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C HAPITRE 2 – H ISTOIRE DES SCIENCES DU CLIMAT : VERS UNE MULTIDISCIPLINARITE

IV. Vers une multidisciplinarité assumée

1. Le Giec : expertise scientifique officielle

Le Groupe d’Experts Intergouvernemental sur l’Evolution du Climat, créé en 1988 par l’Organisation Météorologique Mondiale (OMM) et le Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE), est un organe intergouvernemental ouvert à tous les pays membres de

ces deux organisations. Chaque gouvernement dispose d’un agent de liaison qui coordonne au niveau national les activités ayant rapport au Groupe. Diverses organisations internationales, intergouvernementales et non gouvernementales participent également aux travaux du Giec. Le Giec a pour mission d’évaluer, sans parti pris et de façon méthodique, claire et objective, les informations d’ordre scientifique, technique et socio-économique nécessaires pour mieux comprendre les fondements scientifiques des risques liés au changement climatique d’origine humaine, cerner plus précisément les conséquences possibles de ce changement et envisager d’éventuelles stratégies de mitigation, d’adaptation et d’atténuation. Ses évaluations sont principalement fondées sur les publications scientifiques et techniques dont la valeur scientifique est reconnue par le principe de comité de lecture12. L’une des principales activités du Giec consiste à procéder, à intervalles réguliers, à une évaluation de l’état des connaissances relatives au changement climatique. Le Giec élabore des rapports spéciaux et des documents techniques sur des sujets qui nécessitent des informations et des avis scientifiques.

Cette organisation intergouvernementale est composée de trois groupes de travail, chacun d’entre eux étant chargé de réunir et évaluer les connaissances acquises dans un domaine spécifique des sciences climatiques lors des quatre à cinq années écoulées ou en cours. Il est important de souligner que le travail d’état de l’art effectué par les scientifiques bénévoles du Giec respecte la temporalité relative à la recherche scientifique, puisqu’elle exécute ses rapports tous les quatre à cinq ans, délai minimal pour obtenir une recherche aboutie. Les instances politiques et sociétales en attente de ces rapports souhaiteraient voir leurs délais de production écourtés à une année, respectant ainsi plus la temporalité politique relative au calendrier électoral notamment, et la temporalité médiatique, beaucoup plus réduite selon les médias en question, se focalisant plus volontiers sur la semaine, voire la journée, parfois même l’heure ou la minute selon les événements. Nous l’avons dit, les médias se focalisent sur un temps événementiel, avançant au gré de l’actualité.

Le premier groupe rassemble les études relatives au climat et à la biosphère d’un point de vue physique et chimique. Il aide à la connaissance des principes physiques de l’atmosphère, dans sa constitution et dans sa circulation, c’est-à-dire dans les échanges gazeux que l’atmosphère opère avec les quatre autres éléments constituant le système climatique. Lors de l’édition des premiers rapports, la part belle était faite au travail du premier groupe. Cela correspondrait au moment pédagogique de l’explication du phénomène climatique, afin d’en avoir une bonne compréhension. Le premier groupe s’intéresse également à l’évolution du climat

12 Peer review en anglais. Informations relatives au Giec issues de site internet

par l’entremise de la discipline paléoclimatologique, afin de définir l’évolution actuelle qui semblerait entrer dans une certaine norme construite dans le temps, et celle qui sortirait de cette norme.

Le deuxième groupe de travail s’occupe des questions concernant la vulnérabilité des systèmes socioéconomiques et naturels aux changements climatiques, les conséquences négatives et positives de ces changements et les possibilités de s’y adapter13. Ce groupe, par nature multidisciplinaire, mêle des disciplines et sciences issues du vivant comme du social, puisque sa définition pose au même niveau les systèmes socioéconomiques et les systèmes vivants de type écosystèmes. Il se développe de plus en plus au fil des parutions, mais, à l’inverse du premier groupe, ne peut cantonner ses recherches à de la littérature dite « peer review », c’est-à-dire évaluée systématiquement par les pairs, et éditée. Suite à la parution des premiers rapports, il semblerait que le Giec se soit lui-même rendu compte de certaines lacunes de connaissances, qu’il ne pouvait intégrer dans ses rapports car les disciplines qui se chargeaient de ces études liées aux terrains géopolitique et social ne correspondaient pas toutes à une évaluation « peer review », collégiale, poussant ainsi les évaluateurs à inclure de la « littérature grise »14. Dans ce contexte, il s’agit de rapports d’études et de recherches menées par des ONG, de thèses et autres documents universitaires non publiables en l’état. Cette ouverture à d’autres types de travaux fut également l’objet d’une controverse importante en 2010, relayée par les médias. Malgré les nouvelles critiques relatives à l’incorporation d’une littérature grise dans les rapports scientifiques du Giec, cette ouverture permettrait une nouvelle fois aux scientifiques du Giec un large accès à différentes disciplines.

