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Chapitre 3 La mise en place et le développement des services en oncologie au Québec, le

3.2. La collaboration et le partage des connaissances

3.2.3. Le concept d’ordre social négocié d’Anselm Strauss

Le troisième concept utilisé est celui d’ordre social négocié développé par Strauss (1993, 1978, 1963) et il a pour objectif de mettre en lumière les relations entre les différents

oncologues et la construction de la collaboration en oncologie. À l’image du projet théorique de l’interactionnisme symbolique, le concept d’ordre négocié propose de centrer l’attention du chercheur sur les interactions entre les individus plutôt que sur les structures traditionnelles que sont les normes et les valeurs, par exemple. Pour Strauss, une organisation constitue l’ensemble des interactions qui existent entre les acteurs – tels que la négociation, l’exploitation, le vol, le mensonge, l’argumentation, la surveillance, le meurtre, etc. (Strauss, 1978, p. x). Malgré ces différentes formes d’interaction, il identifie la négociation comme étant la plus importante parce que la négociation est à la base de l’établissement de l’ordre social (idem, p. ix).

Cette vision a donc incité Strauss à développer le concept d’ordre négocié qu’il définit très simplement dans le but de mettre en valeur les interactions quotidiennes des acteurs. Strauss dit « negotiation is (…) used to get done the things that an actor (person, group, organization, nation, and so on) wishes to get done » (1978, p. 11). Ainsi, l’organisation du travail qui prévaut dans les hôpitaux repose sur un processus complexe de négociations entre les différents acteurs qui œuvrent au sein d’une telle organisation. À travers leurs interactions quotidiennes, les médecins spécialistes, les professionnels de la santé, les employés non-professionnels et les patients sont engagés dans un processus de négociations perpétuelles dans le but de mener à bien leurs projets personnels et professionnels, ainsi que les objectifs institutionnels fixés (Strauss, 1963).

Par ailleurs, il apparaît que la négociation n’est pas un outil de résolution de conflit, mais plutôt un élément central dans la gestion d’une organisation (Rahaman et Lawrence, 2001, p. 153). Le fruit de ces négociations sont des ententes (plus ou moins formelles), des contrats, des accords, des règles, des procédures, des protocoles ou des marches à suivre qui encadrent les activités et les tâches des différents professionnels (Strauss, 1978, p. 248- 250). Les négociations ont toutes en commun l’objectif de faire en sorte que « les choses se fassent » (idem, p. ix – x).

Il faut également souligner que les acteurs sont dans un processus perpétuel de négociation et de re-négociation. Ce faisant, il semble que les résultats des négociations sont situés et datés, i.e. que les ententes varient à travers le temps et entre les organisations (Strauss, 1978, p. 248-250). Ainsi l’ordre social qui prévaut est sans cesse en transformation parce que les acteurs oublient les ententes qu’ils ont conclu (Strauss, 1963; Baïada-Hirèche et al., 2011), parce que les frontières qui marquent le territoire des différents acteurs sont plus ou moins précises (Strauss, 1963; Nelsen et al., 1997; Mesler, 1989) ou, encore, parce que le contexte dans lequel se situe une organisation se transforme obligeant ainsi les acteurs à entreprendre de nouvelles négociations (Maines, 1982; Reay et al., 2006).

De plus, Strauss souligne que les négociations sont également soumises à un certain nombre de contraintes, dont l’influence de la hiérarchie sociale par exemple. Plusieurs auteurs se sont penchés sur la dynamique sociale présente en médecine et/ou dans les hôpitaux (Wilson, 1963; Oborn et al., 2010b, 2010A; Lerner, 2001; Pinell, 2002; Strauss, 1963, 1978; Hall, 2005). À la lumière de ces travaux, il apparaît qu’il existe une forte hiérarchie sociale entre les spécialités médicales entre elles, ainsi qu’entre les médecins et les autres professionnels de la santé et que cette hiérarchie influence l’organisation du travail et les soins que reçoivent les patients.

À la lumière du concept d’ordre social négocié, il est possible d’illustrer l’oncologie de la façon suivante :

Représentation graphique de l’oncologie comme interdiscipline selon la théorie de Frickel, Abbott et Strauss

Ainsi, tel qu’illustré, il apparaît encore une fois que les frontières des trois principales spécialités de l’oncologie sont perméables, i.e. qu’elles sont ouvertes aux autres spécialités et/ou professions de l’oncologie. Elles ont donc la capacité de permettre le partage des patients et la collaboration lors du diagnostic, du traitement et du suivi des patients. Ceci signifie que les professionnels qui appartiennent à un des groupes reconnaissent la pertinence des autres groupes de professionnels (c’est-à-dire autres spécialités médicales et autres professions) en oncologie. Toutefois, ces frontières ne sont pas totalement ouvertes puisque seules les spécialités et professions reconnues par le groupe appartiennent à

l’oncologie. Mais surtout, tel que l’illustrent les frontières extérieures de chacune des spécialités oncologiques, seulement certains aspects du diagnostic, du traitement et du suivi des patients sont de nature collaborative ou interdisciplinaire. Ainsi certains aspects de la pratique de la chirurgie oncologique, de la radio-oncologie, de l’oncologie médicale ou de toute autre spécialité ou profession de l’oncologie sont négociables et propice à la collaboration; alors que d’autres aspects ne se prêtent pas à la négociation entre les oncologues et sont réservés et exclusives à une seule spécialité ou profession.

Enfin, puisque certains groupes possèdent un meilleur contrôle de leur propre frontière, il apparaît que certaines frontières sont plus ouvertes que d’autres. Tel que l’illustre le graphique, la radio-oncologie possède la frontière la moins ouverte et l’oncologie médicale, celle qui est la plus ouverte. À la lumière des travaux d’Oborn et al. (2010b, 2010a), Lerner (2001), Pinell (2002), Strauss (1963, 1978), Löwy (2009) et Keating et Cambrosio (2012), la hiérarchie sociale qui prévaut au sein de la communauté médicale et hospitalière, le développement des technologies et le développement des connaissances influencent la capacité d’action des acteurs et leur pouvoir lors des négociations.