets de la société, individus sans métier

130 Cf. la citation de Brahim Benaïcha, p. 178.

131 Jean Couvreur « Bidonvilles et sous-prolétariat urbain », Le Monde, 1er - 8 juin 1966. 132

Abdelmalek SAYAD et Éliane DUPUY, Un Nanterre algérien, terre de bidonvilles, op. cit., 97. Cf. aussi Myriam TSIKOUNAS, « A l’écran, les bidonvilles », in Jacques GIRAULT (dir.), Ouvriers en banlieue, XIXe-XXe

siècle, Paris, Editions de l’Atelier, 1998, pp. 262‑280 ; Ralph SCHOR, « L’opinion française et les immigrés nord-africains : l’image d’un sous-prolétariat », in Charles-Robert AGERON (dir.), Approches des mutations

sociales et de la politisation au Maghreb, Nice, Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine, 1981, .

C’est aussi sur l’exemple des bidonvilles de Nanterre que Jeanne Lazarus s’appuie dans son article pour parler de la persistance du sous-prolétariat dans la France des Trente glorieuses. Cf. Jeanne LAZARUS, « Les pauvres et la consommation », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 2006, vol. 91, no

192 avoué, gens sans aveu et sans feu, différents selon le degré de culture de la nation à laquelle ils appartiennent, ne démentant jamais le caractère de Lazzaroni »133. Dans les années 1950, Jean Labbens, proche de l’abbé Wresinski, le fondateur d’ATD quart-monde, définit la condition sous-prolétarienne par la misère et le dénuement d’individus qui ne sont pas qualifiés, dont le statut est souvent précaire, les revenus irréguliers : les sous-prolétaires sont sous-employés, changent très fréquemment d’entreprise, sont en congé longue maladie ou bien encore ont été victimes d’un accident du travail et ne touchent pas de pensions134

. Au-delà de cette définition économique, on y associe également une déchéance « morale » : alcoolisme, vol, addiction au jeu font partie de la panoplie du sous-prolétaire. Dernier élément fréquemment convoqué : l’absence de conscience de classe et d’organisation politique. Une étude approfondie de la situation socio-professionnelle des chefs de familles algériens et de leurs revenus montre que les habitants des bidonvilles de Nanterre ne cadrent guère avec cette définition.

Du point de vue de l’accès au marché du travail, la situation des chefs de famille des bidonvilles est contrastée. Le tableau suivant donne un ordre d’idée de la population employée pour l’année 1959 :

Tableau 3-4: Activité des chefs de familles du bidonville du Petit-Nanterre (1959)

secteur 1 % secteur 1 secteur 2 % secteur 2 secteur 4 % secteur 4

Accident du travail 1 2,1 2 3,8 1 2,0

Congé maladie 4 8,5 4 7,5 10 20,4

Chômage 12 25,5 8 15,1 8 16,3

En activité 30 63,8 39 73,6 30 61,2

Total général 47 100 53 100 49 100

Source : AN, F1a 5120. Enquêtes Nanterre-Argenteuil, Enquêtes sur les bidonvilles de Nanterre (1959),

Éléments d’étude sociologique sur le bidonville du Petit-Nanterre.

Un tiers environ des chefs de famille du bidonville du Petit-Nanterre ne travaille pas lors du recensement effectué par Claude Huet en 1959. Parmi eux, on compte une grande partie de chômeurs, mais aussi, en particulier dans le secteur 4, de travailleurs en congé maladie. Selon Claude Huet, la plupart de ces chômeurs sont des travailleurs relativement qualifiés qui ne trouvent pas d'emploi dans leur secteur, des manœuvres qui recherchent régulièrement du travail ou encore des inscrits au chômage qui exercent en réalité une activité au bidonville. La dangerosité et la pénibilité des emplois occupés par les étrangers en général expliquent le taux très élevé de congé maladie. De ce point de vue, on pourrait donc rattacher ces ouvriers

133 Karl Marx, Les Luttes de classes en France, Éditions sociales, Paris, 1948, p. 53. C’est Marx qui souligne. 134 Ce sont certains des traits décrits par Jean LABBENS, La Condition sous-prolétarienne, l’Héritage du passé,