Figure 5 : Configuration administrative du Giec

13 Définitions recueillies sur le site du GIiec:

http://www.ipcc.ch/organization_giec_fr.shtml#.UFbSgUI-eXo

14 Selon l’AFNOR (Association Française de Normalisation), la littérature grise regroupe tout

« document dactylographié ou imprimé, produit à l'intention d'un public restreint, en dehors des circuits commerciaux de l'édition et de la diffusion et en marge des dispositifs de contrôle bibliographiques » (Afnor, 1991).

http://ipcc-who-is-who-fr.pdf

Le troisième groupe de travail évalue les solutions envisageables pour limiter les émissions de gaz à effet de serre ou atténuer de toute autre manière les changements climatiques. Les scientifiques de ce groupe font le point sur les propositions stratégiques pour répondre aux changements climatiques de nature anthropique. Le travail de ce troisième groupe est dominé par un point de vue économiste.

Cette notion d’information interpelle car elle fait appel à l’idée selon laquelle des faits seraient transcrits et transmis sans parti-pris. Or en sciences, il n’y a de faits que consensuels, c’est-à-dire qu’une “vérité” scientifique est construite par l’ensemble des scientifiques qui travaillent sur le même objet, au travers de l’évaluation par les pairs. En l’occurrence, il s’agit de transmettre de façon objective des informations scientifiques destinées à éclairer les décideurs sur les politiques publiques à mener. Ce processus de vulgarisation des connaissances suppose un consensus scientifique, menant à un consensus politique, qui se répercutera sur le social. Par ailleurs, ce processus a connu un succès antérieur concernant les décisions relatives au trou dans la couche d’ozone, prises à Montréal en 1987 par les politiques sur la base de l’expertise scientifique. Ainsi, nous pouvons avancer avec Dahan que la structure intergouvernementale adoptée permet de « se défausser sur les scientifiques et leur abandonner le contrôle du processus d’évaluation » (Dahan, 2006 : 6), processus qui a fait ses preuves dans d’autres circonstances.

D’un point de vue scientifique, et pour reprendre les mots de Beaudoin Jurdant, le Giec a rendu toute recherche sur le climat « rentable », c’est-à-dire « sûre d’aboutir » (Jurdant, 1976 : 282). En effet, en mettant le climat sur le devant de la scène médiatique et politique et en rendant le problème climatique “newsworthy”, les scientifiques ont ainsi assuré un financement régulier aux travaux menés en sciences du climat. En cela, l’organisation intergouvernementale a façonné le panorama des recherches scientifiques qui se focalisent sur un thème spécifique. Des disciplines scientifiques ne s’intéressant pas directement à l’atmosphère et au climat perdent peu à peu étudiants et financements. Géophysique en tête, elles sont ainsi victimes de la mode scientifique, lorsque certains thèmes, certaines méthodes ou certains paradigmes acquièrent un espace de recherche aux dépends des autres.

La valeur intermédiaire du Giec entre instance scientifique et politique ne semble cependant pas aller de soi. Amy Dahan insiste sur son rôle hybride, que le Giec n’a pas pu ou su ou voulu assumer jusqu’au bout du processus de politisation du problème scientifique climatique. Pour comprendre le rôle du Giec, Dahan le replonge dans son environnement, ce qui laisse ses chances à une approche complexe des phénomènes en jeu. Le Giec est partie intégrante de ce que Dahan nomme le régime climatique. Le « régime » caractérise « les modes de production du

savoir scientifique contemporain, quand ils se déploient pour résoudre des problèmes en lien avec des pratiques industrielles, des choix économiques, des régulations politiques et juridiques, des débats éthiques et sociaux » (Dahan, 2007 : 115). Cette vue offrant une rupture avec une vision américaine d’une « politique enracinée dans une conception des relations entre le politique et la science qui postule un lien étroit entre progrès scientifique et croissance économique (et progrès social) » (Dahan, 2007 : 115). Par ailleurs, à l’époque de l’émergence du problème climatique, le gouvernement républicain américain n’était pas convaincu de la réalité du changement climatique. Du même coup, il a pesé sur la balance pour créer une organisation intergouvernementale qui permettait de limiter les dépenses d’une part, et de s’en remettre totalement aux scientifiques pour organiser et contrôler le processus de construction et d’évaluation de l’organisation d’autre part. Le gouvernement se dégagerait ainsi de toute future responsabilité.

De nombreuses critiques du Giec mettent en avant la polarité du rôle du Giec, considérant comme une nouveauté cette fusion entre le scientifique et le politique. L’objectif du Giec est d’interpeller les pouvoirs publics sur l’affaire de l’effet de serre, ainsi nommée par Roqueplo (1993). Ce dernier étudie les modalités d’interventions des scientifiques dans le traitement politique des questions environnementales globales (Roqueplo, 1993 : 6). Il s’agit dans ce contexte d’une expertise scientifique « officielle » car souhaitée et mise en place par les pouvoirs politiques en place. Son rôle apparaît alors comme clairement politique.

