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Chapitre 3 La mise en place et le développement des services en oncologie au Québec, le

3.1. Revue de littérature sur l’interdisciplinarité et la collaboration en oncologie

3.1.1. La construction de l’équipe interdisciplinaire

Pickstone (2007) soutient que la construction d’un domaine tel que l’oncologie repose sur un processus de « path dependency » (p. 165). Plus spécifiquement, ceci signifie que l’oncologie et le traitement du cancer ne reposent pas simplement sur l’addition ou l’ajout d’une spécialité médicale, d’une profession, ou encore, d’une technique ou technologie à la façon précédente de prendre en charge les patients. L’organisation du travail en oncologie a plutôt été construite à travers une succession de négociations entre les acteurs établis et les acteurs entrants (idem, p. 167-168). Donc quelle est la première spécialité à s’intéresser au cancer? Et quelles sont les suivantes? Comment la dynamique professionnelle a-t-elle influencée les négociations entre les acteurs? Comment le développement des technologies et des connaissances ont-ils influencé les négociations entre les acteurs?

Le chirurgien

Lorsque l’on s’intéresse au diagnostic et au traitement du cancer, on constate que les chirurgiens ont été les premiers oncologues. Le développement de l’anesthésie, de l’aseptie, de l’antiseptie et du contrôle des hémorragies lors de la chirurgie ont fait en sorte que le cancer était devenu une pathologie de plus en plus traitable chirurgicalement. Ainsi, en 1895, William Halsted, chirurgien au John Hopkins Hospital à Baltimore, développait une théorie du cancer et mettait en place la mastectomie radicale.

Selon Halsted, le cancer constituait une pathologie locale, c’est-à-dire une masse de cellules cancéreuses qu’il fallait réséquer avant qu’elle ne se propage progressivement aux organes et tissus environnants (Fitzgerald, 2000; Raven, 1990). Ce faisant, le traitement pour le cancer du sein consistait à pratiquer une mastectomie radicale – c’est-à-dire une chirurgie du sein où l’on fait l’ablation de la glande mammaire, du mamelon, des muscles de la poitrine se situant sous la glande et des glandes lymphatiques (www.breastcancer.org) – dans le but de retirer la masse tumorale et des cellules environnantes.

Bien que les chirurgiens aient dominé la juridiction de l’oncologie dès la fin du 19e siècle, ils n’ont pas été en mesure de la monopoliser. En effet, les pathologistes, les radio-oncologues et les oncologues médicaux se sont progressivement appropriés des portions de la juridiction du cancer au cours du 20e siècle.

Le pathologiste

Jusqu’aux années 1920, le diagnostic quant à la malignité ou non d’une tumeur était établi par le chirurgien. Plus précisément, il palpait la masse tumorale et déterminait si la patiente était atteinte d’un cancer du sein malin ou bénin. À cette époque, le rôle du pathologiste consistait simplement à confirmer ou infirmer rétrospectivement le diagnostic du chirurgien (Löwy, 2009, p. 28). Toutefois, à partir des années 1920 en France, il devenait de plus en plus courant pour les pathologistes d’être présents à la salle de chirurgie et de procéder à l’étude d’une coupe du tissu obtenu lors de la biopsie pour déterminer la malignité d’un cancer du sein, et ce, avant que le chirurgien ne procède à la mastectomie (idem, p. 31). C’est toutefois au cours des années 1930 que la juridiction passait définitivement des chirurgiens aux pathologistes. En effet, le verdict du pathologiste était alors devenu incontournable, obligatoire et essentiel dans le traitement chirurgical du cancer du sein (idem, p. 39).

Le radiologue, le radiothérapeute et le radio-oncologue

La radiothérapie est une seconde approche thérapeutique à s’être développée à partir de la fin du 19e siècle. Jusqu’aux années 1920, la radiothérapie était pratiquée par différents spécialistes et professionnels. En effet, quiconque avait les moyens financiers d’acheter un appareil de radiologie ou du radium pouvait offrir des services médicaux. Ainsi, des chirurgiens, des gynécologues, des dermatologues, les futurs radiologues, des physiciens, des esthéticiennes et des photographes, par exemple, offraient à la population des services médicaux (Shorter, 1995). Toutefois, l’expertise quant à l’utilisation médicale des rayons-X et du radium c’est progressivement concentrée sous la juridiction des radiologues, par la

suite les radiothérapeutes et enfin des radio-oncologues. Au Québec, le traitement du cancer par radiothérapie a d’abord été pratiqué par les radiologues. En 1950, la Corporation professionnelle des médecins du Québec reconnaissait la radiologie diagnostique et thérapeutique comme spécialité médicale – les radiologues spécialisés en radiothérapie portaient alors le titre de radiothérapeute – et, en 1985, cette spécialité se scindait en deux et le volet thérapeutique devenait la radio-oncologie5.

