• Aucun résultat trouvé

Chapitre 3 La mise en place et le développement des services en oncologie au Québec, le

3.5. La seconde période de développement de la collaboration : la collaboration

3.5.2. L’arrivée des psycho-oncologues

En raison de l’importance de l’oncologie dans la mission de l’Hôtel-Dieu, de l’augmentation prévue de la clientèle en oncologie et du développement de la psycho- oncologie comme discipline, la Direction du Département de psychiatrie était intéressée à développer les services destinés à cette clientèle. Ainsi, après sa résidence, le Dr Pierre Gagnon, psychiatre, est allé faire un stage de deux ans en psycho-oncologie au Sloan-

Kettering Cancer Center de New York. À son retour à l’Hôtel-Dieu en 1994, il est devenu

membre de l’équipe d’oncologie et a développé les services de psycho-oncologie.

Avant l’arrivée du Dr Gagnon, les patients atteints du cancer qui souffraient de dépression, de delirium ou de troubles de panique, par exemple, pouvaient bénéficier des services d’un psychiatre. En effet, lorsqu’un oncologue – chirurgien, médical ou radio- oncologue – jugeait qu’un patient souffrait d’un problème psychologique, ce dernier était référé et pris en charge par le Département de psychiatrie. Toutefois, les psychiatres

traitaient une vaste gamme de pathologies et aucun n’était spécialisé en psycho-oncologie. Ce faisant, les références et les consultations étaient à la pièce et sur recommandation d’un membre de l’équipe d’oncologie n’ont spécialisé dans les problèmes psychologiques puisqu’aucun programme n’encadrait le dépistage et le traitement de ce type de problèmes dont souffraient les patients atteints du cancer (entrevue avec un psycho-oncologue). Un deuxième groupe professionnel offrait ses services aux patients atteints du cancer, soit les travailleurs sociaux. En raison du grand nombre de patients traités à l’Hôtel-Dieu en oncologie, les travailleurs sociaux ont développé une expertise vis-à-vis de cette clientèle. De plus, certains s’étaient spécialisés dans le soutien psychologique auprès des patients et/ou de leur famille.

L’arrivée de la psycho-oncologie était, de façon générale, bien acceptée par la majorité des oncologues, toutefois certains comprenaient plus ou moins bien cette nouvelle spécialité et ce qu’elle pouvait apporter aux patients, ou même certains étaient sceptiques par rapport au traitement de problèmes tels que le delirium par exemple; selon un psycho- oncologue, « certains doutaient que la chimio pouvait causer [ce type d’effet secondaire], [ils pensaient que c’était l’âge] » (psycho-oncologue). Par contre, ces doutes se sont dissipés lorsqu’ils ont constaté l’appréciation des patients par rapport à ce service et les succès dans le traitement des différents problèmes psychologiques. Tel que l’illustre l’extrait d’entrevue suivant provenant d’un chirurgien qui n’est pas de l’Hôtel-Dieu de Québec, l’arrivée des psycho-oncologues au sein de l’équipe d’oncologie a connu certaines difficultés au début, mais les psycho-oncologues semblent maintenant bien intégrés à l’équipe d’oncologie

« (…) ça fait 2 ou 3 ans que c’est plus actif et je suis obligée de réaliser que l’interdisciplinarité (…) ça fait en sorte qu’on va chercher un autre plus pour le patient … Je parle de la travailleuse sociale, la psychologue, la sexo, l’ergo, la pastorale … même ici nos gens de pastorale viennent d’ouvrir un centre de recherche … il faut le faire, en pastorale! Tu sais c’est pas la pastorale avec le monsieur qui passe l’Ostie. C’est pas ça, c’est vraiment aller dans une autre direction. J’étais bien fière. (…) Au début [ça n’a pas été

facile] (…) parce que quand tu es médecin tu es habitué de dire … tu écris tes ordonnances et c’est ça. C’est ça qui est ça! Puis y’a jamais vraiment personne qui vient critiquer, lever une autre hypothèse, ou ci ou ça. [Donc au début] l’arrimage n’était pas facile. En même temps, les autres professionnels n’étaient pas habitués à nous parler non plus. [Maintenant, 2 ou 3 ans plus tard], [on a une équipe mature], on se parle vraiment d’égale à égale, on respecte les compétences de chacun … on y arrive et c’est le fun » (chirurgien oncologue).

À l’Hôtel-Dieu de Québec, le Dr Gagnon était souvent présent dans les salles d’attente des cliniques durant les premières années. Il y était pour recruter des participants pour ses projets de recherche, mais sa présence a également contribué à faire connaître ses services auprès des autres oncologues, des patients et a facilité son intégration à l’équipe d’oncologie.