http://www.ipcc.ch/organization_giec_fr.htm

La vulgarisation scientifique devient expertise lorsque l’objectif pédagogique est accompagné d’un objectif politique d’aide à la décision. Les discours scientifiques qui traitent d’un phénomène environnemental ont cette ambition, ainsi que l’explique Roqueplo, d’engendrer des affaires dans les arènes médiatiques pour sensibiliser le grand public comme dans les arènes politiques pour peser sur les décisions de mise en place de politiques publiques. Dans la continuité de cette idée, Roqueplo explique que l’information scientifique possède un rôle politique, car elle contribue à une véritable démocratie en permettant que « la responsabilité des choses de la nation soit partagée par le plus grand nombre de citoyens » (Roqueplo, 1974 : 13). Dans ce contexte, le savoir est cependant perçu comme un élément accessible à tous, ce qui n’est pas le cas. Le profane doit avoir une volonté de savoir, ce qui ne va pas de soit. Cependant,

la vulgarisation scientifique prend ici une tournure tout à fait politique, et le 3ème homme se voit

conférer un pouvoir insoupçonné de démocratisation de nos sociétés.

Philippe Roqueplo offre à lire une réflexion sur la politisation des phénomènes environnementaux au travers de l’expertise scientifique. Il met notamment l’accent sur le fait que « la dimension sociale des phénomènes d’environnements ne leur est pas adventice et externe : elle les qualifie intrinsèquement » (Roqueplo, 1993 : 32). Selon le sociologue, la jonction entre science et politique fait naitre des affaires qui concernent exclusivement les phénomènes environnementaux en cela qu’elles touchent au social. Il définit ainsi l’expertise scientifique comme un mode d’articulation entre la formulation des connaissances et les prises de décisions politiques. Selon cette thèse, un phénomène environnemental peut devenir une affaire lorsque la réalité physique observée a été perturbée, lorsqu’elle représente une menace pour son environnement, et lorsqu’elle est imputable à l’activité humaine. « Tout phénomène environnemental est nécessairement – en tant que nous le connaissons – un produit social conditionné par la façon dont l’alerte à son sujet a été déclenchée et dont l’affaire correspondante s’est ensuite développée » (Roqueplo, 1993 : 6). Lors de l’expertise scientifique des phénomènes environnementaux, la science ne peut plus être considérée comme synonyme de progrès car le progrès lui-même y est remis en question. L’existence même de l’affaire environnementale est selon Roqueplo conditionnée par le problème scientifique.

Comme nous l’avons vu, le problème scientifique est apparu avec Fourrier et Arrhenius au

80. Afin de transmettre la menace du changement climatique, les scientifiques se sont massivement mobilisés pour provoquer l’affaire de l’effet de serre qui n’était encore qu’un simple problème scientifique. La difficulté majeure que rencontre l’affaire dans son développement est l’incapacité de transcrire le problème scientifique du changement climatique en une forme de vulgarisation scientifique simple et accessible à tous, tant les sciences du climat se révèlent complexes d’une part, et tant l’objet climat semble non transmissible sans un effort important de simplification.

Ce rôle d’expertise scientifique semble ne convenir ni aux scientifiques (pour des raisons de simplification des données et résultats, et méthodes), ni aux politiques (aux vues des nombreuses critiques sur le double rôle du Giec). Ainsi, dès 1995, sont créés deux autres groupes, le Comité Internationale de Négociation (INC) et le Subsidiary Body for Scientific and Technological

Advise (SBSTA), servant ainsi de “tampon” entre les négociateurs politiques et le Giec. Dès

1995, le Giec retrouve, du moins au niveau de sa structure, une place purement scientifique, il ne peut plus faire de préconisations, cette activité relevant de l’INC et du SBSTA. Le GIEC en revient à une « attitude scientifique minimale » décriée par Nicolas Bouleau, qui considère que les scientifiques se doivent de sortir de cette quête d’objectivité inatteignable, car le lien nouveau entre science et possibles usages sociaux serait noué de plus en plus rapidement ; il viendrait modifier la signification historique des travaux de laboratoire menés très en amont de l’application sociale. Et d’ajouter que « s’il s’en tient à la quête d’objectivité, dans laquelle la société tend à le maintenir, le scientifique retombe nécessairement dans l’attitude minimale, (…) indissolublement liée à la croyance que les hommes sont bons, et que les groupes, nations, organisations, firmes, réseaux, sont inoffensifs » (Bouleau, 2006 : 12). La recherche dépourvue du principe d’objectivité conduirait donc à une pression sociale et politique pour que les scientifiques n’interviennent pas dans le processus politique. Cette thèse semble validée au travers des critiques apportées sur la structure binaire du Giec, qui a répondu lui-même par la scission de ses activités en deux blocs : un scientifique (le Giec lui-même), et un politique (l’INC et le SBSTA). En apparence, le Giec se départ de son rôle politique, mais dans les faits, ce sont toujours les représentants politiques de chaque pays concerné qui valident et se mettent d’accord sur le document le plus médiatisé en rapport avec les changements climatiques : la synthèse à l’attention des décideurs. L’ambiguïté subsiste donc entre les rôles de cette instance intergouvernementale à cheval sur les visées politique et scientifique, entre des visées descriptive et prescriptive, cette dernière correspondant à l’attente forte des politiques et de l’opinion publique.