Toutefois, la littérature indique que la négociation autour de l’intégration des médecins spécialisés dans le traitement par radiothérapie à l’équipe oncologique a été longue et complexe. À cet égard, Pinell (2002) soutient que la hiérarchie hospitalière place les spécialités dont les pratiques sont de nature curative dans le haut de la hiérarchie, alors que celles dont les pratiques sont de nature palliative se situent dans le bas. Ainsi, la radiothérapie ayant été de nature palliative jusqu’à l’arrivée des bombes à cobalt (Kaplan, 1979), elle se situait vers le bas de la hiérarchie sociale. La chirurgie constituait la spécialité dominante, alors que la radiothérapie était passablement ignorée des chirurgiens (Pinel, 2002). Plusieurs raisons expliquent cette situation, selon Hayter (1998), l’absence de connaissances fondamentales sur le mécanisme d’action des radiations sur les tissus cancéreux et normaux qui a caractérisé le début de la radiothérapie a longtemps nuit à sa crédibilité et la reléguait au rang d’approche inefficace ou au mieux de technique de palliation (p. 683). Pour sa part, Shorter (1995) soutient que la variété de personnes, c’est-à- dire des médecins de différentes spécialités et des non-médecins (par exemple des physiciens et des photographes), ayant accès à ces technologies et qui offraient des services médicaux, ainsi que la dimension pécuniaire associée à l’offre de service nuisaient à la réputation de la technologie et de ses spécialistes.

5 Au Canada, la radiologie diagnostique et thérapeutique a été reconnue par le Collège royal des médecins et

des chirurgiens du Canada en 1937. Quant à la séparation de la radiologie diagnostique et de la radio- oncologie, elle s’est effectuée en 1976 lors de la reconnaissance de la radio-oncologie.

À partir des années 1920, le statut des futurs radiologues qui pratiquaient la radiothérapie changeait. En effet, les futurs radiologues maîtrisaient de mieux en mieux les technologies; on observait également un développement des connaissances rapport à la radiobiologie et à la dosimétrie qui ont permis d’améliorer les techniques d’irradiation; enfin des technologies qui permettaient l’irradiation profonde – c’est-à-dire le kilovoltage6 – se sont développées, ainsi que le développement d’isotopes synthétiques, ont contribué à améliorer la qualité des traitements et de guérir des cancers dermatologiques. Ainsi, à partir de la fin des années 1920, la radiothérapie est progressivement passée d’une approche palliative à une approche curative.

Durant les années 1960 à 1980, il semble toutefois que les perceptions de la communauté médicale à l’égard de la radiothérapie avaient peu changé depuis le début du siècle. Cette absence de transformation des perceptions a fait dire à Kaplan

« this erroneous notion [that radiation therapy could only offer palliative care] became deeply entrenched, and could not be effectively dispelled by the substantial achievements that radiation therapists were able to report later in the kilovoltage era (…) [and] even into the modern megavoltage era » (Kaplan, 1979, p. 481).

L’oncologue médical7

Formé en hématologie et/ou en médecine interne, l’oncologue médical est le troisième médecin spécialiste à s’être joint à l’équipe oncologique à la suite du développement des agents de chimiothérapie. Ces agents ont été développés après la 2e

6 Pour connaître l’histoire du développement de ces technologies voir par exemple : Roger F. Robison. 1995.

The race for megavoltage. X-rays versus telegamma. Acta Oncologica. 34(8) : 1055 – 1074; et pour l’histoire du méga et du multivoltage: Schulz. 1975. The supervoltage story. American Journal of Roentgenology. 124(4) : 541 – 559.

7 Dans le cadre du présent chapitre, le titre d’oncologue médical sera employé pour désigner les spécialistes

des traitements par chimiothérapie, hormonothérapie et immunothérapie et autres traitements médicaux, et ce, sans égard à la formation initiale en hématologie ou en médecine interne.

Guerre mondiale8. D’abord employés dans le traitement des cancers hématologiques, les agents de chimiothérapie ont ensuite été utilisés dans le traitement des tumeurs solides.