Au retour du Dr Gagnon du Sloan-Kettering, les patients étaient référés en psycho- oncologie sur la base du jugement des différents oncologues plutôt que sur la base d’un dépistage systématique. En effet, Dr Gagnon craignait de voir le service débordé par les demandes de consultation. Ainsi, il a fallu attendre 2009 pour que le service de psycho- oncologie mette en place un programme de dépistage systématique où tous les patients étaient invités à remplir une échelle de détresse et où un protocole de traitement fondé sur le score de détresse établissait les soins requis. Le développement des services en psycho- oncologie a nécessité l’embauche de plusieurs professionnels. D’abord une infirmière, Mme Louise Gagnon dont les services avaient été octroyés par le Département de psychiatrie. Mme Gagnon a débuté en psycho-oncologie dès le début du service soit en 1994. Ensuite en 1997, Dre Josée Savard, PhD en psychologie, a été embauchée. Dre Savard était également professeure à l’École de psychologie de l’Université Laval; ce faisant, ses services cliniques se limitaient à une journée par semaine, mais les étudiants qu’elle supervisait faisaient des stages à l’Hôtel-Dieu et ainsi contribuaient à l’offre de service. Par la suite, d’autres professionnels se sont progressivement joints à l’équipe de psycho- oncologie – soit d’autres psychologues et psychiatres, des médecins de famille, des

spécialistes de la sexologie, des animateurs de pastorale et des ergothérapeutes – et certains travailleurs sociaux qui travaillaient déjà à l’Hôpital ont été intégrés à l’équipe d’oncologie. Ce faisant, on ne réfère dorénavant plus à l’équipe de psycho-oncologie, mais plutôt à l’équipe d’oncologie psychosociale et spirituelle.

Il y a un chevauchement entre l’expertise des différents professionnels parce que le soutien psychologique est à la base de l’ensemble des expertises. Au sein de l’équipe initiale, c’est-à-dire le psychiatre, l’infirmière et la psychologue, voici comment ont été répartis les rôles et responsabilités. Le psychiatre était responsable du diagnostic formel et de l’évaluation qu’il faisait en présence de l’infirmière; à l’arrivée de la psychologue, cette dernière effectuait également des entrevues diagnostiques et établissait des plans de traitement, conjointement avec le Dr Gagnon. Les patients qui avaient principalement besoin de traitements cognitivo-comportementaux étaient pris en charge par la psychologue. Cette approche thérapeutique est très efficace pour aider le patient à contrôler les symptômes – tels que l’insomnie, ou la douleur – et pour traiter la dépression et l’anxiété, et les psychologues sont les professionnels qui détiennent le plus haut niveau d’expertise par rapport à cette approche. Quant à l’infirmière, en raison de sa grande expérience auprès des patients souffrant de problèmes psychologiques, elle suivait des patients qui requéraient principalement du soutien. De plus, ses connaissances des substances psychotropes lui permettaient également de faire le suivi de patients ayant une médication stable; elle ne pouvait modifier la prescription, mais elle donnait différents conseils aux patients. De plus, l’infirmière était la professionnelle responsable de l’enseignement des techniques de relaxation, c’est donc elle qui prenait en charge les patients qui nécessitaient ce type de service. Enfin, le psychiatre établissait ou confirmait le diagnostic, prescrivait des médicaments lorsque c’était nécessaire, voyait les patients dont le traitement nécessitait une médication lourde et/ou complexe, ainsi que certains patients qui nécessitaient une psychothérapie cognitivo-comportementale que la psychologue n’était pas en mesure de traiter par manque de temps. Toutefois, les ressources limitées en matière

de psycho-oncologie faisaient en sorte que beaucoup de patients ne pouvaient avoir accès à ces services.

L’arrivée des psychologues a toutefois fait ressortir certaines rivalités et tensions entre les différents membres de l’équipe. En effet, bien que le soutien psychologique soit à la base des services de chacun, l’expertise des différents professionnels et les objectifs entourant le soutien offerts diffèrent. De plus, parce que la vie en société ne tolère pas le vide, certains professionnels voyant les besoins des patients en matière de santé mentale ont spontanément pris en charge ce type de service et ont développé une expertise. À cet effet, une infirmière qui n’est pas de l’Hôtel-Dieu explique comment elle a été amenée à offrir du soutien psychologique à des patientes :

« les femmes passaient devant mon bureau après avoir reçu leur diagnostic. Je voyais comment elles allaient. Et quand le diagnostic était positif et que ça allait pas … je pouvais pas les laisser partir comme ça, il fallait faire quelque chose. Alors j’ai commencé à parler avec elles pour les aider avec le choc du diagnostic » (infirmière).

Avant 2009, la psychothérapie constituait une juridiction disputée par plusieurs professionnels. Ainsi, les psychologues, les infirmières, les travailleurs sociaux et tout autre professionnel pouvaient légalement offrir des services de psychothérapie et porter le titre de psychothérapeute. À l’Hôtel-Dieu, certains professionnels non psychologues et non médecins faisaient de la psychothérapie et donc occupaient cette juridiction. Ainsi, l’arrivée des psychologues a remis en cause la division du travail qui prévalait et soulevé des questions telles que : qu’est-ce que la psychothérapie? Qui détient l’expertise et la compétence pour faire de la psychothérapie? Où se termine le soutien psychologique et où débute la psychothérapie? Nous n’aborderons pas cette lutte pour la juridiction autour de la psychothérapie puisque cette lutte n’implique pas une majorité de l’équipe d’oncologie, mais plutôt un sous-groupe très précis. De plus, cette lutte se situe dans un contexte plus vaste où l’Ordre des psychologues du Québec luttait pour monopoliser le titre. Néanmoins, les données obtenues indiquent que des négociations ont eu lieu dans le but de définir plus

clairement le rôle, les devoirs et les responsabilités des différentes professions offrant des services psychosociaux aux patients atteints du cancer.

3.5.4. Synthèse et discussion par rapport à la période du développement

de la collaboration interprofessionnelle et de l’arrivée des pharmaciens et

des psycho-oncologues

Cette seconde période du développement de la collaboration en oncologie est marquée par un élargissement de la définition du cancer et l’arrivée de nouveaux professionnels. En effet, ces derniers ne cherchent pas à remettre en question la définition systémique du cancer qui prévaut et guide le traitement des patients. De par leur formation et leurs intérêts professionnels, les pharmaciens et les psycho-oncologues possèdent une vision quelque peu différente de ce qu’est le cancer et leurs actions visent plutôt à assurer une meilleure qualité de vie aux patients. Ainsi, en raison de leurs connaissances approfondies des médicaments, les pharmaciens ont cherché à optimiser l’utilisation de la chimiothérapie dans le traitement des malades. En ajustant les doses adéquatement, en assurant une gestion plus serrée des effets secondaires, une standardisation des recettes, etc., les pharmaciens contribuaient à améliorer non seulement le traitement, mais aussi la qualité de vie des patients. Quant aux psycho-oncologues, ils ont pris en charge la dimension psychosociale du cancer, c’est-à-dire le traitement de la dépression, de l’anxiété, du délirium, etc. dont souffrent certains patients.

Par ailleurs, il n’y a pas eu de réelle lutte de juridiction entre les membres de l’équipe d’oncologie et les nouveaux arrivants. Bien que certaines négociations entourant l’organisation de l’ordre social ont été nécessaires, les frontières entre les spécialités et les professions médicales sont restées perméables et ont permis l’intégration de nouveaux membres à l’équipe d’oncologie. Ceci s’explique par le fait que l’expertise des nouveaux oncologues ne remettait pas en question les prémisses de base qui régissent la collaboration au sein de l’équipe d’oncologie, cette nouvelle expertise visait plutôt à développer l’offre

de service. De façon plus précise, ni les pharmaciens, ni les oncologues médicaux n’étaient en mesure d’exclure l’autre et la complémentarité de leur expertise entourant la chimiothérapie se prêtait à la collaboration. Quant aux psycho-oncologues, l’ensemble des oncologues étaient jusque-là responsables de cet aspect du traitement du cancer, mais puisqu’il s’agit d’un aspect secondaire des services qu’ils offraient à leurs patients et que cet aspect des services qu’ils offrent aux patients ne constitue pas leur domaine principal d’expertise, reléguer cette expertise et les responsabilités qu’elles incombent à un autre spécialiste/professionnel ne constituait pas un problème de juridiction.

En ce qui a trait à l’établissement d’un nouvel ordre social, plusieurs négociations ont été nécessaires pour permettre aux nouveaux arrivants de démontrer que l’équipe d’oncologie et les patients profiteraient de leur présence et pour permettre d’établir les rapports de collaboration. L’établissement de la collaboration intraprofessionnelle a largement reposé sur les conférences des tumeurs qui ont permis d’assouplir et/ou de transformer les frontières culturelles entre les spécialités; quant à la collaboration interprofessionnelle, elle repose plutôt sur le travail réalisé en clinique auprès des patients. Bien que les psycho-oncologues et les pharmaciens sont invités – et d’ailleurs certains y participent régulièrement – aux conférences des tumeurs, il semble que l’importance accordée au diagnostic et à la discussion du plan de traitement fait en sorte que peu de psycho-oncologues et de pharmaciens y participent régulièrement. C’est plutôt en clinique que ces nouveaux oncologues ont négocié le nouvel ordre social en allégeant la tâche des autres oncologues et en améliorant la qualité de vie des patients et/ou de leur famille.