La chimiothérapie a longtemps été mal perçue par les premiers membres de l’équipe d’oncologie et par la communauté médicale de façon plus générale. En effet, les effets secondaires des agents de chimiothérapie étaient tels que plusieurs considéraient que les oncologues médicaux empoisonnaient leurs patients. Pour permettre aux oncologues médicaux de s’approprier une partie de la juridiction et de faire pleinement partie de l’équipe d’oncologie, la déconstruction de la théorie de Halsted et l’abandon de la mastectomie radicale étaient essentielles.

À cet effet, en 1927, le chirurgien Geoffrey Keynes9 du St. Bartholomew’s Hospital de Londres est un des premiers à remettre en question la théorie et la mastectomie radicale de Halsted. C’est toutefois Bernard Fisher, un chirurgien de l’University of Pittsburg qui, en 1985, imposait le modèle de la collaboration entre les approches thérapeutiques. De façon plus précise, les études cliniques randomisées B-04 et B-06 du Nation Surgical

Adjuvant Breast and Bowel Project (NSABP) concluaient que la mastectomie radicale est

l’équivalent d’une tumorectomie combinée ou non à de la radiothérapie (Lerner, 2001, p. 139-140; 226-227; Keating et Cambrosio, 2012, p. 198). Ainsi, sur la base de données les plus solides possibles – c’est-à-dire des données provenant d’études randomisées (Lerner, 2001, p. 140) et des analyses statistiques (Keating et Cambrosio, 2012, p. 198) –, il était

8 La chimiothérapie, utilisée dans le traitement du cancer, découle du gaz de moutarde employé durant la

Deuxième Guerre Mondiale comme arme chimique. Des chercheurs s’étaient aperçus que ce gaz de guerre avait la propriété de modifier la formule sanguine, ils ont donc développé un dérivé qui a été employé dans le traitement de la leucémie et de certains lymphomes. Par la suite, d’autres agents cytotoxiques ont été développés et employés pour traiter le cancer, tels que les alkylants, les antifolates ou les alcaloïdes par exemple; ainsi que d’autres approches thérapeutiques telles que l’hormonothérapie et l’immunothérapie. Une fois l’efficacité des agents de chimiothérapie a été démontrée dans le traitement des cancers hématologiques, ces agents ont également été employés dans le traitement des tumeurs solides.

9 En 1927, Keynes publiait un rapport sur l’efficacité d’une chirurgie moins mutilante, c’est-à-dire la

tumorectomie, combinée à la curiethérapie ou à la radiothérapie dans le cancer du sein. Ces travaux aurait toutefois été mal reçus tel que l’illustre le terme « tumorectomie » qui a été inventé par les défenseurs de l’approche de Halsted et qui constitue une plaisanterie de mauvais goût visant à dénigrer la technique et ceux qui l’employaient (Mukherjee, 2010, p. 195-196).

dorénavant impossible de remettre en question la nouvelle théorie du cancer et la nécessité d’abandonner l’emploi systématique de la mastectomie radicale. Selon cette nouvelle théorie développée par Fisher, le cancer constituait une maladie de nature systémique et non locorégionale. Ce faisant, on considérait dorénavant que les métastases étaient présentes dès le début de la maladie, soit bien avant que la tumeur ne soit détectable à l’œil, à la palpation ou à la mammographie.

Le B-04 et le B-06 démontraient donc à partir des données scientifiques les plus solides possibles qu’une seule modalité thérapeutique ne pouvait traiter le cancer. L’importance de l’approche interdisciplinaire a, quant à elle, été démontrée hors de tout doute grâce aux protocoles B-05 et B-07. Lancé en 1972, le B-05 comparait la chirurgie suivie de traitements adjuvants avec du L-phenylalanine mustard (L-PAM) à la chirurgie suivie d’un placebo; pour sa part, le B-07 comparait la chirurgie suivie de traitement adjuvant au L-PAM et 5-FU à la chirurgie suivie de placebo. Selon Keating et Cambrosio, le B-05 a été démarré en « sandwich » (2012, p. 198) entre deux devis controversés de façon à passer inaperçu et ce dans le but de repositionner la chimiothérapie comme modalité de traitement de première ligne et non simplement de dernier recours (Keating et Cambrosio, 2012, p. 198).

Ainsi, les protocoles B-04 à B-07 ont été essentiels dans le développement de l’oncologie médicale. De plus, en redéfinissant le cancer, ils ont imposé le travail en collaboration entre les différentes spécialités médicales.